Laurent Jenny, La Folie du regard
Laurent Jenny,
La Folie du regard, Strasbourg, Éd. L’Atelier contemporain, 2023, 210 pages.Texte intégral
1Après avoir traité de l’expérience éphémère de la vision dans d’autres ouvrages, Laurent Jenny, écrivain, critique et professeur honoraire à l’université de Genève, poursuit son questionnement sur les modalités de perception d’une œuvre d’art. La manière dont il présente ce récit est très épurée, aucune préface, introduction ou conclusion ne sont proposées. Entre observations esthétiques et expériences personnelles, l’auteur se soucie peu de la nature des images étudiées, dont des reproductions sont présentes d’un bout à l’autre du livre, tant en noir et blanc qu’en couleurs. La spécificité des médiums n’étant pas sa priorité, il se concentre uniquement sur la manière de regarder les œuvres, en soulignant les liens entre les images et le réel ou encore entre les images et leur capacité de fascination.
2Divisé en deux parties, l’ouvrage renferme quatorze petits essais qui évoquent des œuvres hétérogènes, allant des fresques de Lascaux à l’Atelier des Lumières, en passant par des portraits du Fayoum, des peintures et daguerréotypes, des photos, ou encore des créations ayant nécessité des gestes seconds de retraitement de la photographie, comme la série Le Langage des fleurs de l’artiste Anne-Lise Broyer ou les représentations de Jean-Marc Cerino sur supports de verre. L’extraordinaire pertinence de l’approche du sujet par l’auteur réside, au-delà de son immense érudition, en son parti pris d’humilité dans ses démarches. L’acte de voir, somme toute banal, prend pour lui la forme d’une résistance du visible à son épuisement superficiel. Les œuvres d’art deviennent alors des réserves de sens et de vérités. Le livre s’ouvre d’ailleurs par une question simple, mais fondamentale « Comment voir ? » (p. 7), choisie comme titre pour la première partie.
3Face à toute représentation, L. Jenny se demande si nous pouvons vraiment voir, entrer dans le regard d’un autre, surtout pour les images les plus anciennes comme celles de l’art pariétal paléolithique ou celles, plus récentes, des visages peints à l’époque de l’Égypte romaine, et il conclut que nous pouvons seulement les « entrevoir ». Ignorant, de nos jours, le contexte culturel de ces œuvres, ne pouvant accéder à leurs significations originelles, l’auteur pense que nous les contemplons simplement avec la profondeur intemporelle de notre regard.
4Pour l’écrivain, le savoir, historique, sociologique ou iconographique fait apparaître, autant qu’il masque, une image. Il émet par là des doutes sur les efforts de certains savants qui ont essayé de nous faire entrer dans l’œil d’une époque, en reconstituant analytiquement ses contextes sociaux, et il prend pour exemple le livre de Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance (Paris, Gallimard, 2020 [1972]). Sans critiquer le contenu de cet ouvrage important, L. Jenny reste convaincu que le fait de comprendre les raisons présidant à la création d’une œuvre n’aide pas pour autant à mieux la voir. L’opposition entre comprendre et voir est structurante dans le livre. En parallèle du regard érudit ou informé, l’auteur croit en l’existence d’un regard qui n’appartient qu’à nous, mais ne se livre pas aisément, et que notre rapprochement le plus intime aux œuvres d’art peut être atteint grâce à un « délestage » de notre propre savoir. Cette appropriation serait une question de temporalités et il suggère de ne pas nous presser : « Le retentissement d’une image tient aussi à son opacité, à la lenteur de son émergence, à sa réserve de visibilité qui ne diffuse que progressivement, ébranlant peu à peu mémoire et imagination » (p. 58). L’action de voir, qui pourrait être ressentie comme étant instantanée, est pour L. Jenny un cheminement sourd, presque inconscient. Il suggère de surcroît de ne pas nous soucier de maîtriser les images vues et de les laisser agir en nous.
5En prenant comme exemples les très nombreux portraits de Judith par Lucas Cranach l’Ancien, l'auteur aimerait retrouver le trouble premier qu’ils suscitaient, au-delà des commentaires iconographiques, historiques et psychanalytiques qui se sont accumulés sur ces images, en surchargeant la vision. Parfois, les meilleures tentatives de comprendre un artiste ne suffisent pas. C’est le cas de Gustave Courbet, dont le goût de l’obscur le rebute autant que la fermeture de ses horizons. Devant Un enterrement à Ornans (1849-1850), son premier tableau monumental, L. Jenny révèle comment il tente de saisir cette œuvre, grâce aux dires d’un autre peintre, sans résultat : « Même après que Soulages m’a désigné ces rares ouvertures, je reste vaincu par le sentiment d’une obturation de l’espace sans espoir... » (p. 125). Parmi les sujets, très divers, traités par G. Courbet, certains, comme ceux de chasse et les natures mortes représentant des truites, le répugnent franchement. Pour le voir, il cesse même de chercher dans ses œuvres l’espace ouvert et se contente des surfaces et de leur richesse matérielle. En suivant les recommandations de la critique d’art, l’auteur peut aller jusqu’à lui trouver un intérêt dans sa dimension historique, mais il s’agit dans ce cas d’une ligne très différente de « l’impact sensible » (p. 129) qu’une œuvre d’art puisse avoir sur lui. La valeur historique relève alors du « studium », représentant une connaissance nouvelle et intéressante qui vient enrichir sa propre vision, et non du « punctum », la valeur propre à l’image qui le touche au-delà de toute compréhension immédiate, termes qu’il emprunte à Roland Barthes.
6Un autre grand mérite de l’auteur tient du fait qu’il se détache des attributs de l’universitaire prédisposé à tout expliquer. Pour lui « Expliquer les images n’est pas les voir » (p. 14). Plus précisément, il considère que la force des images tient au fait « qu’elles aient pu survivre au monde de significations et de valeurs dont elles étaient issues et qu’elles représentaient pour partie » (p. 14).
7Observant que, pendant plusieurs siècles, la peinture n’a communiqué qu’à travers les gestes et les physionomies des personnages représentés, L. Jenny constate que, depuis le Quattrocento jusqu’à Édouard Manet, la tradition picturale a proposé des œuvres extraordinairement « parlantes », voire « bavardes » (p. 18). Toutefois, ce qui l’intéresse dans l’histoire de l’art est le moment où les images ont commencé à se vider graduellement de leurs symboles pour cheminer vers le silence, comme chez Jean Siméon Chardin, É. Manet ou Pierre Bonnard, en trouvant l’aboutissement dans l’œuvre de Giorgio Morandi.
8Puisque la vision émane d’un corps doté de synesthésie, l’auteur pense qu’elle peut engager plus que la simple perception optique. Le regard peut alors faire appel aux autres sens, tels que le toucher et l’ouïe. Pour le toucher, l’auteur prend comme exemple l’œuvre de Giuseppe Penone, qui cherche à étendre la sensibilité optique à la surface entière de la peau. Il observe que les technologies de l’image participent également à cette constante redéfinition du voir. Si la photographie a délibérément réduit le point de vue au monoculaire, à l’inverse, les spectacles immersifs de l’Atelier des Lumières suscitent l’illusion que le champ du regard est à la fois mobile, sans bords et immense, jusque sous nos pieds. L’Atelier des Lumières étant aussi un atelier des sons, l’ouïe est sollicitée en même temps que la vue.
9Parfois, L. Jenny donne l’impression de chercher le mystère. Il y parvient « En regardant des images énigmatiques », intitulé de la deuxième partie du livre (p. 73-201), où il dirige son regard vers des images qui perturbent et qui dérangent par leur anormalité. Chez Cranach l’Ancien, ce sont l’étrangeté et l’énigme qui captivent plus son attention, « c’est ce vide affiché par les Judith qui nous happe et nous entraîne sur cette scène mentale indéfinissable » (p. 90). Parmi les toiles de G. Courbet, ce sont Les Cribleuses de blé (1855) qu’il regarde plus volontiers, surtout pour leur caractère énigmatique. Face à Jean-Honoré Fragonard, L. Jenny voit plus qu’un peintre galant et pense qu’on peut le sortir de la mignardise des boudoirs pour observer l’étrangeté de ses œuvres. Il observe certaines des obsessions paysagères du peintre, comme le gigantisme végétal, la force des eaux courantes ou encore l’obscurité anormale de certains de ses feuillages, et suppose que quelque chose d’autre puisse se tramer au-delà de la futilité des jeux de divertissements mondains de ses tableaux.
10Dans sa quête du mystère, l’auteur s’intéresse également aux artistes qu’il qualifie comme n’étant pas « de leur temps » (p. 106), tels Thomas Jones ou Pierre-Henri de Valenciennes, ou à ceux se révélant n’être d’aucun temps, dont Alexandre Hollan. Ce qui l’attire encore plus, ce sont les œuvres qui résistent à leur association à un genre pictural, celles qui se prêtent à un discours interprétatif sans susciter pour autant d’émotion sensorielle. C’est le cas de la célèbre photo d’une femme aveugle, publiée par Paul Strand en 1917, ou du tableau inquiétant de Francisco de Goya, Têtes dans un paysage (1820), qui figure sur la première de couverture. Ce sont autant de représentations de l’acte de voir qui mettent en question notre maîtrise et notre capacité à saisir une image.
11L’auteur observe qu’une grande partie du travail plastique de Henri Matisse consiste à domestiquer au-dedans l’espace effrayant du dehors, en détectant chez lui « une véritable frayeur devant un excès d’extériorité » (p. 161). Il cherche aussi à comprendre l’intensité du monde graphique de Georges Seurat et il croit qu’une part du mystère de ses figures dessinées tient du fait qu’elles sont simultanément « absorbantes rayonnantes » (p. 146) et qu’elles semblent dotées d’une pesanteur nocturne et solitaire, intimement liée à la chromatique restreinte du noir et blanc.
12En confrontant la calme sérénité des photographies de Walker Evans, illustrant la vie de trois familles de métayers pauvres d’Alabama, et la prose de James Agee, L. Jenny les voit comme deux traductions différentes de la même expérience visible. Enfin, il retrace les tourments d’Alberto Giacometti vivant une expérience terrible en essayant, pendant plus de deux cents séances, de faire le portrait de son modèle, le philosophe japonais Isaku Yanaihara, sans jamais parvenir à le représenter. L. Jenny est convaincu que l’artiste devait passer par cette « folie du regard », afin de percer l’apparente banalité du visible et offrir une image en partage.
13À travers ces réflexions et ce parcours dans les images de l’art, L. Jenny ouvre le champ du regard à son extension variable, à ses complicités passagères et à son imprécision fondamentale.
Pour citer cet article
Référence papier
Claudia Moisei, « Laurent Jenny, La Folie du regard », Questions de communication, 45 | -1, 452-455.
Référence électronique
Claudia Moisei, « Laurent Jenny, La Folie du regard », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 15 juillet 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35647 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxv
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