Pierre Conesa, Vendre la guerre. Le complexe militaro-intellectuel
Pierre Conesa, Vendre la guerre. Le complexe militaro-intellectuel, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2022, 353 pages.
Texte intégral
1André Malraux est allé se battre en Espagne, Bernard-Henri Lévy est parti à l’assaut des plateaux de télévision. Cette image semble résumer l’ouvrage de Pierre Conesa. Alors que le complexe militaro-industriel a été évoqué par le président Dwight D. Eisenhower en janvier 1961, aujourd’hui l’Occident vit sous la pression du complexe militaro-intellectuel dont le rôle est « de rendre la guerre possible voire souhaitable » (sic, p. 15). L’effondrement du bloc soviétique, le recul de la peur d’une déflagration nucléaire, l’éclatement de conflits extrêmement violents en Europe sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie, l’irruption des mouvements terroristes à discours confessionnel ont conduit à son émergence.
2Dans le monde, il y a plus de 400 guerres qui n’intéressent pas le monde occidental. Ce n’est pas le nombre de morts qui compte : 150 000 liés à l’insurrection moro aux Philippines ; 45 000 dans le conflit kurde ; 500 000 en Somalie… Personne n’en parle. Si le massacre « se déroule hors du champ des caméras, inutile d’y aller ! » (p. 323). Pour qu’un conflit retienne l’attention, il faut un cocktail composé de quatre ingrédients. Le premier est un intellectuel qui s’auto-mandate pour porter une cause devant les médias, non pas parce qu’il connaît en profondeur les enjeux, mais parce qu’il a « visité » le terrain ; lors de la guerre en Yougoslavie, Paul Garde, universitaire français spécialiste de ce pays, a été négligé par les médias au profit de ceux « de retour de Sarajevo », qui avaient été dans la capitale meurtrie (sans obligatoirement risquer leur vie) rapportant des impressions et des sentiments dont ils firent des vérités à imposer au public. Le second élément indispensable est le choix d’un leader présidant ce qui est nommé le « camp du Bien ». Il est charismatique, promet de protéger la démocratie future, parle parfaitement une des langues occidentales, porte un vêtement avec une touche exotique mais sans paraître trop étranger, semble admettre tous les standards occidentaux ; une fois de plus, l’impression est parfois plus importante que la réalité biographique. B.-H. Lévy porte aux nues Alija Izetbegović (père de la Bosnie indépendante), personnage pourtant trouble qui aurait fréquenté Oussama Ben Laden. Troisième composante : l’objet bien identifiable comme le keffieh palestinien ou le béret du révolutionnaire sud-américain. Il se double de titulatures simples : « combattants de la liberté » pour les Afghans (1979) ou barbudos procubains. Enfin, il convient de disposer d’un vocabulaire qui recycle l’imaginaire occidental : le Pakistan des Talibans est « la maison du diable » et un dictateur est surnommé le « Hitler du Darfour ». Il faut utiliser « les gros mots du passé pour disqualifier les adversaires du présent » (p. 95). Le discours se construit sur un manichéisme simpliste : c’est l’autre qui veut la guerre, il utilise des armes interdites, il refuse la démocratie. Face à lui, l’ami à soutenir est démocrate, pacifiste ; l’aider est une mission sacrée qui met en jeu les valeurs de l’Occident. Refuser de l’assister serait une trahison.
3« Dans une démocratie, une guerre est légitime et démocratique si son but a convaincu l’opinion » (p. 329). Ce n’est ni la justesse de la cause, ni l’ampleur de la catastrophe, ni les implications géopolitiques qui sont importantes mais la mobilisation des opinions grâce aux « defense intellectuals, concept employé par les Américains, mélange d’universitaires, experts, lobbyistes, journalistes, think tanks, anciens militaires, politiciens d’opposition » (p. 77), liste à laquelle on peut ajouter des acteurs, des sportifs de haut niveau, des artistes, etc. Leurs interventions peuvent s’apparenter à un « amateurisme intellectuel, encouragé par le succès médiatique » (p. 79). B.-H. Lévy est fermement remis en cause par Pierre Vidal-Naquet en 1979 puis par Raymond Aron en 1981, mais il demeure un de ceux qui a tribune ouverte dans les médias, poussant au conflit en Libye et dans d’autres pays.
4L’ouvrage s’ouvre par une partie montrant comment s’est construit ce complexe militaro-intellectuel. La guerre de Yougoslavie est l’évènement fondateur. Le discours qu’il développe s’apparente à de la propagande. L’histoire est alors revue. La public diplomacy américaine a ainsi réussi à persuader le monde que la guerre de Sécession avait libéré les populations noires. Des réseaux se mettent en place pour diffuser cette pensée, tout en dissimulant les véritables ressorts de l’action. La Fondation pour combattre l’injustice est en fait un organisme lié au Russe Evgueni Prigojine, travaillant avec 70 associations et 37 médias, intervenant dans les pays occidentaux (en France, dans l’affaire Adama Traoré qui éclate après la mort de ce jeune homme lors d'un contrôle policier en 2016).
5La seconde partie montre comment ce complexe militaro-intellectuel crée un cadre de pensée. Naissent de nouvelles formules : guerre juste (concept ancien recyclé), droit d’ingérence, devoir de se protéger, guerre préventive. Des expressions fortes semblent le légitimer, devenant des paradigmes planétaires ; on se souvient des formules choc américaines « états voyous » ou « axe du mal » nées après les attentats du 11-Septembre. Tout est alors possible. L’Organisation des Nations-Unies (ONU), puis les signataires des accords d’Abuja, appellent à des négociations pour régler le conflit du Liberia ; au même moment, B.-H. Lévy et Thérèse Delpech proposent d’aider le Mouvement de libération du Soudan (MLS) en lui fournissant des armes. Quand les defense intellectuals ne sont pas bellicistes, ils sont aveugles. En 1967, Jean-Pierre Le Dantec vante une Chine où les ouvriers « sont les plus libres du monde » (sic p. 123) ; mais personne ne veut voir le laogai, système de camps de travail où sont enfermés des opposants. Les critiques ou les modérés sont considérés comme des traîtres ; lors de la guerre d’Algérie, Albert Camus l’a été par Jean-Paul Sartre qui le traite de « bourgeois naïf ». Ailleurs, la parole est prise par les lobbys diasporiques qui savent jouer sur une rhétorique victimaire. Dans cette crise de la conscience, les frontières se brouillent : au nom des droits de l’Homme, doit-on faciliter le droit d’ingérence (donc la guerre) ou protéger les populations de toute violence ? La cause parfaitement légitime des otages occidentaux est défendue par le complexe militaro-intellectuel qui, finalement, crée des hiérarchies humaines : en octobre 2020, fallait-il échanger l’otage française Sophie Pétronin contre 200 djihadistes ? L’emballement des médias, entretenu par les defense intellectuals, ne permet plus le temps de la réflexion. Aux longs rapports des experts s’est substitué le « show-biz pétitionnaire » qui repose sur le principe de « signer d’abord, vérifier ensuite » (p. 177). Les opinions s’enflamment si vite. En octobre 2004, de nombreux intellectuels français interpellent le monde car une fillette de 13 ans est sur le point d’être lapidée en Iran ; le gouvernement français fait pourtant deux communiqués pour annoncer qu’aucune enfant de cet âge n’est sur le point d’être exécutée. Puis, brutalement, l’affaire disparaît des médias (p. 178-180). Aucune erreur ne freine le complexe militaro-intellectuel. Jamais de repentance ou de pardon pour les fautes commises, on est déjà passé à une autre affaire.
6Fort de ces prises de position médiatiques, le complexe militaro-intellectuel conseille des méthodes militaires. La troisième partie de cet ouvrage envisage comment il se positionne face aux nouvelles idéologies bellicistes. Le principe de la « guerre juste » est largement utilisé, pensant se légitimer en récupérant des arguments de militaires en opération en Irak qui avaient parlé d’un conflit « zéro mort » et de « frappes chirurgicales ». Cependant, les defense intellectuals sont en désarroi face aux revendications confessionnelles. Comment comprendre ces radicalismes religieux reposant sur « un dogme non réfutable, auréolé de sacralité et d’infaillibilité. La violence est sanctifiée » (p. 217) ? Ils sont aussi perdus face à certaines affaires : comment défendre l’adolescente Mila en 2020 sans risquer de se faire traiter d’islamophobe ? P. Conesa met encore certains intellectuels face à leurs contradictions personnelles : Ibrahim Maalouf qui s’en prend à Gabriel Matzneff accusé de pédophilie en 2023, alors qu’il a été lui-même condamné pour agression sexuelle sur mineure… L’indignation serait-elle sélective ?
7Le succès des defense intellectuals repose d’abord sur un fait de société : le règne de l’immédiateté et de la compensation qui laminent le temps de la réflexion. L’emballement médiatique au nom de la bonne conscience agitée devant tous mobilise les opinions. Cela repose aussi sur l’existence d’associations, de fondations, de think tanks et autres institutions, souvent paraétatiques, qui fabriquent à l’envi des rapports labellisés. Le politique est souvent incapable de résister aux pressions, pris dans des échéances électorales, économiques, politiques, etc. Le complexe militaro-intellectuel peut entrer en conflit avec le politique ; alors que le président François Mitterrand refuse une intervention militaire pour ne pas « ajouter la guerre à la guerre », des intellectuels français militent avec force pour l’emploi des armes.
8Cependant, il ne faut pas que les intellectuels sortent de l’arène politique et citoyenne. Sans Émile Zola, l’affaire Dreyfus aurait été impossible ; sans A. Malraux, la guerre en Chine aurait été négligée ; sans Albert Londres, le bagne serait demeuré bien clos. Mais le complexe militaro-intellectuel que dénonce P. Conesa dépasse ces engagements. Il pousse les États à intervenir militairement, opère des choix dans les causes à défendre, culpabilise l’Occident, favorise « l’industrie des martyrs » (p. 346). Surtout, il néglige la réflexion et la connaissance qui conviennent si mal aux feux des médias soucieux de rapidité et de fulgurances. Il pourrait, au nom de la démocratie, être involontairement le pire ennemi de la démocratie. Lors de la guerre en Yougoslavie, Régis Debray, qui avait combattu aux côtés de Che Guevara, demandait « à la fraction écumeuse et branchée image de l’intelligentsia d’aller se battre plutôt de que donner des leçons de morale » (sic, p. 37). Il n’a pas été entendu et bien des intellectuels demeurent des « pousse à la guerre ».
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Martin, « Pierre Conesa, Vendre la guerre. Le complexe militaro-intellectuel », Questions de communication, 45 | -1, 495-498.
Référence électronique
Philippe Martin, « Pierre Conesa, Vendre la guerre. Le complexe militaro-intellectuel », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35748 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy7
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