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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie. 1939-1945

Jean-René Maillot
p. 486-489
Référence(s) :

Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie. 1939-1945, préface de René Cassin, édition critique de Judith Lyon-Caen, Paris, Gallimard, 2023, 468 pages.

Texte intégral

1préface de René Cassin, édition critique de Judith Lyon-Caen, Paris, Gallimard, 2023, 468 pages.

2Publié pour la première fois en 1954, l’ouvrage de Michel Borwicz est réédité à l’initiative de Judith Lyon-Caen. Marquant une étape importante dans l’histoire de l’extermination des Juifs et la connaissance de la littérature testimoniale, il est doté aujourd’hui d’un riche appareil critique qui lui offre une nouvelle densité.

3M. Borwicz entendait plonger le lecteur au cœur des témoignages des victimes des persécutions nazies tout en proposant une analyse sociologique de cette littérature fixée aux portes de la mort. Le livre est issu d’une thèse soutenue en 1953 à la Sorbonne sous la direction de Georges Gurvitch avec Pierre Renouvin et Jean Fabre dans le jury. Il est publié l’année suivante aux Presses universitaires de France au sein de la collection « Esprit de la Résistance », créée depuis peu par Henri Michel et Boris Mirkine-Guetzévitch. Paré d’une préface de René Cassin, ce travail bénéficie d’une reconnaissance certaine. Les éditions Gallimard le publient à leur tour en 1973 et 1996. À défaut d’assurer à son auteur une situation professionnelle stable, l’ouvrage consacre cette littérature testimoniale et assure sa transmission en France. Grâce à l’appareil critique, notamment une solide introduction générale, le livre offre désormais plusieurs niveaux de lectures. À l’histoire et l’analyse de la littérature de la dernière heure face aux persécutions nazies, s’ajoute notamment la réflexion sur la genèse et la vie d’un ouvrage pluriel. Le lecteur peut partir à la découverte des écrits des condamnés, de ces récits et compositions littéraires d’outre-tombe, bien distincts de la littérature concentrationnaire produite par les survivants au retour des camps. Un lecteur averti peut aussi s’interroger sur les conditions dans lesquelles M. Borwicz réutilise un patrimoine documentaire personnel accumulé dans sa carrière de témoin. J. Lyon-Caen emploie à raison l’image d’une « poupée russe » (p. 44) pour ce travail nourri d’éléments personnels, initialement publiés entre 1945 et 1947, ouvrages qui contenaient eux-mêmes les poèmes conçus sous l’occupation nazie. Le travail de M. Borwicz s’appuie sur plusieurs « strates documentaires » (p. 71). Dans le cadre de la préparation de la thèse, il enrichit le double corpus polonais en élargissant sa réflexion aux textes tirés de l’expérience combattante en France, ceux-ci formant une troisième strate. Un quatrième temps de lectures et d’échanges vient nourrir l’édition de 1973. Ici, l’œuvre est à l’image de la vie de son auteur, plusieurs fois réinventée.

4M. Borwicz est né en 1911 à Tarnów, près de Cracovie, sous le nom de Maksymilian Boruchowicz. Réfugié à Lwów après l’invasion de la Pologne, il est arrêté et envoyé au camp Janowski. Surnommé Ilian, il rédige et fait circuler ses poèmes entretenant cette activité intellectuelle qui est la forme primaire et essentielle de la Résistance. Il vit sous la fausse identité de Michal Duglosz après son évasion tout en étant un membre actif des réseaux de résistance de Cracovie. Il combat alors sous le pseudonyme de commandant Zygmunt et poursuit la collecte et la sauvegarde de témoignages. Les premières publications clandestines contiennent certains de ses poèmes composés lors de sa captivité et dans la lutte armée. Après la libération de la Pologne, devenu directeur de la commission historique juive de Cracovie, il multiplie les publications de documents et de témoignages exceptionnels sur l’extermination des Juifs de Pologne. Dans le même esprit, il publie également des anthologies de poèmes sur le vécu des Juifs polonais. Exilé à Paris en 1947 pour fuir de nouvelles vagues de violences antisémites, il contribue à des revues historiques sous son nom de plume, Michel Borwicz.

5L’empreinte de l’expérience personnelle est ainsi très présente dans le travail de M. Borwicz, à tel point que J. Lyon-Caen parle d’une autobiographie « omniprésente quoique rarement avouée » (p. 43). Cette situation est commune aux historiens professionnels ou amateurs qui ont été en premier lieu témoins et acteurs des événements analysés par la suite. En annexes, J. Lyon-Caen réunit un index, deux cartes et le plan de la ville de Lwów situant le ghetto et le camp Janowski. Elle retrace brièvement ici l’histoire du camp puis le travail des commissions historiques juives, en associant une courte bibliographie à chacun de ces sujets. Les réflexions méthodologiques sont alors nombreuses au sein des commissions, autour de l’objectivité scientifique requise, de l’urgence à collecter des témoignages et du défi de rendre compte de l’expérience vécue par les victimes. Pour M. Borwicz, seule la poésie est à même de donner à voir la souffrance des êtres et l’intensité du combat. Pour autant, pour Filip Friedman, historien de formation à la tête de la Commission, l’emploi de documents fragmentaires sans appareil critique pose problème. De cette question du recours à la littérature en histoire, J. Lyon-Caen en a fait le terrain de ses recherches. À noter qu’en tant que spécialiste de M. Borwicz, elle a également dirigé les éditions critiques du témoignage de Janina Hescheles aux éditions Classiques Garnier, sous les titres À travers les yeux d’une jeune fille de 12 ans en 2016 et Les Cahiers de Janina en 2017. M. Borwicz avait participé au sauvetage de Janina et l’avait encouragée à continuer d’écrire avant de publier son témoignage en 1946, conservant précieusement son manuscrit depuis.

6Le projet de M. Borwicz consiste à passer au crible de l’analyse les textes rédigés par les condamnés à mort, concept qu’il définit en regroupant les personnes promises à une mort annoncée ou faisant face au danger immédiat de l’extermination. Ce cadre conceptuel est confirmé plus loin en début de seconde partie, seuls les écrits réalisés dans ces conditions de danger imminent sont retenus (p. 205). Il entend ainsi « consigner l’essentiel des expériences humaines » sans se limiter à des « constatations d’ordre purement historique » (p. 67). L’étude s’étend sur toute la période d’occupation de l’Europe en guerre avec l’Allemagne nazie. Elle pointe en premier lieu la Pologne, devenue « un énorme laboratoire d’extermination planifiée » (p. 68), et les Juifs polonais en tant que collectivité entièrement condamnée. La première partie détaille les « cadres sociaux » qui virent l’éclosion de ces écrits. L’auteur évoque successivement les premiers temps de l’invasion allemande, les ghettos, la résistance armée, la survie dans la clandestinité. Afin de montrer la très grande similitude dans la préparation et l’exécution des crimes partout en Europe, M. Borwicz retrace diverses situations hors des camps et des centres d’extermination évoquant tour à tour la Russie, la Yougoslavie, le massacre de Lidice en Tchécoslovaquie et celui d’Oradour-sur-Glane. Les deux derniers chapitres de la première partie, très vivants, présentent les nombreuses formes de vie intellectuelle au cœur de l’univers concentrationnaire et les efforts entrepris pour sauvegarder et transmettre leurs traces. La deuxième partie propose une analyse des textes et porte notamment sur le langage des condamnés, les thèmes abordés et la définition de catégories d’identification. La troisième partie s’intéresse à la psychologie des auteurs autour des notions de compensation, de clarification, de la position d’écrivains professionnels ou débutants, du recours ou non au patrimoine et de la question d’une expression d’un type nouveau face à un phénomène inédit.

7Pour conduire cette étude, M. Borwicz a réuni un corpus hybride. Aux témoignages des Juifs de Pologne s’ajoutent des écrits de la Résistance française et le journal d’Anne Frank. Ainsi, en focalisant son attention sur l’écriture dans l’imminence de la mort, l’auteur a recours à une palette des plus larges depuis les lettres des fusillés de Besançon jusqu’au refuge d’A. Frank en passant par les ghettos polonais et les centres de mises à mort. Dans son étude, M. Borwicz a ouvert de larges espaces à la parole des victimes. Tout en suivant les efforts de l’auteur pour en tirer une typologie, le lecteur est plongé au cœur des témoignages d’humanité dont la force évocatrice demeure intacte. Les paroles des condamnés se fixent sous les formes les plus variées : l’inscription sur un mur, le journal, la chronique, le poème, la lettre, œuvres qui prennent toutes ici une dimension littéraire. Intimes ou à visée objective, elles sont écrites à la fois pour les camarades de malheur et dans le but de porter témoignage auprès du monde extérieur. M. Borwicz consacre de longs passages aux récits des activités culturelles dans les camps ainsi qu’aux activités clandestines des mouvements de résistance. Le livre n’en est que plus vivant et fourmillant d’informations de première main.

8M. Borwicz entendait documenter, publier et commenter la parole des victimes. Il faut saluer ici l’initiative de J. Lyon-Caen qui prolonge cette ambition et donne à l’ouvrage un nouvel élan. Cette œuvre composite établit une connexion remarquable car elle réunit l’histoire de l’extermination des Juifs et celle de la Résistance européenne. Entre sociologie, histoire et littérature, la lecture de M. Borwicz offre des réflexions scientifiques des plus stimulantes, que ce soit à propos de la constitution d’un corpus, du recours à la littérature en histoire ou encore de la grille d’analyse à appliquer à la littérature testimoniale. Loin d’un texte sec porté par la seule analyse, l’ouvrage fait jaillir une multitude de voix avec leur souffle de vie. Ces documents ne devaient pas même pouvoir être écrits, pourtant ils existent et nous sont parvenus grâce à une incroyable chaîne de solidarité et de courage. Comme l’écrit le poète polonais Adam Mickiewicz cité en exergue, « le chant échappera tout entier » pour défier l’oubli voulu par les bourreaux et rappeler la mémoire des victimes. Au cœur de la littérature concentrationnaire et de l’extermination, les œuvres patrimoniales sont assurées de survivre pour longtemps, de même que les études scientifiques faisant date, celle de M. Borwicz comme celle d’Olga Wormser-Migot et H. Michel publiée en 1954 sous le titre Tragédie de la déportation, 1940-1945 (Paris, Hachette). Cependant d’innombrables témoignages plus modestes publiés depuis la guerre risquent l’oubli. Il paraît donc nécessaire de poser la question de leur réédition.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-René Maillot, « Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie. 1939-1945 »Questions de communication, 45 | -1, 486-489.

Référence électronique

Jean-René Maillot, « Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie. 1939-1945 »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy4

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Auteur

Jean-René Maillot

Cégil, Université de Lorraine, F-57000 Metz, France jrmaillot[at]yahoo.fr

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