Navigation – Plan du site

AccueilNuméros45Notes de lectureCulture, esthétiqueSandra Laugier (dir.), Les Séries...

Notes de lecture
Culture, esthétique

Sandra Laugier (dir.), Les Séries. Laboratoires d’éveil politique

Sonny Perseil
p. 455-460
Référence(s) :

Sandra Laugier (dir.), Les Séries. Laboratoires d’éveil politique, Paris, Éd. CNRS, 2023, 392 pages.

Texte intégral

1Ouvrage collectif ambitieux, interdisciplinaire (cinéma, littérature comparée, communication, histoire, science politique, psychologie sociale), dirigé par la philosophe Sandra Laugier, ce livre se propose d’analyser pas moins de 22 séries, sélectionnées pour leur qualité, c’est-à-dire la pertinence et la profondeur des commentaires qui peuvent émerger de leur visionnage : The Americans (2013-2018) analysé par S. Laugier ; Baron noir (2016-2020) Alexandre Gefen et Simon Gefen ; Black Mirror (2011-2014) Sylvie Allouche ; The Boys (2019-en cours) Théo Touret-Dengreville ; Le Bureau des légendes (2015-2020) Pauline Blistène ; The Crown (2016-2023) S. Laugier ; Engrenages (2005-2020) Pascale Molinier ; Fauda (2015-en cours) Amélie Férey ; Game of Thrones (2011-2019) Anne Besson ; The Good Place (2017-2020) Ariane Hudelet ; Homeland (2011-2020) Caroline San Martin ; I May Destroy You (2020) Frédéric Bisson ; Killing Eve (2018-2022) Charles-Antoine Courcoux ; Lupin (2021-en cours) Alexandre Diallo ; Orange Is the New Black (2013-2019) Carole Desbarats ; Our Boys (2019) Ophir Levy ; The Plot Against America (2020) Emmanuel Taïeb ; Serviteur du peuple (2015-2019) Thibaut de Saint Maurice ; Un village français (2009-2017) Marjolaine Boutet ; The Walking Dead (2010-2022) Hugo Clémot ; Watchmen (2019) Ariel Kyrou et The Wire (2002-2008) Philippe Corcuff. L’objectif de chaque contribution, explicité en introduction (« Une politique de la culture populaire ») par l’éditrice, est de montrer à quel point ces œuvres peuvent participer à l’éducation politique des publics, par exemple en exprimant les changements sociaux en cours, plus particulièrement sur des thématiques sensibles et éthiques, et cela de façon accessible au plus grand nombre. En effet, les séries choisies pour ce mode d’analyse sont (à part I May Destroy You, Our Boys et The Plot Against America, sans doute pas très connues) des créations ayant rencontré le succès d’estime en France et/ou à travers le monde et qui ont, dès lors, pour la plupart d’entre elles, déjà fait l’objet de nombreux commentaires. D’ailleurs, le dernier chapitre, consacré à l’une des œuvres majeures de la production sérielle, The Wire, commence par une longue interrogation pour savoir ce qui pourrait être dit de novateur sur le sujet.

2L’angle du livre est justifié par le fait qu’au-delà du divertissement qu’elles représentent assurément (leur objectif pourrait-il même être « simplement de toucher un large public sans le faire trop réfléchir » ? [p. 162]) les séries télé ont, selon S. Laugier, « depuis les années 1990 une ambition de formation morale » (p. 9). Si cet élément peut paraître discutable sur la temporalité – bon nombre de créations plus anciennes, dans des registres variés, à l’instar de Star Trek (1967-1968), Le Prisonnier, Columbo (1971-1978), Kung Fu (1972-1975), Lou Grant (1977-1982), Hill Street Blues (1981-1987) ou encore La Petite Maison dans la prairie (1974-1983), avaient déjà cette tonalité –, il l’est difficilement sur la globalisation, tant rien ne semble neutre, aujourd’hui, dans ce qui est transmis par ce canal médiatique et artistique. Cette éthique des séries s’appuie beaucoup sur des travaux antérieurs de la professeure de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (l’ouvrage comprend de nombreuses citations de ses publications par elle-même et par « ses » auteurs), mais aussi sur ceux de quelques auteurs comme Stanley Cavell. S. Laugier, qui manifeste un grand intérêt pour « la comédie de remariage » abordée par le philosophe étasunien (À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Cahiers du cinéma, 1993 [1981]), dans sa contribution sur The Americans, l’a d’ailleurs traduit. Aussi, c’est quasiment en reprenant l’un des titres de S. Cavell (Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2003) que cet ouvrage collectif prend sens, en insistant sur les valeurs transmises par les séries étudiées, tout spécialement sur les thématiques du genre, de la protection et de l’émancipation des minorités, ainsi que pour la compréhension de la complexité du monde politique. Or, les points communs entre ces œuvres si différentes ne sont pas toujours explorés autant que possible et apparaissent principalement – certes pas exclusivement, une partie des contributeurs procédant à une analyse comparative de plusieurs séries ou films – dans le texte introductif.

3Cependant, un sujet lancinant, propre à ce type d’approche (les relations entre réalité et fiction), transparaît dans plusieurs articles et de façon assez logique, voire spectaculaire, tout particulièrement dans la contribution portant sur la série ukrainienne Serviteur du peuple, où Volodymyr Zelensky incarne le président qu’il deviendra quelques années après le début de cette production, la fiction se trouvant réalisée (p. 319). Néanmoins, d’autres « fils rouges » auraient sans doute pu donner davantage de cohérence à ce livre, dont les différents chapitres présentent une hétérogénéité certaine, au-delà de l’objet sériel. La thématique de la manipulation de l’image, des médias et de l’information, pourtant commune à plusieurs œuvres étudiées et intrinsèquement liée à l’objet même de la création audiovisuelle, n’est, par exemple, pas abordée de façon substantielle. On peut parfois se demander si les auteurs ne « croient » pas que la fiction ne serait qu’une expression/une représentation de la réalité, jamais une déformation sciemment pensée comme telle, ou qu’ils sont, plus trivialement, un peu indolents ! Pourquoi donc, quand on est chercheur en sciences sociales, se fatiguer à aller questionner les phénomènes sociaux sur le terrain quand on pourrait tout comprendre depuis son canapé en regardant une série ? Mais surtout, ce qui peut sembler faire cruellement défaut dans ce livre, fort long, est l’étude de la réception par le grand public. Quand il est évoqué, l’accueil du public est élusif et les récepteurs mobilisés dans les recherches sont essentiellement les médias et les politiques. Or, par rapport à la problématique, telle qu’elle est posée par S. Laugier, on peut s’étonner du manque d’intérêt des chercheurs convoqués pour l’impact de ces séries sur l’éducation politique populaire. Des retours de téléspectateurs sur le fondement de sondages ou d’entretiens – par exemple, « grâce à telle série j’ai appris/compris telle chose, j’ai été sensibilisé à telle thématique, j’ai changé d’avis sur tel sujet » – auraient pu être pertinents pour comprendre de quelle façon ces œuvres constituent effectivement un laboratoire d’éveil politique. L’intervention d’enseignants, notamment pour justifier un usage pédagogique de certaines créations, aurait pu également être sollicitée. De fait, tout l’ouvrage repose sur une hypothèse jamais véritablement testée et les analyses se concentrent sur les émetteurs et, surtout, les productions elles-mêmes, sans jamais s’attacher à prouver l’effet supposé que ces séries peuvent avoir sur le public et sa connaissance du politique.

4Un autre aspect gênant de ce travail collectif réside dans une forme de parti pris en faveur de toutes les œuvres présentées, quand bien même celles-ci ont justement été choisies, semble-t-il, pour leur niveau qualitatif et leur intérêt politique : aucune véritable critique visant les créateurs n’est perceptible. La plupart du temps, ces « intellectuels » sont encensés pour leur subtilité, leur audace et leur maîtrise du sujet, attention laudative qui porte parfois sur l’ensemble des acteurs de ces productions. À cet égard, S. Laugier se montre sans aucun doute la plus grande « fan » de l’équipe, en n’hésitant pas à utiliser pour les artistes et leurs créations des qualificatifs qu’on n’attend pas forcément dans des ouvrages de sciences sociales : « superbe film » (p. 12) ; « les splendides saisons » (p. 24) ; « la belle série » (p. 27) ; « chef-d’œuvre français » (p. 30) ; « les détails de l’époque sont toujours parfaits », etc. Les exemples sont légion. Ce type de propos – surtout présents dans les passages écrits par la directrice de l’ouvrage, mais pas absents, loin de là, des autres contributions – évoquent un discours journalistique, que l’on retrouve dans certains médias où l’on n’hésite pas, dans un objectif promotionnel, à valoriser, incarner une forme naïve d’admiration que l’on prête à des personnes supposées peu instruites, que l’on appelle avec mépris (de genre et de classe) des « midinettes ». Il n’est pas nécessairement attendu dans un ouvrage à prétention académique.

5Cette approche conduit à se poser une question qui peut sembler dérangeante devant ces presque 400 pages. Quelle est l’utilité du livre ? S’agit-il d’un travail de recherche ou d’une succession de critiques élogieuses ? Il appartient évidemment à chaque lecteur de trancher. Le fait est que la plupart des contributions synthétisent les histoires racontées par ces œuvres, en tentant, suivant l’une des lignes directrices posées par S. Laugier, de souligner « l’importance de l’importance » (p. 16) et de donner ainsi un sens profond aux séries présentées, qui joueraient pratiquement un rôle d’utilité publique en éduquant leurs cibles aux thématiques politiques les plus complexes et souvent les plus sensibles. Mais alors, puisque l’on se contente en général d’analyser l’œuvre et fort peu sa réception, cela ne relève-t-il pas d’un exercice finalement assez scolaire, que les lycéens apprennent à pratiquer sous la forme du commentaire de texte ? Pour quelqu’un qui a vu les séries, l’apport est difficilement saisissable : on est loin de l’intérêt, voire de la surprise, qu’est censée produire la recherche, et l’on reste fréquemment dans la paraphrase fondée sur des extraits – pour la littérature « les bonnes feuilles » et les citations que l’on estime être les plus percutantes, ici le résumé de scènes qui ont marqué les contributeurs – que l’on repasse inlassablement pour donner envie de voir le film. Comme l’écrit A. Besson au début de son texte sur Game of Thrones : « Faire l’analyse politique d’une fiction, qui plus est sérielle, est chose difficile, peut-être impossible. […] Toute série bien pensée et intensément scrutée, avec ses dizaines ou centaines d’heures de programmes, ses millions de spectateur·rice·s, nous dit tout et son contraire, s’adresse à chacun·e dans sa singularité tout en parlant à tou·te·s, et constitue pour les plus passionné·e·s un réservoir presque infini de “leçons” sur les sujets les plus divers » (p. 162). La majeure partie du livre est bien résumée par ces propos.

6Cependant, des contributions (environ un tiers) s’inscrivent de façon indéniable dans la recherche en sciences sociales et vont bien au-delà du résumé, du commentaire ou de l’expression d’un avis dithyrambique. Elles parviennent à présenter un apport, qui paraît clairement dégagé de la subjectivité du critique d’art, en travaillant notamment sur les conditions de production des séries, la compréhension des sujets abordés par les créations ou encore la réception par le public des œuvres. En ce qui concerne ce dernier registre, le texte d’A. Diallo sur Lupin semble particulièrement original, en produisant de nombreuses données inédites concernant les commentaires des internautes – donc pas le grand public, mais la partie la plus motivée de celui-ci, qui a l’envie d’échanger des opinions sur la toile –, tout spécialement sur la thématique de la « race » – le héros, joué par Omar Sy, qui n’est pas Arsène Lupin mais un gentleman cambrioleur contemporain, est Noir, alors que le personnage imaginé par Maurice Leblanc est Blanc. Ces données sont analysées de façon très approfondie, avec des logiciels comme Iramuteq, qui permet « une typologie des critiques sur la base des co-occurrences de vocabulaire » (p. 252). L’étude de Our Boys – série inspirée de faits réels : l’assassinat d’un Palestinien par des Juifs israéliens suite à l’enlèvement et au meurtre de trois compatriotes, tous les protagonistes étant de jeunes hommes – est également riche d’enseignements, tant sur l’histoire de ces événements, le décryptage des dessous de la production, sur le plan politique, ainsi que sous l’angle artistique – avec notamment un refus des clichés liés à l’esthétique orientaliste –, mais aussi sur la réception de la série par les médias et les politiques, au premier rang desquels Benyamin Netanyahou, extrêmement critique et sévère. En effet, ce dernier dénonça « une télé de gauche, gauchiste, militante, menteuse, soviétique, bolchévique ! » (p. 275). Sur une thématique voisine, la présentation de la série Fauda – dont le sujet principal est l’antiterrorisme mené par un groupe d’élite israélien – revient également sur la réception de l’œuvre controversée et l’un de ses sujets principaux, l’arabité des Juifs orientaux. E. Taïeb parvient quant à lui à expliquer de façon documentée dans quelles conditions le roman de Philip Roth (The Plot Against America, Boston, Houghton Mifflin, 2004) – en résumé : aux États-Unis, Charles Lindbergh remporte en 1940 l’élection présidentielle face à Franklin Roosevelt et instaure un régime qui tend vers l’antisémitisme – a été adapté par David Simon, en livrant de nombreuses données biographiques intéressantes concernant les deux créateurs. En particulier, il explique que P. Roth demanda à D. Simon, peu de temps avant sa mort, de ne pas utiliser son nom, « comme c’était le cas dans le roman, peut-être pour donner au récit une dimension universelle » (p. 317). M. Boutet apporte elle aussi, dans sa présentation d’Un village français, des informations sur l’identité des créateurs : Frédéric Krivine, issu d’une famille de militants très à gauche, d’origine juive de Pologne et d’Ukraine, et Jean-Pierre Azéma, fils d’un journaliste collaborationniste engagé dans la division Wallonie, le premier ayant été l’élève du second au Centre de formation des journalistes de Paris au début des années 1980 (p. 333). Ces détails ne sont évidemment pas sans influence pour la compréhension de la série, consacrée à l’histoire d’une localité pendant (et pour la dernière saison après) la Seconde Guerre mondiale.

7Ces travaux démontrent qu’il est bien sûr possible de travailler sur ces objets originaux que sont les séries et de présenter de véritables apports, comme finalement pour n’importe quelle autre question de recherche, en évitant l’exercice fastidieux du résumé commenté ou l’écueil des jugements de valeur.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Sonny Perseil, « Sandra Laugier (dir.), Les Séries. Laboratoires d’éveil politique »Questions de communication, 45 | -1, 455-460.

Référence électronique

Sonny Perseil, « Sandra Laugier (dir.), Les Séries. Laboratoires d’éveil politique »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35652 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxx

Haut de page

Auteur

Sonny Perseil

ESDR3C, Cnam, F-75003 Paris, France sonny.perseil[at]lecnam.net

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search