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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Roland Cayrol avec Arnaud Mercier, Mon voyage au cœur de la Ve République

Michael Palmer
p. 489-492
Référence(s) :

Roland Cayrol avec Arnaud Mercier, Mon voyage au cœur de la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 2023, 304 pages.

Texte intégral

1« La trajectoire intellectuelle et politique d’un des politologues médiatiques les plus visibles, connus et reconnus » : ainsi Arnaud Mercier (p. 13) résume-t-il le propos de l’ouvrage. Plusieurs anecdotes y figurent. Elles concernent, par exemple, les présidents de la République française, depuis Valéry Giscard d’Estaing ; en 1976, Jacques Chirac, alors Premier ministre, confie à Roland Cayrol la nature de ses échanges « surréalistes » avec V. Giscard d’Estaing : « Franchement, très souvent, je ne comprends pas un mot de ce qu’il me dit » (p. 40).

2Né en 1941, il quitta son Maroc natif à 17 ans, mais y retourna souvent ; il vécut les affres de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Sa formation et ses contacts à Sciences Po, à l’université et au club Jean-Moulin l’enrichit à bien des titres, tant sur le plan intellectuel que par ses réseaux d’amis : il y a comme un gotha politique et médiatique à suivre son parcours. R. Cayrol montre comment sa carrière de sondeur et de politologue découle en quelque sorte de son action au sein du club Jean-Moulin. Dans l’ensemble, il distingue son rôle de sondeur de celui de politologue.

3Les pages sur Pierre Mendès France et sur Michel Rocard sont parmi les plus fortes du livre. Peu appréciateur de l’action des partis politiques mais convaincu qu’en démocratie ils sont indispensables, R. Cayrol présente un crédo fondé sur la nécessaire élection du président de la République au suffrage universel – auquel les Français sont attachés, en démontrent les sondages – pour que respire la démocratie en France.

4L’ouvrage comporte bien des pages de « politique politicienne », par exemple à propos de M. Rocard, dont R. Cayrol devient le chargé de communication, une plume, mais aussi du Parti socialiste unifié (PSU). Il finit par accepter de prendre sa carte du parti en mai 1968. Se voir encarté sied mal à un homme qui préfère les clubs à l’engagement partisan (le milieu associatif). Mais il est clair que l’amitié pour M. Rocard, candidat à la présidentielle en 1969 – dont il devient le directeur de campagne –, et le peu d’attirance que R. Cayrol éprouve pour François Mitterrand, ce ministre de la IVe République, partisan d’une politique répressive en Algérie, ont joué. Son récit de cette campagne éclaire les passions contradictoires que suscitaient les mots « gauche » et « social-démocratie » (p. 116-120).

5Le lien le plus fort entre l’auteur et l’homme politique est évidemment celui qui le lie à M. Rocard (1962-1993) ; leur différend ultime, à en croire R. Cayrol, porte sur l’écologie, qui lui est chère, et la croissance économique que soutient M. Rocard (p. 142).

6R. Cayrol établit une distinction entre l’action dans un parti politique, où l’on reste souvent « hors sol », et celle au sein d’un syndicat, en l’occurrence la Confédération française démocratique du travail (CFDT), où l’on reste bien plus près de la vie des gens (p. 142).

7Les pages sur l’action de sondeur et sur la mission de la défense des sondages qu’il a dû accomplir sont parmi les points forts du livre. R. Cayrol cite Loïc Blondiaux comme « l’un des détracteurs les plus avisés des sondages » (p. 227), avec qui il eut « maints débats médiatiques ». Il fait état de ses efforts continus pour améliorer la technique des sondages, citant notamment la renonciation aux batteries de questions où figurent des phrases déjà formulées : « Êtes-vous d’accord ou non ? ». Pour lui, le café de commerce n’est pas loin ; il reconnaît avec Pierre Bourdieu le danger de « l’imposition de problématique ».

8Mais R. Cayrol s’oppose aux mythes concernant les sondages ; ils ne sont pas si coûteux que cela. Il estime que « les sondeurs doivent avouer, et ils le font, que dans la construction de l’opinion publique à partir des sondages d’opinion il y a en effet ce présupposé intellectuel que chaque opinion en vaut une autre » (p. 194). On est loin de Walter Lippmann et l’inanité de l’opinion publique, l’impossibilité d’une démocratie populaire. La clientèle de bien des instituts de sondage provient des entreprises ; les marques, la consommation sont mises en avant ; de cela il est peu question dans l’ouvrage. Ce n’était pas vraiment son affaire. Mais un passage (dès la page 136) évoque les prémisses d’une personnalisation accrue dans la présentation de tel ou tel candidat (Gaston Defferre au milieu des années 1960) en prévision de sa candidature à l’élection présidentielle de 1965 ; les techniques développées pour le marketing des biens de consommation sont étendues au personnel politique et syndical (nonobstant les réticences d’Edmond Maire, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail [CFDT]). R. Cayrol estime avoir été le premier en France, dans les années 1970, à faire des études qualitatives sur les hommes politiques. Pourquoi ne pas appliquer les techniques de marketing aux mécanismes par lesquels cette adhésion et ces images se construisent en politique, se demande-t-il ? Psycho-analystes et psycho-sociologues l’aidaient en cela. L’auteur établit la nécessaire distinction entre sondage et étude qualitative, portant, elle, sur un petit nombre de personnes pendant une certaine durée ; il relate comment son premier cobaye, M. Rocard, en sortit accablé : « Je ne pensais pas une seconde qu’on était vu comme ça, à ce point » (p. 139). R. Cayrol, sondeur et chercheur, deviendrait-il peut-être un peu blasé face aux critiques qu’il a tant entendues ? On se rappelle le succès qu’eut l’ouvrage du juriste, politologue et homme politique Roger-Gérard Schwartzenberg (L’État spectacle. Essai sur et contre le Star System en politique, Paris, Flammarion, 1977).

9A contrario, on goûte les passages où le sondeur, voyant le vent changer, en informe le client-média, qui en tient compte ou non. Lors de l’élection présidentielle de 2002, où le deuxième tour oppose finalement J. Chirac et Jean-Marie Le Pen, ce n’est que la dernière semaine avant le scrutin que l’on commence à croire que le candidat opposé à J. Chirac ne serait pas Lionel Jospin ; des instituts relevaient les indices démontrant que les scores L. Jospin-J. M. Le Pen se situaient à l’intérieur de la marge d’erreur. Peu de commentateurs relevèrent ce point : R. Cayrol informa ce croisement des courbes et les quotidiens Libération et Le Monde suggérant d’en faire état, le vendredi avant le scrutin. Ils l’ont fait, sans que leurs commentateurs en fassent grand cas (p. 239).

10Certains passages du livre relèvent du style : « Je vous l’avais bien dit ». Pourtant, l’enseignant-chercheur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et de Sciences Po est plus à l’aise dans ce milieu que dans celui de l’université qu’il fréquente. Le lecteur corrigera : ce n’est pas lors des événements de mai 1968 mais en janvier 1970 que Paul Ricœur, à l’université de Nanterre, est « coiffé d’une poubelle par des étudiants en colère » (p. 155). Les réformes des programmes à Sciences Po ont mis fin, à croire R. Cayrol, à la situation où la science politique n’y « était presque pas enseignée... alors qu’elle l’était même dans les Business schools américaines ! » (p. 154).

11R. Cayrol évoque chaleureusement ses collègues de Sciences Po, ainsi que des collègues à travers l’Europe avec qui il travaillait. Ayant assisté jadis à des séminaires à Oxford organisés conjointement par le Nuffield College et Sciences Po, je confirme ces échanges fructueux. R. Cayrol rend hommage à l’Américain établi en Angleterre Jay Blumler et au Belge Gabriel Thoveron. On s’étonne quelque peu que David Butler, un peu son alter ego comme pséphologue – mot venu de « psephology », terme qu’il qualifiait lui-même d’atroce et bête – à la BBC, ne soit pas évoqué. Dès les élections législatives britanniques de 1950, âgé de 25 ans, D. Butler officiait pour la BBC lors de sa première émission télévisée de la nuit électorale ; il avait adopté une équation, datant des années 1901-1910, qui lui permettait d’estimer le nombre de circonscriptions électorales obtenues et cela à partir du nombre de suffrages exprimés ; il joua ce rôle à la BBC jusqu’aux législatives de 1979. Il y eut à la BBC comme un partage des rôles ; à D. Butler, commentateur et analyste, répondait en quelque sorte Bob McKenzie, universitaire canadien, avec un swingometer, type de pendule signalant l’évolution des nombres de voix et de sièges.

12R. Cayrol évoque très brièvement les antécédents états-uniens des instituts de sondage, pourtant, ces derniers doivent beaucoup aux travaux pratiques développés à partir des études sur le comportement de John Broadus Watson, psychologue, auteur de Behavior. An Introduction to Comparative Psychology (New York, H. Holt, 1914) et qui, universitaire à la réputation controversée, s’enrichit dans le milieu publicitaire. On citera aussi à ce propos Edward L. Bernays (1891-1995), publicitaire austro-américain, tenu parfois pour « le père » de la propagande politique et d’entreprise, ainsi que de l’industrie des relations publiques, « pape » du consumérisme américain (et dont les archives importantes se trouvent à Washington D.C., à la Library of Congress) ; il était lui-même le neveu de Sigmund Freud et était plus apprécié des entreprises que des universitaires.

13Bien évidemment, R. Cayrol, figure de la recherche de Sciences Po, aimerait plutôt se référer à André Siegfried, auteur du magistral Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République (Paris, A. Colin, 1913), ouvrage pionnier de la sociologie électorale. Si, pour A. Siegfried, la géologie exerce une influence sur le vote des citoyens, certains politologues et sociologues aujourd’hui pointeraient plutôt la démographie et l’habitat.

14En refermant cet ouvrage, on est obligé de reconnaître que le paysage à la fois politique et sondagier a changé du tout au tout. Le témoignage de cet humaniste – titre que revendique R. Cayrol – porte sur un temps révolu. Il est d’autant plus utile. Ce militant qui ne veut pas trop s’assumer comme tel, ce chercheur qui fraie avec les dirigeants des milieux politiques observés, qui revendique à tout moment son indépendance et en donne plusieurs preuves, parvient-il, par son activité de sondeur et de dirigeant d’instituts de sondage, à se maintenir à équidistance du Capitole et de la roche Tarpéienne ? Ainsi trouve-t-il nécessaire d’intituler un chapitre : « Je suis d’abord un chercheur ». Oui, mais très engagé dans la vie de la cité. De l’ensemble, on en conclut : « Salut l’artiste ! ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Michael Palmer, « Roland Cayrol avec Arnaud Mercier, Mon voyage au cœur de la Ve République »Questions de communication, 45 | -1, 489-492.

Référence électronique

Michael Palmer, « Roland Cayrol avec Arnaud Mercier, Mon voyage au cœur de la Ve République »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35727 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy5

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Auteur

Michael Palmer

CIM, Université Sorbonne-Nouvelle, F-75005 Paris, France michael.palmer[at]sorbonne-nouvelle.fr

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