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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dirs), Les Archives du féminicide

Laurence Favier
p. 482-485
Référence(s) :

Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dirs), Les Archives du féminicide, Paris, Hermann, 2022, 459 pages.

Texte intégral

1L’adoption des termes « fémicide » puis « féminicide » (sans que ces termes ne se superposent tout à fait) dépasse les limites spatiales et temporelles, dans lesquelles ils se sont imposés, pour désigner une violence de genre ciblant les femmes. Du Tribunal international des crimes contre les femmes (mars 1976) aux travaux de Marcela Lagarde au début des années 2000, en passant par l’ouvrage de Jill Radford et Diana E. H. Russel (Femicide. The Politics of Woman Killing, New York, Twayne Publishers/Toronto, Maxwell Macmillan Canada/New York, Maxwell Macmillan International, 1992), un débat s’est installé pour désigner de manière spécifique les meurtres de femmes sans se contenter de la catégorie « Homicide ». Ces meurtres, issus d’un « continuum des violences masculines contre les femmes » (p. 5, 287), à la fois massifs et occultés, très souvent impunis, sont devenus un enjeu militant et juridique. L’espace latino-américain, et d’abord celui du Mexique, a été le premier théâtre du « feminicidio », initiant le combat pour la reconnaissance juridique d’une catégorie de meurtre particulière issue de la violence de genre. Étendu à une grande partie de l’Amérique latine puis au reste du monde, ce combat ne peut en rester à l’identification présente du féminicide. Il appelle aussi une enquête historique « Si le phénomène a pris une dimension contemporaine, le passé regorge de féminicides, qu’ils soient intimes ou systémiques, longtemps ignorés ou délaissés » (p. 6). Telle est l’hypothèse de la recherche sur « les archives du féminicide » menée, dans cet ouvrage, sous la direction de Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud. Si les directeurs de l’ouvrage sont historiens, l’un spécialiste d’histoire ancienne, l’autre d’histoire contemporaine, seule la moitié, environ des 25 auteurs sont aussi historiens (en incluant les historiens de l’art comme l’indique la liste des contributeurs p. 451). Sont aussi mobilisés des psychologues (Marina Binet, Marie-José Grihom, Claire Metz, Anne Thevenot), des spécialistes de littérature anglophone (Pascale Drouet), d’études françaises (Sylvia Kasparian), de sciences de l’information et de la communication (Giuseppina Sapio), de science politique (Margot Giacinti), de sociologie (Şehriban Imrak, Marylène Lapalus) un collectif militant (Collectif Midi-Pyrénées pour les Droits des femmes, collectif de femmes et d’associations féministes). Pour la plupart, ils sont, chercheurs confirmés ou en devenir (doctorants) et tous participent à l’élaboration de la notion de féminicide d’un point de vue historique

2Analyser le passé avec un concept contemporain apparaît d’abord comme une gageure. Nombreux sont les auteurs participant à l’ouvrage qui en soulignent la difficulté. « Nous menons aussi une recherche la plus complète possible sur le féminicide et il n’est pas facile, sur ce sujet, de mobiliser des travaux anciens. En effet, on s’aperçoit qu’il n’a été envisagé que récemment comme une catégorie criminelle. […] Il faut donc repérer ces cas par une lecture attentive, sans être certain que tout a été dit » (p. 132).

3C’est en réalité le regard porté sur les violences faites aux femmes jusqu’à leur mise à mort qui fait l’objet de l’enquête historique. Là est tout l’intérêt de l’ouvrage : saisir cette « politique du regard » (Marylène Lapalus, p. 443) qui a « naturalisé » ces violences, les a invisibilisées ou ramenées à un crime « passionnel » en effaçant la domination masculine dans laquelle elles prennent sens. Dès lors : « Les Archives du féminicide sont des bribes du passé ou du présent qui sont d’ordinaire délaissées, souvent considérées comme marginales ou insignifiantes. Le sort réservé aux femmes battues, martyrisées, humiliées, tuées a longtemps été proche de celui destiné aux fous, aux malades incurables ou aux prisonniers » (p. 9). On ne s’étonnera pas que cette enquête historique s’appuie abondamment sur Michel Foucault, car il s’agit de dévoiler cet « ordre du discours », propre à une époque et un contexte dans lequel s’expriment les rapports de domination. Ces bribes du passé inscrites dans les archives ne sont pas tant des faits ou des événements que « la masse des choses dites dans une culture » (p. 7). Elles expriment la manière dont se construit l’idéologie patriarcale en réinventant la « narration » des violences de genre. Or, « l’archive n’est pas simple », surtout quand il s’agit d’y lire des rapports sociaux ou des rapports de genre, comme l’indique Arlette Farge, l’autre autrice dont les références traversent l’ouvrage. On comprend ainsi la démarche si difficile qui consiste à mettre en évidence le féminicide dans des documents qui ne peuvent pas le conceptualiser.

4L’enquête est à la fois scientifique et militante, parce qu’il ne peut en être autrement : comment mettre en lumière le traitement des violences faites aux femmes au cours de l’histoire, sans remettre en cause le système qui les a produites ? Comme l’indique Giuseppina Sapio (p. 127), « il est nécessaire de penser politiquement les archives que nous travaillons et qui nous travaillent, ainsi que les modalités de leur divulgation, que cette dernière soit médiatique, militante ou scientifique ». La responsabilité du chercheur est donc aussi politique : « Que faire de ces listes de féminicides, parfois sans noms, que les notices nous restituent ? » (ibid.). Ce questionnement rejoint l’engagement archivistique des acteurs sociaux, également sollicités dans cet ouvrage, où militantisme et souci de « donner à voir des documents bruts » se mêlent indissolublement comme l’indique, par exemple, le collectif Midi-Pyrénées pour les droits des femmes.

5Les archives couvrent une histoire allant de la Rome ancienne à la période la plus contemporaine et leur diversité comprend des archives judiciaires, des archives coloniales (1860-1940, Nouvelle-Calédonie), des podcasts, des témoignages militants (collectif Midi-Pyrénées pour les droits des femmes), des groupes de parole menés par des acteurs impliqués dans des dispositifs de prévention de la récidive chez les auteurs de violences conjugales, des corpus de médias (presse et télévision), des performances artistiques ou des œuvres cinématographiques utilisant des archives, une lecture historique d’œuvres théâtrales (William Shakespeare). Bref, « [t]ous les supports sont convoqués, de l’écrit à l’image animée, de la parole au signe numérique. De même, tous les registres, de la fiction à la littérature du réel, en passant par le document comptable administratif, sont sollicités » (p. 9).

6Le fil rouge de cette diversité de documents et d’auteurs est de définir le féminicide comme un continuum de violences qui ne se limite pas à la mise à mort des femmes : « La maltraitance, les enlèvements, les viols, les mariages forcés, l’esclavage se situent dans un continuum de violences dont les conséquences physiques et psychiques profondes relèvent d’un féminicide dont le sens ne se résume pas à son terme final, soit la mort » (p. 81). Il est intéressant de noter que cette même idée de continuum, que l’on retrouve tout au long de cet ouvrage, fait également partie de la définition du féminicide pour Christelle Taraud (Féminicides. Une histoire mondiale, Paris, Éd. La Découverte, 2022). Le « continuum féminicidaire », selon C. Taraud, est « un agrégat de violences polymorphes, connectées les unes aux autres par des liens subtils et complexes, subies par les femmes de la naissance à leur mort » (op. cit., p. 15) : il permet de comprendre ce qui lie les diverses formes de féminicide (intime, familial, communautaire et sociétal si l’on reprend la catégorisation de l’Organisation mondiale de la Santé). Le « continuum » est aussi une manière de montrer le caractère systémique de ces violences, qui ne sont pas seulement une série d’événements aboutissant à une conclusion fatale, mais un environnement les rendant possibles et reproductibles. En d’autres termes, il y a bien une logique du féminicide qui exclut le fait divers ou l’anecdote terrifiante comme cherchent à le montrer les parties de l’ouvrage qui sont autant de points de vue sur le sujet : « Retrouver et qualifier » (partie I, p. 15-128), « Sortir du silence » (partie II, p. 131-228), incarner dans des « Figures » (partie III, p. 231-350), représenter « La palette des féminicides » (partie IV, p. 353-449).

7Cet ouvrage est aussi une contribution à la réflexion sur ce qui fait archive aujourd’hui. Au mouvement critique qui interroge la manière de construire des archives (le « tournant archivistique », l’idée de « contre-archivage ») s’ajoute celui qui questionne le contour des archives. De fait, les directeurs de l’ouvrage expliquent qu’« [il] n’existe pas dans le paysage archivistique un centre ou un institut qui accueillerait et regrouperait les objets, les lettres et autres pièces ayant appartenu à des victimes ou à leurs proches. Les palais, les bâtiments d’archives et autres pavillons ont été créés selon des visées précises et aujourd’hui, comme depuis quelques décennies, les lieux publics de conservation ne peuvent plus accueillir tous les documents “personnels” » (p. 8). Au-delà des archives privées (considérées depuis seulement le début du xxe siècle), « [les] écritures ordinaires, les papiers de famille, les entretiens conservés ne suffisent pas à restituer les féminicides, tant l’ouverture documentaire s’est élargie » (p. 7). Dévoiler le « continuum féminicidaire », malgré les statistiques manquantes, les non-dits, les regards détournés qui s’inscrivent en creux dans les documents nécessite de redéfinir le périmètre des archives, seule manière de « poser de nouvelles questions pour obtenir des réponses inaperçues » (p. 7). C’est aussi une relecture de documents déjà connus – les documents autobiographiques de Louis Althusser, l’histoire du film Casualties of War (1989) de Brian De Palma à partir de l’ouvrage de Daniel Lang (Casualties of War, New York, McGraw-Hill, 1969) qui l’a inspiré, ou encore Othello de W. Shakespeare (1604) – qui permet de construire les archives du féminicide.

8Mais au-delà des révélations, des dévoilements, des nouvelles interprétations, les archives sont sollicitées pour faire mémoire. La finalité ultime est bien là : faire connaître pour transmettre. Faire archive, ce n’est pas seulement construire des corpus d’étude, c’est un engagement scientifique et militant dont se saisissent tous les acteurs impliqués. Les « archives du féminicide » ont une mission fondamentale : « perpétuer une existence au-delà de la mort » (p. 7).

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurence Favier, « Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dirs), Les Archives du féminicide »Questions de communication, 45 | -1, 482-485.

Référence électronique

Laurence Favier, « Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud (dirs), Les Archives du féminicide »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 15 juillet 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35702 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy3

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Auteur

Laurence Favier

Gériico, Université de Lille, F-59653 Villeneuve-d’Ascq, France laurence.favier[at]univ-lille.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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