Claire Blandin, Hélène Gordon-Lazareff, Le destin de la fondatrice de Elle
Claire Blandin, Hélène Gordon-Lazareff. Le destin de la fondatrice de Elle, Paris, Fayard, 2023, 217 pages.
Texte intégral
1Nous avions annoncé ici la parution de deux grands livres de Claire Blandin (Le Figaro. Deux siècles d’histoire, Paris, A. Colin, 2007 et Le Figaro littéraire, Paris, Nouveau Monde Éd., 2010). Cette historienne des médias, à qui on doit aussi deux classiques (Eck Hélène et Blandin Claire [dirs], « La vie des femmes ». La presse féminine aux xixe et xxe siècles, Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2010 et Delporte Christian, Blandin Claire et Robinet François [dirs], Histoire de la presse en France, Paris, A. Colin, 2016) vient de publier un livre très différent et écrit d’une plume alerte, la biographie d’une femme à la fois célèbre et méconnue, la fondatrice de Elle, Hélène Gordon-Lazareff, dont la vie tumultueuse a traversé la moitié du xxe siècle et imposé en France un modèle de presse féminine, largement inspiré des périodiques américains qu’elle a découverts pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa vie aux multiples facettes, dont la connaissance est considérablement enrichie par ce livre, impose de revenir sur ce qui a précédé le lancement de ce célèbre magazine.
2Née en Russie en 1909 d’un père grand bourgeois juif de Rostov, elle a d’abord fui la révolution de 1917 vers Istanbul, où elle reste de longs mois avec sa mère et sa sœur, avant de pouvoir rejoindre son père à Paris en 1920. De cette fuite traumatisante, elle a retenu que l’argent peut vous sauver, ce qui ne l’a pas rendue économe, mais décidée à en profiter. Cette petite fille aux cheveux courts, qui parlait français à la maison de Rostov, découvre donc Paris à 11 ans. Il y a alors à Paris une forte colonie de familles russes exilées (on estime le nombre des Russes à 80 000 environ en 1924), rendue visible par la célébrité de quelques artistes (Vassily Kandinsky, Vladimir Maïakovski ou Marc Chagall) et quelques faits divers. Elle y entame une existence bourgeoise confortable, mais c’est sa professeure de français au lycée Victor-Duruy, Simone Téry (également journaliste et fille de la reporter Andrée Viollis), qui lui fait découvrir les publications récentes qu’elle peut lire en français, anglais ou allemand (Franz Kafka, Louis Aragon ou André Breton, et, bien sûr, Colette ou Raymond Radiguet) ; S. Téry déclenche chez elle un vif intérêt pour les « personnalités engagées, décalées, à part » (p. 22). En 1927 (à 18 ans), alors qu’elle entame une licence de Lettres à la Sorbonne, elle se marie avec un brillant ingénieur chimiste dont elle a une fille, Michèle, en juin 1929. Mais la maternité ne lui convient guère, pas plus que la vie de son couple, car elle rêve surtout d’indépendance ; elle préfère s’échapper dans des sorties avec ses amis d’enfance, et s’éprend vite de Philippe Soupault dont elle devient la maîtresse, avec qui elle découvre le cinéma. Ses amis d’alors s’appellent Pablo Picasso, Max Ernst, Georges Braque et Giorgio De Chirico. C’est l’époque où elle commence à écrire pour des journaux, sous le nom de son amant : première approche du journalisme, « ludique et surréaliste » (p. 25).
3Elle divorce trois ans après son mariage et rompt avec P. Soupault, jugé trop possessif, rencontre Bertrand de Jouvenel et surtout Michel Leiris, en 1934, dont elle sera une confidente privilégiée, qui lui fait connaître l’ethnologue Bernard Maupoil et leurs amis, futurs fondateurs du musée de l’Homme comme Paul-Émile Victor ou Georges Henri Rivière, directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro qui l’intègre dans la liste du personnel bénévole du musée. C’est la première période de la formation très originale de la jeune H. Gordon, qu’elle doit très largement à Marcel Griaule, grande figure de l’ethnographie française, à peine rentré de la première grande mission ethnographique française (Dakar-Djibouti, 1931-1933) avec une énorme masse de manuscrits, de peintures et d’objets déposés au Trocadéro, que la jeune H. Gordon est chargée de classer.
4Forte de cette expérience, elle fait partie de l’expédition Sahara-Soudan (6 mois en 1935) qui lui apprend l’observation, le sens du détail, l’importance du témoignage ; mais surtout, elle y trouve une première occasion de raconter : d’abord, sur Radio-Alger où elle est chargée de faire le récit du voyage, puis M. Griaule l’incite à publier dans la presse, et, en cette période où le grand reportage est encore le genre phare de la presse écrite, elle obtient un grand succès avec ses récits de la vie chez les Dogons, ce qui l’intègre dans le cercle des ethnologues parisiens. P.-É. Victor, au cours d’une soirée chez Titaÿna, reporter à Paris-Soir, lui fait rencontrer Pierre Lazareff qui, tombé sous le charme d’H. Gordon, lui confie son projet de supplément, nommé Paris-Soir Dimanche.
5Outre des innovations en matière de marketing et de mise en page, il s’agit d’imaginer un magazine pour toute la famille, pour lequel P. Lazareff recrute de très grandes plumes : le succès est au rendez-vous avec 2,2 millions d’exemplaires pour le numéro 1. H. Gordon y travaille énormément, imposant à la fois son style, son dynamisme et ses idées, en se réservant la page pour les enfants (elle y recrute Jean de Brunhoff, « le père de Babar » [p. 46]), mais plus encore elle y développe une véritable relation avec les lecteurs et les lectrices qu’elle n’hésite pas à bousculer, à contre-courant de l’époque : sa force est de « s’imposer et bousculer son temps en jouant avec les codes établis » (p. 49). Si la notion de « groupe médiatique » n’existe pas encore, c’est bien ce que développe alors Jean Prouvost avec la « marque » Paris-Soir. En plein cœur de ce fourmillement, H. Gordon assiste (et participe) à la mise en place de ce qui sera le modèle le plus innovant des décennies suivantes, la presse magazine, avec ses rythmes et ses rites, ainsi que ses exigences techniques et financières.
6Alors que P. Lazareff, devenu une cible privilégiée de l’extrême droite, travaille à de nouveaux titres (Match, lancé en septembre 1938), H. Gordon poursuit infatigablement d’expérimenter à l’usage des enfants de nouvelles facettes du journalisme (dont la radio), s’engage dans de nouveaux paris avec Marie Claire (Pierre Bost et Marcelle Auclair) qui va révolutionner la presse féminine en 1937, devient envoyée spéciale de Paris-Soir à Londres. Quelques jours après son mariage avec P. Lazareff en avril 1939, elle part pour New York pour un reportage sur l’exposition universelle, mais surtout sur la vie des Américaines dans Marie Claire. C’est le coup de foudre : elle multiplie les rencontres et les contacts avec les acteurs de la presse féminine (Harper’s Bazaar) qui lui seront plus tard très utiles.
7Avec la Seconde Guerre mondiale, c’est un nouvel exil ; alors que P. Lazareff, toujours cible de l’hebdomadaire Je suis partout et prostré, ne parvient pas à se faire à la vie new-yorkaise, au moins avant 1942 (il devient alors chef de la section de la radio française du Bureau d’information de guerre des États-Unis), H. Gordon devenue H. Lazareff s’intègre aisément grâce à Harper’s Bazaar : elle est la seule étrangère à la rédaction du New York Times, rédactrice de mode au Sunday New York Times, etc. C’est là que s’achève, si l’on peut dire, sa « formation ».
8Rentrée en France début 1945, alors que P. Lazareff a pris la tête de Défense de la France, devenu France-Soir, elle prépare, dans les mêmes locaux, « son » magazine, ELLE : « En lettres capitales, c’est, dans ses lettres d’adolescente, sa manière de désigner Simone Téry. C’est son lien avec les femmes et avec l’écriture » (p. 75). Elle y songe sans doute depuis France-Soir Dimanche et l’interdiction de Marie Claire laisse le champ libre pour une nouvelle publication qui paraît le 21 novembre 1945, sur 24 pages (alors que le papier est rare), en quadrichromie pour la couverture, imprimée sur les presses de France-Soir. Inspiré de son expérience américaine, c’est un hebdomadaire qui s’inscrit dans les modes de consommation de la presse de loisirs et permet de développer les relations avec les lecteurs dans cette « hebdomadairisation » de la société. Signe certain de la nouveauté, le « courrier du cœur », confié à Marcelle Ségal, sera un moteur durable du succès, largement lié à cette sorte de dialogue avec les lectrices qu’H. Gordon-Lazareff a su imposer.
9La suite est bien mieux connue : l’originalité de C. Blandin tient à son insistance sur l’engagement personnel d’H. Gordon-Lazareff dans l’évolution de la mode, sa relation personnelle et passionnelle avec ses collaboratrices, son tempérament de fer dans la direction du journal, son aptitude à saisir les mouvements de la société jusqu’en 1968, sa volonté d’innover sans cesse, sa découverte constante de nouveaux talents, son goût prononcé pour la fête, et, il faut bien le dire, son conservatisme certain sur la place des femmes dans la société. Car – les témoignages de ses collaboratrices le montrent dans leur souvenir de ce journal un peu mythique – ces collaboratrices ont, après coup, accentué son « féminisme » très étranger à cette grande bourgeoise. Pour ne prendre qu’un exemple, d’ailleurs absent du livre très fourni de C. Blandin, le soutien de Marie Claire à la fondation du Planning familial dans les années 1950 est aux antipodes de la ligne éditoriale d’H. Gordon-Lazareff, comme les débuts de la lutte pour la contraception et l’avortement dans la décennie suivante, même si Elle en fait ensuite un élément de son marketing.
10Reprenons un peu. Il s’agit d’abord « d’animer la rédaction » (p. 87-103). La trouvaille exceptionnelle est le recrutement de Françoise Giroud qui travaille d’arrache-pied avec H. Gordon-Lazareff (et leur secrétaire) dans un bureau de 12 m² pendant trois ans. Mais leur entente ne résiste pas à la volonté de F. Giroud de soutenir Pierre Mendès France : la politique n’intéresse pas H. Gordon-Lazareff, dont la position libérale ne vise que l’épanouissement individuel : elle n’est pas militante et son journal n’est pas féministe, alors qu’elle a parfaitement saisi la révolution du New Look de la maison Dior en 1947 et suivra avec constance l’évolution de la silhouette féminine jusqu’à la mini-jupe, imposée par André Courrèges en 1964. F. Giroud part donc fonder L’Express avec Jean-Jacques Servan-Schreiber au grand dépit d’H. Gordon-Lazareff qui ne cesse d’inventer de nouvelles formules et de nouvelles rubriques.
11Ce sont d’abord les « bons magiques ». Car si « la mode est un moteur fantastique pour une femme » (p. 96), selon le mot d’H. Gordon-Lazareff, elle l’est encore davantage pour la fortune du magazine qui impose la consommation comme modèle du bonheur. Il faut dire que les appareils ménagers remplacent les domestiques et que cela est « magique » pour les femmes. Donc, après les « bons », ce sont les « villages magiques » pour les vacances. Et, quand la télévision se développe et que Raymond Oliver montre à Catherine Langeais (et aux téléspectatrices) comment cuisiner, Elle développe ses « fiches-cuisine ».
12H. Gordon-Lazareff est aussi un « découvreur de talents » (p. 105-120), dans de multiples domaines, y compris l’actualité traitée par des brèves, ce qui sera plus tard copié par tous les magazines. Elle publie les premières photos de Brigitte Bardot dès 1952. En matière de mode, après Dior, c’est Givenchy, et plus encore Chanel en 1953 qui s'imposent dans le magazine. Françoise Sagan vient à peine de publier Bonjour tristesse (Paris, Julliard, 1954) qu’H. Gordon-Lazareff lui demande des reportages en Italie. Et, mieux encore, c’est H. Gordon-Lazareff qui demande à Marcel Pagnol d’écrire ses souvenirs d’enfance qui feront ses plus grands succès. Bref, on note une invention continue en matière de formules rédactionnelles avec le recrutement de Denise Dubois-Jallais comme prototype de « lectrice-rédactrice », invention promise à un bel avenir. Pendant ce temps, ses relations avec les rédactrices, toujours personnelles et passionnelles, ne supportent aucune contestation.
13Elle demeure résolument centrée sur « la mode et le glamour » (p. 121-130), et promeut un nouveau système d’économie de la mode, fondé sur le rôle des mannequins, que Elle contribue à mettre en avant (Anna Karina en 1958 par exemple). Après les « bons magiques », ce sont les boutiques de prêt-à-porter qu’H. Gordon-Lazareff stimule en poussant les photographes à montrer les mannequins en mouvement (autre innovation).
14Les années 1960 portent Elle à son acmé : une diffusion de 800 000 exemplaires, des ressources publicitaires pléthoriques en font le support publicitaire le plus rentable du monde (p. 131-144), car Elle lui consacre 60 % de sa pagination, de nouvelles techniques d’impression avec la « lumitype » autorise des pages couleur sur papier glacé, etc.
15La belle fortune de Elle (et de France-Soir) permet alors au couple Lazareff les réceptions fastueuses, chaque dimanche, dans leur propriété somptueuse de Louveciennes où on trouve les personnalités qui « font » l’actualité : d’abord des politiques – mais pas Charles de Gaulle, alors que Georges et Claude Pompidou les rejoignent régulièrement –, ensuite les artistes, écrivains et grands reporters (p. 145-160). Il y a aussi beaucoup de jeunes gens – la rumeur prête à H. Gordon-Lazareff un goût prononcé pour la jeunesse –, mais c’est surtout le « Tout-Paris » qu’on y retrouve. L’argent de sa famille a sauvé H. Gordon-Lazareff de la révolution russe, le sien lui permet maintenant de mener une vie fastueuse et d’entretenir généreusement ses amants.
16Mai-68 met un terme à son rêve d’une vie où les femmes, certes, peuvent travailler et être libres, mais rester à leur place jugée immuable par rapport aux hommes ; la politisation des jeunes générations la prend totalement au dépourvu et, plus que tout, les nouvelles formes du féminisme, car pour elle les femmes « existent par le regard des hommes ». Bien que Jacques Chaban-Delmas soit un familier des dimanches à Louveciennes, elle est très loin de la « Nouvelle Société » qu’il représente (p. 177-189). C’est alors qu’elle perd en fait le contrôle du journal, avant que la maladie d’Alzheimer ne l’en écarte tout à fait. Pourtant, 17 éditions étrangères naissent en 1969, ce qui constitue sa dernière fierté. P. Lazareff est atteint d’un cancer, et les 2,2 millions d’exemplaires de France-Soir annonçant la mort du général de Gaulle en 1970 sont son dernier immense succès, sa mort en 1972 sonne la fin d’une grande époque. H. Gordon-Lazareff ne retournera plus au journal, dissipe sa fortune et meurt ruinée le 16 février 1988. Elle était « grande comme un tanagra avec une énergie d’acier » (p. 191) et, aux yeux de ceux qui l’ont connue, « une héroïne de roman russe ». Elle sut transformer la presse féminine, professionnaliser les mannequins et faire tant d’autres choses. Mais chez elle, conclut C. Blandin, « femme libérée car libérale, plus libérale que féministe », « l’identité de classe l’avait emporté sur l’identité de genre » (p. 195).
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-François Tétu, « Claire Blandin, Hélène Gordon-Lazareff, Le destin de la fondatrice de Elle », Questions de communication, 45 | -1, 477-482.
Référence électronique
Jean-François Tétu, « Claire Blandin, Hélène Gordon-Lazareff, Le destin de la fondatrice de Elle », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35697 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy2
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