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Notes de lecture
Culture, esthétique

Blanche El Gammal, L’Orient-Express raconté par les écrivains

Didier Francfort
p. 445-447
Référence(s) :

Blanche El Gammal, L’Orient-Express raconté par les écrivains, Paris, Éd. Phébus, 2021, 352 pages.

Texte intégral

1Blanche El Gammal a soutenu en 2016 une thèse de doctorat en littérature générale et comparée sur le « mythe européen » de l’Orient-Express. Elle s’en est inspirée pour publier aux éditions Les Belles Lettres un fort volume de 625 pages paru dès 2017 (L’Orient-Express. Du voyage extraordinaire aux illusions perdues, Paris). Cette première publication a été l’occasion d’inscrire clairement sa recherche à l’opposé des évidences et des discours ressassés sur le luxe et la nostalgie d’un âge d’or. L’abondant corpus international qu’elle a su rassembler ─ qui ne s’en tient pas à quelques textes de référence incontournables ─ met en évidence, au contraire, des phénomènes de désenchantement qu’il est utile de porter à la connaissance d’un vaste lectorat prêt à découvrir des œuvres moins connues évoquant le voyage en train vers l’Orient et une Europe centrale plus ou moins rêvée.

2L’autrice propose à présent un nouveau livre intitulé L’Orient-Express raconté par les écrivains. Le format de poche rend l’ouvrage maniable et le lecteur trouvera sans doute plaisant de l’emporter dans ses voyages en train, y trouvant une prose, dans le sens où l’entendait Blaise Cendrars dans sa Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (Paris, Éd. Les Hommes nouveaux, 1913), un rythme et un caractère de littérature « populaire ». Car l’ouvrage est bien une anthologie commentée et raisonnée de la littérature qui porte sur le célèbre grand express et qui n’évoque qu’occasionnellement les autres grands trains internationaux. B. El Gammal a dû procéder à des choix tant la matière est abondante. Elle les assume avec clarté et conviction. La question de la qualité littéraire des œuvres citées n’est pas un critère et le livre comporte des textes de nature différente : cela va d’un poème flamand de Jan Schepens traduit par son auteur à des articles de journaux écrits souvent à des fins publicitaires. Il est étonnant de voir comment, dans un ouvrage qui semble de dimension modeste et dans un volume de poche, ont pu être rassemblés (ou parfois simplement évoqués, cités sans être joints au corpus) des textes rendant aussi bien compte du caractère « polymorphe » (p. 7), comme le note B. El Gammal, de la littérature de l’Orient-Express.

3L’autrice apporte dans sa présentation des textes, son introduction, des éléments de réflexion qui dépassent les simples données informatives sur telle ville frontalière des Balkans ou tel événement politique, une véritable réflexion théorique et méthodologique qui doit intéresser les chercheurs. Si elle parvient à donner la priorité aux « textes rares, inaccessibles, oubliés » (p. 7) tout en n’oubliant pas les textes évidents, les grands noms ─ le fameux roman policier d’Agatha Christie est cité à la page 246 ─, c’est en grande partie parce qu’elle n’a pas hésité à utiliser ce « bricolage » méthodologique dont le sociologue Charles Wright Mills a fait l’éloge. Elle a découvert une masse de textes étonnants, issus de contextes très différents, en cherchant pendant des années. Sa méthode, comme elle le reconnaît (p. 8), recourt à l’« intuition », à l’« association d’idées » et au « hasard ». C’est à dire que, pour le lecteur, la recherche présentée ici de façon lisible pour tous s’inscrit dans une dimension immédiatement à l’échelle humaine sans qu’il soit nécessaire de faire appel au big data ou à des investigations numériques pour avoir accès à ce que nous disent les textes. L’« association d’idées », le regroupement et la présentation des textes qui mêle la logique chronologique et une approche thématique, font de ce livre un parent scientifique des polars qui auraient appris les leçons du docteur Sigmund Freud.

4Ainsi cette anthologie de textes évoquant un objet a priori très limité apporte-t-elle une donnée importante pour la pratique de la recherche ainsi que l’organisation des institutions scientifiques et académiques. Paradoxalement, à l’heure où l’on utilise le terme « humanités » en oubliant souvent son origine classique et en reprenant de façon peu sourcilleuse son usage anglophone, des institutions universitaires et des organisations dédiées à la recherche ont cru bon de séparer (dans l’intention, sans doute louable, de renforcer les disciplines « faibles » face aux sciences « dures »), d’un côté ce qui relève des sciences humaines et sociales se prévalant de rigueur et de scientificité et, de l’autre, les arts et les lettres suspectés d’être livrés à une forme d’impressionnisme plus sensible que raisonné. Ce livre contribue à renverser cette barrière. Le recueil de textes, établi précisément et commenté, apporte autant à l’histoire des relations internationales, à l’histoire culturelle qu’aux études littéraires. L’interdisciplinarité n’a pas à être proclamée pour être pratiquée.

5Un des apports de ce livre est bien de contextualiser la littérature et de ne pas la limiter aux grands textes canoniques. B. El Gammal fait appel à des références cinématographiques mais aussi à l’histoire de la bande dessinée. Ainsi, les lecteurs de Tintin seront-ils heureux de trouver les origines de la Syldavie et de la Bordurie dans les États imaginaires et des coins perdus des confins de l’Europe tels que la Ruritanie créée en 1894 par Anthony Hope, mais ils regretteront peut-être que l’évocation des bachi-bouzouks (p. 196) chers au capitaine Haddock n’ait pas été accompagnée d’une note explicative alors que, dans l’ensemble de l’ouvrage, une solide érudition répond à tout ce qui pourrait échapper à un public non spécialisé.

6On l’aura compris, le lecteur familier de l’Europe centrale et orientale ou non, chercheur en sciences humaines et sociales et dans les domaines des lettres et des arts ou non, ou simple curieux trouvera de quoi le surprendre. Ce livre est un livre d’histoire et d’histoires qui aide à traverser non seulement les paysages des confins de l’Europe mais aussi les époques. Les sources convoquées permettent en effet de reconstituer la complexité des sociétés contemporaines en associant les réalités et les fantasmes, poussés jusqu’au paroxysme dans les extraits pornographiques écrits par Guillaume Apollinaire. Bien des évidences sont ainsi bousculées, ne serait-ce que celles qui révèlent la perception des nations et des États d’Europe centrale et orientale. Alors, on découvre qu’Albert Londres éprouve une certaine sympathie, si ce n’est une certaine admiration, pour les activistes de l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne, souvent assimilés à des terroristes. On découvre aussi que des voyageurs occidentaux peuvent se sentir plus proches de la société turque que de la société bulgare.

7L’anthologie des textes sur le voyage en Orient-Express rassemblée, commentée, guidée par B. El Gammal invite non seulement à un voyage imaginaire, mais aussi à une remise en cause profonde des frontières arbitraires entre les genres littéraires, entre les cultures nationales. C’est toute une réécriture permanente de la carte de l’Europe et de son histoire qui est en jeu.

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Pour citer cet article

Référence papier

Didier Francfort, « Blanche El Gammal, L’Orient-Express raconté par les écrivains »Questions de communication, 45 | -1, 445-447.

Référence électronique

Didier Francfort, « Blanche El Gammal, L’Orient-Express raconté par les écrivains »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35627 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxw

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Auteur

Didier Francfort

Cercle, Université de Lorraine, F-54015 Nancy, France didier.francfort1[at]gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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