Norbert Alter, Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part
Norbert Alter, Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part, Paris, Presses universitaires de France, 2022, 306 pages.
Texte intégral
1Un individu doit-il être défini avant tout par sa position sociale ? Ou se passe-t-il aussi « autre chose » dans sa vie qui le caractérise, et vient orienter son parcours ? Afin de répondre à ces questions – et précisément parce qu’il se pense comme une réponse à ces questions… –, Norbert Alter se livre à une autobiographie sociale qui interroge les notions de classe et de place, ou plutôt, il met en place un dialogue avec un personnage, Pierre, avec lequel le narrateur-sociologue se lie d’amitié, dit-il, et qui lui raconte sa vie. C’est une façon singulière et dialogique de s’aborder soi-même comme sujet et objet de l’enquête. N. Alter s’altérise (« Pierre est mon double » [p. 7]) : il devient le scribe et l’ami, à l’écoute de lui-même… L’un et l’autre, Pierre et Norbert, le sociologue, se retrouvent donc dans un café de l’avenue de la Grande-Armée, à Paris, vont visiter quelques lieux de l’enfance de Pierre en région parisienne, à Athis-Mons, partent à moto le long des boucles de la Seine, en Normandie, à Trouville-sur-Mer, en Ardèche, boivent du brouilly... et finissent par partir en Norvège. La fiction dialogique, qui pose un cadre par lequel on cherche à comprendre une vie humaine par l’échange, sert d’écrin à ce récit autobiographique heuristique. Cette narration évoque des faits bien réels, comme l’indique très clairement le sociologue en entretien avec une journaliste sur France Inter (https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10/le-7-9h30-l-interview-de-9h10-du-mercredi-31-mai-2023-6383721, consulté le 18 avr. 2024). Professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine (actuellement Paris-Dauphine – PSL), N. Alter (né en 1952) y a dirigé le Centre d’études et de recherche en sociologie des organisations, et enseigne à Sciences Po ; il est l’auteur de Sociologie de l’entreprise et de l’innovation (Paris, Presses universitaires de France, 1996), L’Innovation ordinaire (Paris, Presses universitaires de France, 2000), Sociologie du monde du travail (Paris, Presses universitaires de France, 2006), Donner et prendre. La coopération en entreprise (Paris, Éd. La Découverte, 2009). Pierre, on ne sait pas. Ou plutôt, si, cela semble être pareil. De Pierre on ne connaît que le début du parcours, l’enfance et la jeunesse, qui surgissent du dialogue avec « le sociologue ».
2L’ouvrage est tout à fait prenant et passionnant à lire : le trouble de l’incertitude sur celui dont on raconte la vie, d’abord l’étrange histoire de l’enfant « Pierre » (qui a la même terminaison que Norb-ert), ensuite. Espace familial chaotique (« dans sa vie, rien n’est prévisible » [p. 38]), assez inquiétant, père emprisonné à plusieurs reprises, mère à la fois violente et impudique à la limite de l’inceste, déménagements incessants du fait de loyers de logements sociaux constamment impayés par les parents, sentiment de honte à l’égard de sa mère, et d’elle vis-à-vis des autres enfants, marginalisations scolaires, font de l’enfance de Pierre quelque chose de tout à fait anomique. Norbert, l’interlocuteur sociologue rationalisateur de Norbert-Pierre-qui-a-vécu-tout-cela, en déduit qu’un destin naissant, qu’une enfance, qu’une formation humaine peuvent échapper à la logique de classe, et de place. De place, en effet, il n’y en a pas pour Pierre, tant il est toujours à côté, en dehors, dormant chez la famille d’un ami (p. 43), ou en marge. De classe, il n’y en a pas vraiment, car la famille ne se vit pas comme appartenant au milieu populaire dans cette banlieue parisienne populaire d’Athis-Mons, et se trouve rejetée par celui-ci. N. Alter insiste sur le caractère atypique de ce milieu, exceptionnel, caractérisé par un « vide social » et une certaine « anomie mortifère » (p. 7), qui rendent cette enfance assez singulière. La détermination de classe passe ainsi, selon lui, après celle de la déstructuration (mot qu’il n’emploie pas) familiale, psychique et sociale.
3Si le parcours du jeune « Pierre » (qui roule et amasse mousse, finalement), se constitue, et n’est pas celui qui semblait le plus logique (malgré une scolarité le plus souvent difficile, il devient le professeur d’université que l’on vient d’évoquer), c’est aussi grâce à des déviations constituées par des attentions singulières, ce que N. Alter nomme discrètement des « fées » : amoureuses (d’un autre monde social), enseignants, mère d’un ami qui regardent Pierre et l’entendent, ne l’enferment pas dans ce qu’il tend à être, mais lui permettent de continuer, de poser davantage d’être, de passer plus loin. Des dérivations se constituent ainsi, grâce à des rencontres, qui font que le déterminisme social ne fonctionne pas de façon implacable, ne peut être pensé comme tel pour N. Alter. « Pierre aurait dû vivre dans la misère et aller en prison, mais il a finalement échappé à son destin social, à ce que les sociologues nomment la reproduction » (p. 9). Cette histoire, note l’analyste social, est donc « sociologiquement inconcevable » (ibid.).
4On remarquera l’élégance et la discrétion qui, dans l’ouvrage, consistent à ne pas mettre en avant la notion, certes employée, de « transclasse », à la suite de Chantal Jaquet (Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses universitaires de France, 2014) et d’autres – réalité, d’abord littéraire, peut-être, devenue un topos narratif plus que convenu, occultant les parcours mêmes, formant un mot clé facile. D’ailleurs, selon N. Alter, « Pierre n’abandonne pas une classe pour une autre. Il structure sa vie dans une sorte d’entre-deux sociologique (ni ici ni ailleurs) » (p. 171). En effet, « [t]ous ceux qui ont quitté un village pour aller dans un autre, tous ceux qui ont changé de place, de classe, de statut ou de genre […] n’abandonnent ni leur identité ni leur culture d’hier pour endosser celle d’aujourd’hui, pas plus qu’ils n’associent solidement les deux dans un bricolage salutaire. Ils ne parviennent jamais à être complètement ici, pas plus qu’ils ne demeurent ailleurs. Et souvent, ils ne le souhaitent pas. Ils se socialisent dans l’entre-deux, le ni ici ni ailleurs, le nulle part. Selon un paradoxe aisément compréhensible, ils se trouvent à la fois plus distanciés et plus engagés que les natifs » (p. 297). Ni classe ni place : c’est un parcours d’entre-deux qui est donné à lire, dans un dialogue (c’est-à-dire dans un autre entre-deux).
5L’ouvrage est structuré en chapitres qui indiquent les différents « espaces » qui contribuent successivement à former Pierre : « Maison », « Travail », « École », « Filles, « Fautes », « Politique », « Voyages ». La maison est surtout ce qui lui manque ; le travail, la contrainte qui contribue à le former et à l’émanciper, tout en lui faisant découvrir l’importance de la rue ; l’école, le lieu de la connaissance, tant qu’il est possible de l’acquérir, et la maison symbolique ; les filles sont celles qui permettent de passer à autre chose, socialement également ; les fautes, ce qui donne lieu à l’acquisition de la liberté, à la confrontation régulatrice (avec un policier) et suscite l’exercice de la réflexivité ; la politique, l’élan vers puis le retrait à l’égard des positions communiste et d’extrême gauche, et l’inscription dans une dynamique collective, la distance prise avec celle-ci, tout aussi bien ; les voyages, comme une façon de vivre un « à part » social, de s’inscrire dans le sillage de la Beat Generation et de chercher – l’absence de place. Les sept thèmes s’enchaînent chronologiquement en une double construction du récit sociologique (on a là une forme de « sociologie narrative », pour reprendre le concept de Sophie Hellégouarch, Jean-François Laé, Annick Madec, Numa Murard et Émilie Potin [« La possibilité d’une sociologie narrative », Revue des sciences sociales, 68, 2022, p. 89-105]), dessinent donc « les mondes » formateurs de Pierre, sont des espaces et des rencontres, des interactions (non désignées ainsi), qui forment aussi le sujet social.
6La narration réflexive insiste sur la place de la « maison » (p. 23 sqq.) qui devient presque un concept, formé de ce qui manque au jeune Pierre, un espace repère et source. Parfois, dans l’instabilité, l’école sera cette maison. Cette instabilité familiale entraîne, « faute de discipline sociale » (p. 38), la non-acquisition de capital social. Il peine dès lors à trouver sa place, car « lui se trouve exclu par les dominants et les dominés » (p. 38). Il s’identifie socialement au Lumpenproletariat de Karl Marx (p. 39). Il souffre de la faim (p. 40), se voit interdire la lecture parce que cela consomme de l’électricité (p. 41), part de chez lui à quinze ans (p. 42). Il se souvient des visites à son père en prison (p. 144). Lui-même volera des mobylettes en bande (p. 182).
7Pierre n’est pas blessé par « ‘‘la violence symbolique de l’école’’ » : « Issu d’un milieu économiquement et culturellement faible, il devrait pourtant avoir été blessé par ce que les sociologues nomment pompeusement ‘‘la violence symbolique de l’école’’, la propension des classes dominantes à imposer leur culture aux ‘‘dominés’’, en méprisant leur ‘‘habitus’’ à travers les programmes scolaires. Lui a connu la douceur symbolique de cette institution, la capacité des enseignants à le reconnaître pour lui donner une place, du bien-être, un peu de sens. Peut-être parce qu’il n’appartient pas à une classe, avec des propres systèmes de valeurs et ses normes. En tout cas, il ne perd rien à apprendre le langage des ‘‘puissants’’ et se love confortablement dans leur culture » (p. 96).
8Au lycée, on lui dit « Continue ! ». Une professeure d’histoire, un professeur de français jouent un rôle important pour lui (p. 104, 114, 119). Il s’étonne de la tolérance de l’institution à son égard (p. 118). De même, « [il] ne parvient pas à se faire à l’idée que l’école est capitaliste : elle se trouve habitée de profs critiques, elle lui donne sa chance » (p. 213).
9Il fait une expérience de la différence – et de la domination – sociale à Trouville-sur-Mer lorsqu’il travaille aux Roches Noires comme livreur de repas à domicile auprès de familles riches. Aux regards et aux attitudes, il comprend qu’« il n’est pas du même monde » et éprouve un sentiment d’humiliation (p. 63). Son père sera fier qu’il obtienne le baccalauréat et lui fera imprimer des cartes de visite portant la mention « bachelier » (p. 78).
10L’expérience forte, de référence pour celui qu’il deviendra, est sans doute celle de devoir lever un monte-charge mécanique chargé de 100 ou 200 kilos, alors qu’il est blessé. Il va au bout de ses forces, pour surmonter l’épreuve humiliante que semble lui imposer son nouveau patron (p. 68), dans ce café parisien de la porte d’Italie : « Alors il se met tout entier dans son geste. […] Il ne veut pas montrer sa souffrance au patron. […] Dans cette manivelle, il tient son destin en main. Alors jamais il ne ralentit le mouvement de son bras » (p. 69). Sa vie eût été différente, sinon, s’il avait ralenti, ou interrompu son geste, estime-t-il. Il fait de ce moment et de ce geste le moment par lequel il surmonte la difficulté et son destin, un moment de référence dynamique.
11Un autre (véritable) turning point de son parcours apparaît (p. 102) quand il ne peut entrer à Institut des hautes études cinématographiques (1943-1986) ; il s’engage alors dans des études d’histoire, qui ne l’intéressent pas (« Il passe alors quatre années à s’ennuyer dans une université parisienne » [p. 122]). L’université de masse apparaît. Il est difficile pour l’universitaire-lecteur de ne pas citer une partie de ce qu’en dit N. Alter : « Comme lui [Pierre], la majorité de ses condisciples s’y trouve par incapacité à faire autre chose, par naïveté, par paresse ou par inadvertance. Les autres étudiants s’orientent vers les ‘‘prépa’’ ou les écoles en quelque chose. L’université de masse repose sur la même logique que l’industrie de masse lorsqu’elle a rompu avec la logique des métiers : elle produit plus d’étudiants avec moins de moyens par tête (augmentation de la productivité), en baissant le niveau d’exigence (diminution de la qualité des enseignements), avec un pourcentage élevé de rebut (étudiants ne terminant par leurs études) et une attention au process (cursus étroitement standardisé) supérieure à celle apportée au produit (employabilité des étudiants) » (p. 123).
12Le nombre d’étudiants empêche la relation avec les professeurs et le suivi individuel : « Le modèle repose sur l’autonomie des étudiants, que les enseignants ne peuvent plus suivre individuellement ». Le public estudiantin se trouve « un peu ahuri de se trouver responsable de son projet de vie » (ibid.). Pierre découvre alors qu’il peut paresser, et travailler à côté pour gagner sa vie.
13Plus tard, il devient déménageur. Il est alors celui parmi les gars qui présente bien et qui a « la mission d’assurer le contact avec les clients dans les beaux quartiers » (p. 80 sqq.). Il éprouve dans ce métier le « délicieux sentiment de socialisation » (p. 88) en participant à l’engagement collectif, dans l’effort soutenu. Il rencontre encore la différence sociale, qu’il éprouve par son corps et ses vêtements (p. 172) : lorsque, employé de restaurant, il retrouve sa copine, « [i]l sait que son propre corps diffuse l’odeur des frites, qui n’a pas eu le temps de se dissiper. Et puis, surtout, il n’a pas de Clarks, les chaussures en daim à la mode, celles qui signifient qu’on est dans le coup, comme les autres » (p. 132). Quand, garçon de café, il vole son patron, c’est avec le sentiment de réparer une faute « en récupérant ce qu’on lui vole », « l’humiliation que lui font vivre certains patrons, l’absence de respect du droit du travail, la mise à l’épreuve quotidienne de son énergie » (p. 185).
14En 1968, il fait l’expérience de la mobilisation collective mais se détache du mouvement politique et social ; il passe alors du « nous » au « je » (p. 233). Il porte un regard social, en tant que garçon de café, sur « les gauchistes », qu’il voit avant tout comme de jeunes bourgeois (p. 129-130). Son expérience l’amène à dénoncer le discours, perçu comme sans assise sociale : « Ils expliquent aux dominés le sens de leur histoire et prennent la parole à leur place. Mais que savent-ils de la violence capitaliste, eux qui n’ont jamais tourné une manivelle de monte-charge pendant les mois d’été, jusqu’à en crever ? Que savent-ils, dans leur chair, de l’exploitation ? » (p. 225-226). Dans une manifestation contre les CRS (membres des compagnies républicaines de sécurité), il renonce à lancer un pavé car, à la différence des activistes décrits par Romain Huët dans Le Vertige de l’émeute (Paris, Presses universitaires de France, 2019) qui ressentent, comme l’auteur, la jouissance sensible de l’affrontement, « il ne parvient pas à inscrire son corps dans ce geste, incapable de le justifier » (p. 234). Néanmoins, « [i]l finit par se taire, mais demeure fidèle à l’esprit de Mai » (p. 235).
15La véritable expérience formatrice (la dernière de l’ouvrage) sera pour « Pierre » la découverte de la Beat Generation, (« c’est pour lui une révélation, au sens religieux du terme » [p. 239]) qui advient par l’intermédiaire de son professeur de philosophie. « Il y trouve le cadre idéologique et moral parfait pour rendre compte de sa différence et la clamer légitimement : le monde l’a choqué, il le choque à son tour » (p. 239). Il accède à une « fierté de jeune homme libertaire » et s’oppose aux règles de la société. Cela lui permet de « donner un sens à l’aventure de sa vie familiale […]. Il admet que son expérience sociale l’a choqué et qu’il ne peut absorber ce choc dans la seule rhétorique révolutionnaire » (p. 243). Le mouvement de la Beat Generation énonce à ses yeux un monde meilleur plus qu’il ne dénonce un monde mauvais (p. 244). Avec un ami, Antonio, il part donc à la suite imaginaire de William Burroughs, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg ou Jack Kerouac et se retrouve dans un festival de pornographie à Copenhague, voyage vers Ushuaïa à travers l’Amérique du Sud, puis en Californie, au Canada ; il s’agit pour eux « d’accéder à l’infinitude en singeant leur liberté » (p. 255). Il élabore un court manuel de l’auto-stop, « La conscience du pouce », dont on lit le texte, il découvre les drogues, en passant, rencontre des vétérans américains de la guerre du Viêt Nam, vit quelque temps dans une communauté hippie, où il découvre une sexualité désérotisée…
16Cette auto-analyse sociale distanciée, placée dans un dialogue agréable et humain, vivant (qui dit aussi que l’enquête n’est pas douloureuse, ou ne l’est pas constamment), s’inscrit en miroir inversé, pour le lecteur de sciences sociales et de littérature française contemporaines, avec le récent Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe (Paris, Éd. La Découverte, 2021) de Rose-Marie Lagrave (voir la notice d’Anne Piponnier dans le Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, mars 2023), le Retour à Reims de Didier Éribon (Paris, Fayard, 2009), l’analyse d’Édouard Louis dans En finir avec Eddy Bellegueule (Paris, Éd. Le Seuil, 2014), ou encore les récits d’Annie Ernaux, qui pensera d’ailleurs avec l’obtention de son prix Nobel de littérature avoir « vengé [sa] race ». Dans leur analyse de ces récits de transclasses, Laélia Véron et Karine Abiven (Trahir et venger. Paradoxes et récits des transfuges de classe, Paris, Éd. La Découverte, 2024) estiment qu'ils forment un nouveau mythe social. Ici cependant, point d’objectivation à partir de documents et d’archives, point de logique bourdieusienne de domination et de déterminisme social, point d’écriture sèche sensible à la douleur ou vengeresse faisant saisir l’expérience de l’intérieur, mais une description analytique et une attention portée à la perception de l’enfant, et aux rencontres singulières. Parfois, des éléments très proches de ce qu’a pu écrire É. Louis apparaissent (l’amie d’un autre milieu qui l’éduque à autre chose, la gêne et la honte sociale : « Comment ranger le couteau ? Comment s’essuyer la bouche ? » [p. 153] lors d’un repas bourgeois, chez les parents de son amie Véronique), mais ils sont compris fort différemment, davantage sur le mode de l’éveil maladroit et chancelant, de l’incertitude et de la honte que du changement social forcené conduit avec hargne (É. Louis, Changer : méthode, Paris, Éd. Le Seuil, 2021) en une transformation radicale de soi voulue de façon obstinée. Ici, c’est plutôt l’autre qui fait quelque chose, qui fait que ça bouge, non sans difficulté, pour Pierre. On échappe aussi à l’analyse psychologique ou psychanalytique, malgré le visage parfois inquiétant de l’enfant présenté au lecteur (ou de sa mère) qui appelle spontanément un réflexe clinique, et le caractère limite des situations familiales vécues. « Une traversée » pourrait être un autre titre de l’ouvrage.
17Une proximité avec les récits et analyses d’É. Louis réside également dans le recours (temporaire et ensuite dépassé) du jeune Pierre à l’explication marxiste, que l’étudiant de la Sorbonne a en effet un temps mobilisée. En effet, il se pense alors, à partir de catégories marxistes qui lui permettent de « trouver des explications pour euphémiser son histoire familiale. Il se réfère ainsi à une vision verticale de la société (riches/pauvres, bourgeois/prolétaires) qui le conduit à opérer un bricolage identitaire salutaire : il se définit comme l’élément d’un groupe social dominé, pas comme un habitant de nulle part. Cette lecture le réconforte, comme un baume sur une plaie. Ne trouvant ni issue ni justification à sa misère, il en souffrait. L’accès à une vision verticale du monde lui permet de reconsidérer tout cela en faisant basculer son expérience subjective en situation objective, ses tracas personnels en problème de société. Sa situation matérielle résulte alors d’une situation de classe, que ses parents ne peuvent transformer individuellement » (p. 217-218).
18Il lui reste de cette inscription idéologique une trace nostalgique : « même si je n’y crois plus, j’aime encore me bercer de cette rhétorique. Elle explique tout, elle veut le Bien, rien que le Bien » (p. 221), avoue le Pierre adulte, c’est-à-dire Norbert.
19Sans classe ni place indique bien la thèse sociologique portée ici par N. Alter, qui prolonge ainsi, sur et en lui-même, le travail mené sur les parcours singuliers d’entrepreneurs issus de la diversité, handicapés, femmes et homosexuels (La Force de la différence, Paris, Presses universitaires de France, 2012). « L’idée est pourtant simple », conclut N. Alter « si la différence ne tue pas, elle permet d’envisager plus librement le monde. Mais, surtout, l’expérience de la différence construit plus souvent notre identité qu’on ne le suppose » (p. 289). Le récit de cette « différence » vécue et éprouvée va au-delà de l’enfance et de la formation universitaire : la vie sur la route, au cours de voyages sans moyens, effectués partout dans le monde, dans le sillage d’A. Ginsberg ou de J. Kerouac, est donnée comme extrêmement formatrice et fondatrice d’une liberté inamissible. L’investigation autobiographique est aussi une archéologie théorique, tant « le choix des théories explicatives trouve en partie ses sources dans notre histoire personnelle » (p. 7). N. Alter explique que ce qui change un parcours c’est, précisément, la rencontre de l’altérité, hors structure de classe et place assignée : « On considère trop souvent qu’une trajectoire de vie résulte de l’appartenance à une catégorie sociale, laquelle détermine la culture, les affects et les projets de chaque individu, seul face à l’histoire, ou prisonnier de son histoire de classe. Pas de fées, là-dedans. Rien que des faits majoritaires. On oublie alors qu’entre la société et un individu, il existe des échanges avec les autres, parfois formidables, qui produisent espoir et engagement » (p. 297-298). Les derniers mots du livre sont ainsi : « on n’est jamais seul » (p. 299). De cette narration de soi désubjectivée, N. Alter conclut à « l’indiscipline sociale » : « pratiquée subrepticement par des millions d’entre nous et tolérée par d’autres millions. Elle n’a pas de sens historique, elle ne représente que le misérable moyen de s’accommoder avec le monde. Au moins à l’occasion, on vole un morceau de place, on trafique un rôle et on se moque des conventions pour accéder un peu plus à nous-mêmes » (p. 298).
20Sur le plan de la communication, qui n’est évidemment pas en soi l’objet de l’ouvrage (mais celui de cette revue) mais se trouve en réalité traitée de mille façons en tant que phénomène social lié à l’activité, on remarque d’abord la forme dialogique dans l’expression de la relation à soi, qui permet une narrativisation de soi, séparant l’enquêtant de l’enquêté, comme deux instances psychiques, l’une à aller chercher, ou remontant à la surface, l’autre à l’écoute, ou effectuant une prise synthétique de la position de l’enquêté. L’analyse des situations sociales vécues pousse à plusieurs reprises N. Alter à s’intéresser aux marqueurs sociaux du langage et de l’expression, par exemple quand il évoque les façons de nommer le vin (p. 89), de celles de ses comparses déménageurs à celles de ses relations bourgeoises, du « Putain, c’est du bon ! » au « mélange fruits verts et agrumes, un peu minéral » (ibid.)… Le marquage social du langage apparaît également dans le couple amoureux : « Son père conduit une belle DS gris métallisé. Elle parle un français posé, un peu recherché, comme si elle avait appris à respecter et à chérir les mots. Elle sait être élégante comme une jeune dame » (p. 138). Ce marquage apparaît aussi dans la prononciation des mots, ainsi fait-il rire quand il prononce mal le terme « yacht » dans un dîner bourgeois chez les parents de sa copine, avant d’en ressentir de la honte (« Il a envie de fuir, comme un chien maltraité » [p. 173]). Le jeune Pierre éprouve également la pauvreté du vocabulaire qui « renvoie à la misère de sa culture » (p. 108). La transmission culturelle par le récit et la culture implicite sont aussi abordées : il se trouve confronté, en classe, aux contes qu’il ne connaît pas, qui ne lui ont jamais été racontés (p. 107-108). Là encore, on est proche de relevés d’É. Louis ou d’A. Ernaux, mais aussi d’analyse de matériaux en sociolinguistique.
21La difficulté éprouvée avec le langage n’est pas seulement culturelle mais de l’ordre de la pensée : « il ne possède pas les bons mots parce qu’il connaît mal les idées » (p. 108). On trouve des choses analogues dans l’apprentissage d’É. Louis, quand il s’enquiert de lecture pour apprendre des idées et en parler (ibid., 2014). Pierre connaît un tel engagement dans la lecture personnelle (p. 109-110), mais qui semble moins forcené, moins soucieux de parvenir socialement. Ce travail donne des résultats, mais imparfaitement : « Les études m’ont donné un langage, pas une langue », et N. Alter estime en porter encore aujourd’hui les traces : « Je n’exprime pas ce que je suis avec ce type de langage », mais « pour impressionner le bourgeois, je donne le change » (p. 110). Cette carence langagière, lexicale et cognitive décrite et cette acquisition partielle lui donnent un sentiment classique d’imposture (p. 111), abordé aussi par É. Louis et C. Jaquet. Il éprouve néanmoins une assurance dans la prise de parole (p. 112-113), et acquerra une aisance lors des « AG » de 1968 (p. 215).
22Parfois, le langage peine à dire l’expérience, à transmettre ce qui a été vécu. Au fil de son parcours, Pierre acquiert le sentiment de l’unicité de l’expérience personnelle ; « Tu n’as rien vu à Hiroshima » (p. 148), issue d’Hiroshima, mon amour (1959), le film d’Alain Resnais et Marguerite Duras, devient une phrase clé dans ses relations d’interlocution : l’autre n’a pas accès à son expérience à lui, qui reste intransmissible. Une critique de la représentation et de la transmissibilité de l’expérience s’opère ici. Ailleurs, c’est la capacité du langage à épuiser le sens, dans la relation amoureuse (à la façon de Jean Meckert dans Les Coups [Paris, Gallimard, 1941]), qui est abordée : « deux êtres peuvent tout se raconter sans pouvoir tout se dire » (p. 149). Parfois, c’est la capacité du langage à être porteur de sens qui est interrogée. Le sociologue évoque ainsi le sentiment d’étrangeté du langage quand Pierre ne comprend pas les propos du prof au collège : « Pendant les cours il entend le prof sans pouvoir accéder à la signification de ses mots » (p. 97). Il peine aussi à écrire. La cause en est alors un grand malaise intérieur lié à ce qu’il vit et éprouve dans sa relation avec sa mère, qui franchit nettement les limites de la pudeur. La capacité à comprendre s’en trouve alors bloquée, la communication fonctionne seule, sans sens ni accroche.
23La communication orale, c’est aussi le brouhaha suscité par l’accumulation des voix au parloir de la prison de Fresnes, où le jeune Pierre se rend pour voir son père, et la transformation de l’échange induite par la situation d’enfermement contrôlé : « Les mots eux-mêmes se trouvent comptés et les phrases hachées pour aller au plus vite, comme une longue suite de télégrammes » (p. 145-146). Ou encore, dans un autre monde pour Pierre, la conversation de table bourgeoise et le bavardage, qui lui paraissent un art singulier : « Ils consistent à n’aborder que des sujets consensuels, qui assurent de partager des opinions communes, et qui interdisent les questionnements gênants. Les parents de Véronique et leurs amis privilégient et cultivent ainsi leurs valeurs et leurs préjugés au détriment de la compréhension du monde » (p. 155). Une fonction sociale du langage sous la figure du « small talk » apparaît ici.
24Le dialogue et la communication interpersonnels sont abordés au sein du couple et dans la famille d’une copine. N. Alter évoque aussi ces « extraordinaires malentendus qui nous permettent parfois de vivre ensemble » (p. 70). Surtout, il aborde l’incitation à l’expression faite dans le cadre du ciné-club du lycée (p. 119), avec un véritable apprentissage de l’expression des sentiments et perceptions, puis du débat (p. 120), avec la médiation d’un enseignant. L’université lui fait ensuite découvrir l’esthétique de l’art oratoire (p. 128), qui l’impressionne, mais le renvoie également à ses insuffisances : « Découvrant ce que peut être une langue, il a le sentiment de n’être que le misérable utilisateur d’un simple langage » (p. 128).
25Le seul passage traitant explicitement des discours est celui consacré aux études à la Sorbonne durant l’après 1968, période pendant laquelle Pierre a enfilé les habits du discours marxiste car il y trouve surtout une méthode imparable pour tout traiter sans réellement travailler les questions, à l’université. ! Il a découvert une machine de discours efficace, qu’il mobilise sans vergogne et qui le dispense d’étudier la question, le discours fait d’avance s’emboîtant parfaitement avec tout sujet. En somme, tout son parcours ultérieur vise, pour le sociologue des organisations, à sortir de l’idéologie, et à s’accorder une liberté de pensée.
26En ce qui concerne les médias, une étonnante télévision de location pourvue d’un monnayeur à pièces (une heure pour un franc) apparaît dans le logement maternel, un temps (façon jukebox ; p. 19), mais ne reste pas, car la famille ne consomme pas assez. Quand la télévision manque, étant donné qu’elle est un support de la conversation sociale, le jeune Pierre fait semblant d’avoir vu les matchs de foot ou de catch (p. 91), pour ne pas quitter le fil de la discussion au lycée, et ainsi perdre le lien avec ses camarades. La radio est évoquée (p. 55) comme ce qui, par les chansons, d’amour notamment, apporte du sens à poser sur la vie, et fait savoir à l’enfant Pierre que d’autres choses, non encore vécues (dont il peut peut-être rêver), et d’autres mots, plus doux (« Dans sa famille tout cela s’exprime plus brutalement » [p. 55]), existent. La radio apporte du sens, elle ouvre des possibles, fait varier les modalités d’expression, figure des mondes… Elle apporte également de la joie : quand il écoute des chansons françaises, « ces paroles l’égaient » (p. 55) alors qu’il travaille à éplucher des légumes dans les cuisines du restaurant Le Marin à Trouville-sur-Mer. La mondialisation culturelle lui apparaît enfin comme une uniformisation du monde, observée depuis ses voyages (p. 291).
27L’ouvrage du sociologue (qui vise à « observer pour comprendre ce que les autres sont » [p. 296]) vaut aussi pour l’analyse des procédures de travail, du savoir-faire du garçon de café (p. 51) qu’il fut – notamment porte d’Italie à Paris –, des ruses qu’il déploie (p. 62), de l’art de l’arnaque au travail… Une attention est portée de façon précise aux savoirs de la pratique, aux dynamiques cognitives engagées dans l’action, aux routines mobilisées dans le travail, à l’intelligence déployée au quotidien dans l’action, où l’on retrouve la compétence de l’analyste du travail, le sens des pratiques d’invention ordinaire.
28Si les lieux dans l’analyse qu’effectue le sociologue ont de l’importance (Athis-Mons, cité Lénine à Ivry-sur-Seine, Trouville-sur-Mer…), les objets, observés, rappelés (p. 26, 49), en ont encore davantage, tant ils incarnent à ses yeux sens et identité, formant un monde nourri de repères, et contribuant à la stabilité de la « maison ». N. Alter décrit également les pratiques familiales et professionnelles, qui font que les relations s’inscrivent dans ce que Georg Simmel appelle des « formes de la vie sociale » (p. 47).
29L’épilogue indique le travail mené pour atténuer la part de l’angoisse et de la sexualité ; « il ne veut pas d’un récit de pure victime ni d’une histoire seulement sale. Au cœur des ténèbres il existait un peu de lumière pour le conduire : il aime cette lumière et ceux qui l’ont portée. Ils veulent leur rendre grâce » (p. 288).
30L’ouvrage de N. Alter, dont on sent bien le positionnement quelque peu « polémique », antimarxiste et anti-bourdieusien, la forme de pied de nez individuel et expérientiel qu’il propose, avance en réalité une lecture très singulière, émouvante, touchante d’une vie compliquée en ses débuts, dans un ouvrage très « simple » et dense, fort. La structure stable du récit et de l’échange contraste avec la précarité et la fragilité de l’enfant présentées au cœur de la narration, et donne un vertige, puis suscite un peu d’admiration pour celui qui a su se défaire de tout cela, et pour celui (le même) qui a su l’écrire. « Je suis cela – malgré cela » semble dire l’ouvrage. Une possibilité de déviation est ainsi ouverte, et offerte. Un clinamen social, en quelque sorte.
Pour citer cet article
Référence papier
David Douyère, « Norbert Alter, Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part », Questions de communication, 45 | -1, 429-439.
Référence électronique
David Douyère, « Norbert Alter, Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35603 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxs
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