Alexandre Gefen (dir.), Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle
Alexandre Gefen (dir.), Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle, Dijon, Presses du réel, 2023, 264 pages.
Texte intégral
1Les industries créatives sont parmi les secteurs les plus directement confrontés aux défis posés par l’intelligence artificielle (IA). Alors que de nombreux observateurs du domaine culturel se penchent souvent sur les enjeux de la propriété intellectuelle en lien avec l’impact de l’IA, il est rare de trouver des publications en français qui présentent des exemples de créateurs ayant intégré directement ces technologies dans leur travail. Cet ouvrage collectif vient combler ce vide en explorant les représentations, les significations et les utilisations créatives de l’IA, que ce soit dans la production de textes littéraires ou dans celle impliquant des sons, des images fixes ou animées.
2De plus en plus visibles et lisibles, les réalisations de la créativité non humaine sont devenues, ces derniers temps, des réalités concrètes en littérature et en art, désormais exposées et lues. Bien que l’on puisse aisément minimiser le caractère non humain de telles créations, étant donné que les IA sont conçues par des êtres humains et formées à partir de créations humaines, afin de générer des œuvres qui ressemblent à celles produites par des humains, les défis ouverts aux catégories traditionnelles de jugement esthétique et aux différentes méthodes d’évaluation artistique sont considérables. Sous la supervision d’Alexandre Gefen, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste des humanités numériques, des chercheurs, universitaires et artistes ont exploré les défis conceptuels et pratiques posés par l’évolution des technologies et de l’IA dans le domaine de la création artistique et littéraire, remettant en question de nombreuses notions traditionnelles liées à l’auteur, à l’originalité et à l’évaluation artistique.
3Dès l’introduction de l’ouvrage, A. Gefen soulève plusieurs questions : « peut-on parler d’une disparition de l’auteur ? Comment penser “l’auctorialité” de la machine dans ses dimensions variées (prestige, imputabilité...) ? Que faire d’une catégorie comme celle de l’originalité, pourtant fondatrice de l’art et de la littérature moderne depuis le xviiie siècle ? Comment analyser le style d’une œuvre artificielle, ses références, son intertexte ? Comment évaluer et juger une œuvre créée artificiellement ? » (p. 5). Ces questions trouvent des réponses à travers une série d’exemples concrets allant de Jonathan Swift aux bandes dessinées produites par des IA, en passant par les romans d’Alain Robbe-Grillet et Antoine Bello ou l’art accompagné par des drones.
4En scrutant la mécanique des arts et de l’intelligence artificielle chez Raymond Roussel, Philippe Bootz et Hermes Salceda remarquent que les dispositifs rousselliens ont été réappropriés par l’artiste et programmeur américain Ross Goodwin qui avait publié, en 2018, le premier roman écrit par une IA, intitulé 1 the Road (Paris, Jean Boîte), inspiré directement du célèbre roman de Jack Kerouac On the Road (New York, Viking Press, 1957). Reprenant les circonstances de l’écriture du roman originel, le dispositif élaboré par R. Goodwin, comprenant un Global Positioning System (GPS), une horloge et une caméra de surveillance, a généré directement un texte sur un ruban de machine à écrire ininterrompu, au cours d’un périple de quatre jours, que l’artiste a effectué de Brooklyn à La Nouvelle-Orléans. Le voyage, aussi filmé, modifie considérablement la perception de l’œuvre littéraire, dont le résultat, sous forme de livre, devient secondaire au regard de l’action performative réalisée en amont, l’élément central pour R. Goodwin étant la coopération complexe entre la machine et l’humain.
5L’étude menée par Barnabé Sauvage explore de manière plus approfondie cette collaboration et se focalise sur l’inquiétude liée à la substitution du travail humain par des machines, ainsi que sur la création d’une fiction autonome qui occupe une place centrale dans le roman Djinn. Un trou rouge entre les pavés disjoints d’Alain Robbe-Grillet (Paris, Éd. de Minuit, 1981).
6Dans le prolongement de cette analyse, les réflexions d’Anaïs Guilet sur les IA génératrices de texte à partir de la lecture du roman Ada d’Antoine Bello (Paris, Gallimard, 2016) l’amènent à s’attarder sur la question de la singularité auctoriale, sur le statut d’autorité et d’originalité de l’IA et à définir les termes de « littérature de genre » et de « paralittérature ». Si le roman d’A. Bello semble laisser supposer que les machines seraient capables de surpasser les humains, A. Guilet observe que « l’invention véritable, l’originalité pure ne s’exerce que rarement. La plupart des productions humaines restent médiocres si bien qu’elles pourraient être tout aussi bien produites par des machines : discours politiques, commentaires sportifs, annonces d’agence immobilière, mais aussi critiques littéraires et romans à l’eau de rose » (p. 124-125). Elle pousse même son argumentation jusqu’à soutenir que les auteurs pourraient être comparés à de simples machines et que les textes ne seraient rien d’autre que des données, avant de conclure que le personnage d’Ada incite davantage à mettre en évidence l’automatisation des processus créatifs humains qu’à pointer du doigt les menaces potentielles posées par les machines.
7En approfondissant ces réflexions et en se demandant comment aborder la lecture d’un roman créé par une machine, le professeur de littérature et d’art contemporain Pascal Mougin met en lumière le défi que de telles publications posent à la doxa littéraire en matière d’acceptation. De son point de vue, l’art contemporain a acquis une plus grande familiarité avec l’IA que la littérature, car la vision charismatique d’un ouvrage et la pureté de l’écriture ne sont pas soumises aux mêmes questionnements que ceux du domaine artistique.
8Dans cette optique, la lecture des ouvrages de Clemens Setz et Hermann Kant amène Bruno Dupont et Carole Guesse à nuancer les interprétations posthumanistes des fictions impliquant l’IA. Ils observent que ces fictions, loin de simplement célébrer les capacités de l’IA, mettent en avant les tensions et les ambiguïtés qui entourent l’intégration de la technologie dans le processus créatif. Cette approche permet de saisir les implications plus larges de la collaboration entre humains et machines dans la production littéraire. Parallèlement, Pierre Depaz identifie quant à lui une stylistique de la recherche linguistique en IA et s’emploie à élucider, par comparaison de deux stylistiques différentes, un mouvement dialectique dans l’appréhension du langage en général, avec une attention particulière portée à l’écrit. Son analyse met en évidence comment les algorithmes peuvent non seulement reproduire des structures linguistiques existantes, mais aussi créer de nouvelles, enrichissant ainsi le panorama littéraire contemporain.
9S’intéressant à l’existence des machines capables d’écrire ou de lire des textes dans des fictions, Valérie Beaudouin dévoile son projet de constitution d’une « machinothèque impossible » (p. 32) dont l’objectif serait de répertorier ce type de dispositifs à travers la vaste production littéraire mondiale. En prévision de cette collection de fictions ainsi rassemblées, elle envisage de la baptiser du nom de « Littératrothèque » (p. 32) en hommage au roman Le Littératron de Robert Escarpit, paru en 1964 (Paris, Flammarion – l’autrice mentionne de manière erronée 1954 comme date de publication), qui raconte les péripéties d’un entrepreneur avec sa machine autrice.
10Pendant ce temps, Nevena Ivanova étudie certaines incohérences dans le concept de « créativité computationnelle » (p. 67). En examinant les visions technocratiques de la créativité à travers des exemples spécifiques de pratiques artistiques engagées, elle souligne les contradictions et les défis posés par l’attribution de la créativité à des machines. Cette critique ouvre la voie à une réflexion plus nuancée sur les capacités réelles des IA en matière de création artistique. François Levin, quant à lui, se penche sur les algorithmes d’intelligence artificielle et émet des suppositions concernant les machines créatives herméneutiques. Son étude explore comment ces algorithmes, en interprétant et en produisant des textes, peuvent développer une forme d’herméneutique propre, contribuant ainsi à une nouvelle compréhension de l’interaction entre machine et sens littéraire.
11Afin de mieux comprendre la spécificité des chatter-bots conçus à des fins artistiques, Nikoleta Kerinska explique d’abord le concept d’agents intelligents en identifiant leurs fonctionnements et applications. Elle prend ensuite comme objets d’étude l’agent Ruby, alter ego virtuel du personnage homonyme du film de science-fiction Teknolust, réalisé par Lynn Hershman Leeson en 2002, et Sowana, critique d’art virtuelle, projet du collectif artistique Cercle Ramo Nash.
12Poursuivant cette exploration des technologies numériques et leurs impacts sur la création artistique, Ada Ackerman s’arrête sur l’importance grandissante des drones dans notre vie quotidienne et remarque que ces engins entraînent une transformation culturelle qu’elle qualifie de « dronisation » (p. 133), concept emprunté à Rob Coley et Dean Lockwood, chercheurs et auteurs ayant exploré les implications sociales et culturelles de l’utilisation des drones dans la société contemporaine. En effet, ces derniers font de plus en plus fréquemment leur apparition dans le monde de l’art contemporain et suscitent l’imaginaire des écrivains qui abordent non seulement leurs multiples conséquences et impacts militaires, géopolitiques, diplomatiques, éthiques, sociaux ou philosophiques, mais aussi les expériences vécues par les pilotes de drones, avec leurs défis et dilemmes professionnels. Les anticipations et les récits dystopiques autour de ces thèmes se sont d’ailleurs multipliés. Au sein de ce corpus littéraire en pleine expansion, l’auteur se penche spécifiquement sur le roman L’Opium du ciel de Jean-Noël Orengo, publié en 2017 (Paris, Éd. Grasset), en raison d’une caractéristique unique : le drone y joue autant le rôle de personnage central, que de narrateur à la première personne. Ce drone, surnommé Jérusalem, incarne de manière exemplaire la condition de l’écrivain à l’ère du numérique, plus hybride que jamais.
13En scrutant les univers de la fiction cinématographique, Claire Chatelet explore les thèmes des émotions, de la rupture et de la conscience des machines, en prenant comme exemples le film Sayônara de Kôji Fukada (2015) et l’œuvre numérique Penser voir de Thierry Fournier (2018). Pour amorcer sa réflexion, elle s’interroge sur l’expérience sensorielle propre à la machine ainsi que sur la notion d’image, en s’appuyant sur les travaux artistiques de Trevor Paglen dans le domaine de l’apprentissage automatique. L’objectif est de mettre en évidence ce qui se joue non pas dans les représentations ou simulations d’intelligences artificielles, mais dans les images créées directement par ces systèmes.
14Un dernier article est consacré à la bande dessinée. L’artiste multidisciplinaire Ilan Manouach présente son œuvre Fastwalkers (Athènes, Éd. Onassis, 2022), la première bande dessinée synthétique écrite avec l’aide d’une intelligence artificielle. Il la décrit comme une méditation non linéaire sur l’apprentissage machine, célébrant la poétique inattendue de la computation générative et explorant son potentiel pour créer de nouvelles lectures. Cette démarche représente une réinvention de cet art, qui remet en question le concept traditionnel de création, en se penchant sur les perspectives de ce qui peut être accompli avec une bande dessinée conçue non pas comme quelque chose de figé avec des structures, des histoires et des émotions immuables, mais comme un projet en constante évolution. Dans ce cadre, de nouvelles formes d’intuition peuvent émerger et de nouvelles méthodes techniques peuvent être développées, en fonction des besoins spécifiques de l’artiste.
15Bien qu’offrant des perspectives riches et attrayantes, ces diverses approches ne sont pas exhaustives et ouvrent la voie à des recherches futures, visant à approfondir notre compréhension de la créativité artificielle, à perfectionner les démarches existantes et à en découvrir de nouvelles, ce qui promet un avenir passionnant pour la recherche dans ce domaine en constante expansion. Reste à évaluer comment les lecteurs et les médiateurs artistiques réagiront à de telles initiatives créatives impliquant l’IA. En somme, ce sont eux qui, en grande partie, influenceront l’orientation des œuvres concernées, ainsi que leur niveau de popularité.
Pour citer cet article
Référence papier
Claudia Moisei, « Alexandre Gefen (dir.), Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle », Questions de communication, 45 | -1, 447-452.
Référence électronique
Claudia Moisei, « Alexandre Gefen (dir.), Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35640 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxu
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