Norbert Wiener, Cybernétique et société, (2014), p. 211.
Pour qui n’en a pas conscience, transférer sa responsabilité à la machine, qu’elle soit ou non capable d’apprendre, c’est lancer sa responsabilité au vent et la voir revenir portée par la tempête.
1Esprit brillant et universel, façonné à la biologie, la philosophie et la logique, Norbert Wiener (1894-1960) est un mathématicien de premier plan dont les apports dans le domaine sont majeurs, que cela concerne le mouvement brownien ou la théorie des probabilités. Mais dépassant les frontières de l’ingénierie et des mathématiques, il est largement connu pour être à l’origine de la pensée cybernétique, science du contrôle et de la communication chez l’humain et la machine, pour paraphraser le titre du premier ouvrage sur le sujet de l’auteur, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and Machine (dont la première édition date de 1948, Wiener N., 1948). L’ombre (ou la lumière…) de la cybernétique plane ainsi depuis la fin des années 1940 sur les visions successives de la communication et de ses régulations, sur l’évolution des machines à communiquer et des rapports que celles-ci entretiennent avec les humains.
2N. Wiener pensait avoir la paternité de ce terme « cybernétique », forgé à partir de la racine grecque kubernêtês (art de gouverner) dérivée de kubernan (piloter, diriger), avant de découvrir qu’il avait été précédemment utilisé, notamment par André-Marie Ampère pour désigner la science politique ou science du gouvernement. Il présente dans cet ouvrage le cadre général de sa vision, autour des concepts d’entropie, tendance naturelle au désordre et face « négative » de l’information, de communication régulée par des rétroactions, tel le langage, dans une perspective rapprochant humains (ou plus exactement systèmes vivants, voire sociaux) et machines.
3En 1950, N. Wiener prolonge ses réflexions dans un deuxième ouvrage The Human Use of Human Beings. Cybernetic and Society, dont une deuxième édition, sensiblement modifiée, suivra en 1954 (Wiener N., 1954). Ronan Le Roux (2014 : 34) donne une clé d’explication utile pour éviter un contre-sens fâcheux concernant la mention L’usage humain des êtres humains. Celle-ci ferait référence à une phrase contenue dans la première édition du livre et absente de la seconde : « Je souhaite consacrer ce livre à protester contre un usage inhumain des êtres humains ». Le ton est donné, celle d’une préoccupation humaine, sociale, éthique, politique en lien avec les évolutions techniques, la généralisation d’une communication automatisée et les promesses tout autant que les risques qui y sont associés. Pour autant, le propos n’évite pas certaines ambiguïtés, à l’image d’ailleurs de la vie de N. Wiener.
4Au-delà de cette phase d’émergence dans les années 1940-1950, la vision cybernétique de l’auteur a irrigué de multiples autres disciplines tout au long des décennies. La cybernétique n’en demeura pas moins perçue avec certaines réserves et ambivalences, voire quelques malentendus. À l’aune des interrogations contemporaines sur le devenir de notre humanité et de nos sociétés transformées par le numérique, l’intelligence artificielle ou, plus largement, les « machines », il est plus que nécessaire de revenir à l’ouvrage de N. Wiener articulant pensée cybernétique et société, pour en faire émerger les motifs principaux, les singularités, les contradictions, les préoccupations ancrées dans une époque et une analyse à certains égards visionnaire. Afin de mieux en comprendre certains ressorts, on reviendra d’abord sur le parcours de ce savant éclectique, puis on donnera à l’issue de la lecture de Cybernétique et Société. L’usage humain des êtres humains quelques éclairages concernant le contexte de réception de l’œuvre, ainsi que les ramifications de la pensée cybernétique jusqu’à nos jours et plus particulièrement sa postérité et mobilisation en sciences de l’information et de la communication (SIC).
- 1 Trois ouvrages principaux se font l’écho de la vie de N. Wiener : le premier, paru en 1990, est l’ (...)
5La figure de N. Wiener1 ne se réduit pas à celle du mathématicien et du « père » de la cybernétique, qui incarne sans doute sa facette la plus connue. En plongeant dans la vie de l’auteur, on découvre le parcours d’un intellectuel prodige ainsi que celui d’un homme ambivalent, inscrit dans une époque toute en tensions et en contradictions. On prend également connaissance, au-delà des deux grands écrits classiques de la cybernétique, d’une œuvre polymorphe, oscillant entre deux formes de production, scientifique et littéraire.
6Revenons sur quelques éléments clés de la vie de N. Wiener et, d’abord, sur sa très grande précocité. Né en 1894 dans le Missouri, aux États-Unis, il sait lire à 18 mois, rentre à l’université à 11 ans et devient docteur en logique mathématique à 18 ans, après avoir également étudié la biologie, particulièrement les systèmes nerveux humains. Pour autant, ce parcours fulgurant ne se fait pas sans heurts. Ainsi, N. Wiener, qui grandit dans un environnement non pratiquant, prend conscience de sa judéité tardivement, à l’adolescence, et subira par la suite l’antisémitisme sévissant à l’université. Par ailleurs, le rôle du père, Leo Wiener, semble avoir considérablement pesé sur la vie de son fils Norbert. Après avoir émigré de Russie, L. Wiener s’installe aux États-Unis où il devient professeur de langues slaves à l’université d’Harvard. Traducteur reconnu de l’œuvre de Léon Tolstoï, il est aussi, dans les faits, un fervent adepte des principes tolstoïens. À ce titre, il ne buvait pas d’alcool, ne fumait pas et ne mangeait pas de viande. N. Wiener, végétarien toute sa vie, a été profondément marqué par les multiples tracts contre la vivisection qui abondaient dans la maison familiale et a associé cette pratique, notamment dans ses écrits de fiction, à la vision d’une « science meurtrière », ainsi qu’à « la culpabilité du savant » (Cassou-Noguès, 2014 : 97). Mais ce sont les principes d’éducation implacables, érigés en méthode, qui marquèrent durablement le jeune Norbert. En effet, la figure du père chez N. Wiener est écrasante : au nom de la science et à la manière d’un Dr Frankestein, il a façonné par le biais d’une éducation extrêmement exigeante, une créature, son fils prodige (Cassou-Noguès, 2014 : 93-94).
- 2 En 1906, le New York World sacrait N. Wiener « plus jeune étudiant de l’Histoire ».
7Cette enfance particulière, ce parcours d’enfant et d’étudiant hors normes, très tôt sous les feux des projecteurs2, pèsent sans nul doute sur sa trajectoire professionnelle et personnelle. Après l’obtention de son doctorat en philosophie et mathématique à l'université d’Harvard en 1912, N. Wiener, grâce à une bourse pour congé sabbatique, entame un voyage de 2 ans en Europe, voyage qui sera l’occasion de rencontres souvent décisives, par exemple avec le philosophe Bertrand Russell, dont il avait étudié l’ouvrage Principia Mathematica dans sa thèse, avec David Hilbert, mathématicien allemand ou encore avec le poète T. S. Elliot, l’amenant à peaufiner une approche des mathématiques appliquées. Son retour en 1915 aux États-Unis, retour précipité par la Première Guerre mondiale, s’avère cependant compliqué : il est évincé d’un poste de titulaire à Harvard, où sévit l’antisémitisme, et doit passer par différents emplois alimentaires, avant d’être recruté pour l’armée, en tant que mathématicien au Centre d’essais d’Aberdeen. Une fois la paix signée, il entreprend de nouvelles démarches pour un poste académique et est finalement recruté au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1919, à l’âge de 25 ans. Il y restera comme professeur de mathématiques jusqu’à sa mort, en 1964. Il y découvre les principes de mécanique statistique de Josiah Willard Gibbs, qui l’inspireront pour ses travaux majeurs sur le mouvement brownien ou pour la cybernétique. Il y noue aussi différentes collaborations, déterminantes dans l’évolution de sa pensée, comme le travail effectué avec Vannevar Bush sur les machines à calculer. Au-delà du cercle du MIT, ses multiples voyages, aux États-Unis ou bien ailleurs (Europe, Chine, Japon, Mexique, etc.) lui permettent de tisser des liens avec des scientifiques de diverses obédiences ; il rencontrera ainsi en 1933 le neurophysiologiste Arturo Rosenblueth en qui il trouvera d’une certaine façon son alter ego scientifique.
8Durant la Seconde Guerre mondiale, N. Wiener se mobilise à nouveau en collaborant avec Julian Bigelow, pour participer intellectuellement à l’effort de guerre. Cependant, il se heurte à des réticences et incompréhensions, par exemple celles de son supérieur hiérarchique au MIT, Warren Weaver, au vu de ses propositions audacieuses utilisant des principes novateurs en théorie statistique pour la résolution de problèmes. Ainsi n’est-il pas associé d’emblée au projet secret de « Lab Rad » (Laboratoire des Radiations), étudiant la technologie du radar pour des applications militaires et unissant des équipes du MIT et des laboratoires Bell, à l’initiative de la National Defense Research Committee (NDRC) dirigé par V. Bush. Il leur fait pourtant parvenir en 1942 un rapport officiel intitulé Extrapolation, interpolation et lissage des suites temporelles stationnaires qui énonce les fondements d’une nouvelle théorie de la commande orientée vers l’ingénierie de la communication, celle-ci étant définie comme l’étude des messages et de leur transmission, que cela concerne l’humain ou la machine, proposition novatrice qui resta longtemps confidentielle et mal comprise. Le prototype de radar anti-aérien de N. Wiener et J. Bigelow attire l’attention dès mai 1942, même s’ils ne purent aller au-delà du prototype. Pendant ces temps de recherche militaire, N. Wiener prend connaissance du concept de rétroaction, qui sera l’une des clés de voûte de son modèle cybernétique. Malgré ses indéniables apports théoriques dans le domaine militaire, le chercheur ne sera pas associé à des projets d’envergure tel le projet « Manhattan », sans doute du fait de sa personnalité imprévisible et de ses fortes réticences au principe du secret, que l’on retrouve exprimées dans l’ouvrage Cybernétique et société (voir infra).
- 3 La 1re conférence, en 1946, s’intitulait « Mécanismes de Feedback et Systèmes causaux circulaires (...)
- 4 C’est cette édition de 2014 qui fera office de référence pour la suite des citations.
- 5 L’ouvrage dut être réimprimé à 5 reprises durant les 6 premiers mois et il fut l’objet en 1948 et (...)
9Peu après la Seconde Guerre mondiale, N. Wiener est un fervent participant et acteur des conférences interdisciplinaires organisées par la Fondation Macy3 (Proulx, 2007). À l'initiative du neuropsychologue Warren Mac Culloch, ces conférences ont permis un riche dialogue interdisciplinaire de 1946 à 1953 sur des questions en lien avec le fonctionnement de l’esprit. N. Wiener y entraîne son plus proche partenaire scientifique, A. Rosenblueth, et il y retrouve, entre autres chercheurs, le mathématicien John von Neumann – avec qui il eut quelques différends et qui fut un de ses principaux concurrents –, les anthropologues Gregory Bateson et Margaret Mead, le psychologue social Kurt Lewin ou encore le sociologue des médias, Paul Lazarsfeld. C’est à cette époque que N. Wiener perfectionne son modèle de la communication, ajoutant le principe d’entropie, issu de la 2e loi de la thermodynamique, à sa vision de l’information et du message. Il présente cette nouvelle science, qu’il baptise à ce moment-là « cybernétique », dans son premier ouvrage sur le sujet, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and Machine (1948). Celui-ci résulte d’une rencontre : à l’occasion d’un déplacement en France pour un congrès de mathématiques, il croise Enrique Freymann, directeur de la maison d’édition Hermann & Cie qui lui propose de coucher sur le papier ses théories et idées. Ce sera chose faite trois mois plus tard et le manuscrit, publié dans la foulée. Le paradoxe de cet ouvrage fondateur, impulsé par un éditeur français et co-publié au final avec le MIT, est qu’il ne sera traduit en français que 66 ans plus tard, en 2014 (Wiener, 2014b4. Dans ce texte, N. Wiener rassemble, à 54 ans, les éléments fondateurs de sa pensée qu'il dénomme « cybernétique » et dont il retrace les origines, notamment du côté de la biologie. Malgré la dimension ardue de l’ouvrage (avec ses nombreuses formules mathématiques) et le style foisonnant de son auteur, entre « conversationnel » et « multidimensionnel » (Conway et Siegelman, 2012 : 216), celui-ci rencontrera un réel succès d’audience dans les cercles scientifiques, bien entendu, mais aussi au-delà5. En France, le père dominicain Dominique Dubarle écrit un article enthousiaste modéré de certaines craintes dans le journal Le Monde du 28 décembre 1948 (Dubarle, 1948), louant un livre « extraordinaire », « acte de naissance d’une nouvelle science », article qui sera d’ailleurs largement repris et discuté dans le deuxième ouvrage de N. Wiener, Cybernétique et Société, deux ans plus tard. Cet ouvrage se présente comme une version « dépouillée de ses mathématiques pointues » (Le Roux, 2014 : 9), à destination du grand public pour comprendre les changements induits par la cybernétique.
- 6 On en trouve une traduction dans une revue en 2003 (« Un mathématicien se rebelle », Alliage, 52, (...)
- 7 En 1954, s’ouvrait à la demande du gouvernement une enquête d’un comité de la Commission américain (...)
10Malgré le réel succès rencontré par cette proposition d’une nouvelle science cybernétique, des obstacles surgissent rapidement pour son développement, notamment du fait des ruptures professionnelles de N. Wiener avec certains de ses collègues et proches collaborateurs, comme Warren McCulloch, ou Walter Pitts, son étudiant en mathématiques le plus brillant. Là encore, le caractère emporté et imprévisible de N. Wiener a pu être en être la cause. La biographie de Flo Conway et Jim Siegelman pointe également un rôle néfaste et souterrain de la femme de N. Wiener, Margaret, dans cette rupture professionnelle aux conséquences importantes puisque se délite ainsi une collaboration interdisciplinaire fructueuse, voire nécessaire pour la cybernétique. Un autre élément contribuant à ralentir l’expansion de la cybernétique est lié au refus de N. Wiener de mener des recherches pour le domaine militaire après la Seconde Guerre mondiale. Il publie dans ce sens dès 1947, dans le magazine Atlantic Monthly, une lettre ouverte intitulée « A Scientist rebels »6. Ses prises de position ouvertes et engagées, protestant contre l’orientation militaire des recherches aux États-Unis attirèrent les regards et la surveillance du Federal Bureau of Investigation (FBI), particulièrement dans le contexte de la guerre froide et de la chasse aux sorcières du début des années 1950. L’époque est en effet délétère pour nombre de scientifiques américains (le procès « Oppenheimer » se tient en 19547), sous la pression maccarthyste, dont les dénonciations virulentes de N. Wiener contribuèrent à éloigner certains de ses collègues, notamment au MIT.
- 8 Il jouera ainsi un rôle important auprès du premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, pour la mut (...)
- 9 Ses principales œuvres sont un roman, The Tempter (New York, Random House, 1959), deux nouvelles é (...)
11Durant la dernière période de sa vie, N. Wiener se mue en ambassadeur de la cybernétique, arpentant le monde8 et fustigeant le culte de la machine. Il n’en continue pas moins à écrire (ou à dicter ses écrits, ses problèmes de vue ayant empiré), à la fois sur un plan scientifique, personnel et fictionnel. Il publie son autobiographie en deux volets, l’un paru en 1953 et l’autre en 1956 (Wiener, 1953 ; Wiener, 1956). Son tout dernier ouvrage, intitulé God & Golem, Inc (Wiener, 1964) exprime ses inquiétudes sur le côté obscur de l’utilisation de la cybernétique et les risques de voir les créatures technologiques échapper à leurs créateurs humains. Plus méconnue, la tentation littéraire est grande chez lui et elle s’exprime avec vigueur après les années 1950, dans des productions9 où l’intrigue policière côtoie la science-fiction, mais où la science et la figure du savant restent omniprésentes, dans une mise en abîme et une autofiction constantes. D’ailleurs, N. Wiener signe ses fictions du pseudonyme W. Norbert : le masque est transparent et suggère à quel point les réflexions et productions de l’auteur et son alias se répondent, entre science et littérature. Ces différents écrits, prolifiques, n’auront cessé finalement de brouiller les genres et de se faire écho, dans une forme de dialogue réflexif.
12En janvier 1964, à 70 ans, N. Wiener se voit décerner la Médaille nationale des sciences, plus haute distinction scientifique aux États-Unis. Quelque deux mois plus tard, alors qu’il est en Europe en tant que professeur invité à l’Institut central de la recherche sur le cerveau aux Pays-Bas, il entame une série de conférences en Norvège et Suède mais décède d’une crise cardiaque le 18 mars 1964 alors qu’il montait les marches de l’Institut royal de technologie à Stockholm où il s’apprêtait à visiter le nouveau laboratoire de communication. Une fin brutale et étonnamment symbolique pour le père de la théorie de la communication cybernétique, personnage aussi brillant que complexe, difficile à vivre, mondialement célèbre, intellectuel humaniste pris au piège des contradictions de sa créature, la cybernétique.
13Après le succès retentissant de l’ouvrage fondateur de N. Wiener sur la cybernétique, un éditeur new-yorkais, Houghton Mifflin, lui propose d’écrire un ouvrage grand public, présentant la cybernétique et ses implications pour la société, aussi bien positives que négatives. Ce dernier s’empare de ce projet et en 1950 paraît The Human Use of Human Beings. Cybernetic and Society (Wiener, 1950). En 1954, une deuxième version de l’ouvrage est publiée. Celle-ci n’est pas une révision mineure ou de pure forme. R. Le Roux (2014 : 8-9) situe ces changements à l’intersection de plusieurs choix et dans un contexte de surveillance de N. Wiener par le FBI, la dimension pamphlétaire de la première édition est atténuée.
14En France, ce deuxième opus de N. Wiener peine paradoxalement à être publié, alors même que l’ouvrage fondateur avait été initié par l’éditeur français E. Freymann. La première version de 1950 ne trouve un éditeur en France (Éd. Les deux Rives) qu’en 1951 sous le titre Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains et la 2e version de 1954 paraît aux éditions UGE 10/18 en 1962, avec une nouvelle traduction de Pierre-Yves Mistoulon (Wiener, 1962). En 2014, une traduction révisée et agrémentée d’une riche et utile mise en perspective par R. Le Roux (« Cybernétique et société au xxie siècle ») est publiée aux éditions Le Seuil (Wiener, 2014).
15Qu’est-ce que Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains ? Un texte dépouillé de formules mathématiques, qui démontre le large spectre du savoir de N. Wiener, navigant entre mathématiques, physique, biologie, physiologie, philosophie et bien d’autres domaines. C’est la vision d’un intellectuel complet proposant de saisir une certaine essence de la complexité en rapprochant de multiples champs d’investigation, tout en alertant le lecteur sur les risques humains et sociaux de l’usage de la technique. Par cet ouvrage, N. Wiener nous offre donc à lire son univers de pensée dans une forme non académique, dense et vulgarisée, alliant pédagogie, érudition et points de vue personnels, débordant largement le cadre scientifique pour plonger dans des considérations sociales, politiques, humanistes et projectives, voire prémonitoires, résonnant souvent d’accents emphatiques. L’ouvrage en lui-même est composé de 11 chapitres précédés d’une introduction intitulée « Le hasard est une notion scientifique », mettant en lumière le rôle clé du physicien Willard Gibbs dans l’insertion des statistiques et des probabilités au sein de la physique moderne. C’est dans cette lignée scientifique que N. Wiener inscrit la cybernétique, notamment via la tension entropie/organisation : les 8 premiers chapitres posent les grands principes cybernétiques en lien avec la communication, les êtres vivants au sens large et les progrès techniques ; les 3 derniers chapitres sont consacrés aux grands enjeux de société et aux nouveaux risques impliqués par la cybernétique. Toutefois, cette présentation linéaire aplanit les ramifications et chemins multiples qu’emprunte N. Wiener pour dérouler le fil de sa pensée, des origines et préceptes de la cybernétique à ses implications individuelles, sociales voire politiques. Il a donc été fait le choix de présenter cet ouvrage polymorphe et orchestral en revenant sur les concepts clés de la cybernétique qui y sont présentés, en décryptant la trilogie humain/société/machine qui est proposée, mais aussi en pointant ses ambivalences multiples et ses singularités.
- 10 La mention C. S. renvoie à Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains de 2014.
16Dans le chapitre 1 « La cybernétique à travers l’histoire », N. Wiener défend la légitimité de l’étude des communications au sein de l’histoire des sciences et situe les éléments-socle de la pensée cybernétique en tant que théorie des messages. La force et l’originalité de la cybernétique, selon N. Wiener, est de rapprocher des idées et théories fonctionnant jusqu’alors de façon indépendante, soit « la conception probabiliste de la physique introduite par Gibbs » (venant s’opposer à la conception newtonienne), « l’attitude augustinienne vis-à-vis de l’ordre et de la conduite qui est exigée par cette conception », ainsi que « la théorie des messages parmi les hommes, les machines et dans la société » (C. S.10 : 59).
« La thèse de ce livre est que la société ne peut être comprise que par une étude des messages et des dispositifs de communication qu’elle contient ; et que, dans le développement futur de ces messages et de ces dispositifs, les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, et entre la machine et la machine, sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant » (C. S. : 48).
17Voilà qui, vu des SIC en 2023, résonne avec force au regard des grandes problématiques contemporaines de l’information et de ses appareillages, dont l’intelligence artificielle fait partie.
18La « théorie de la régulation » est l’un des éléments composant la théorie des messages : « Le but de la cybernétique est de développer un langage et des techniques qui nous permettent effectivement de nous attaquer au problème de la régulation des communications en général […] » (C. S. : 49). La régulation suppose la captation et l’analyse de données réelles (et non celles d’un comportement prévu) permettant de corriger et d’adapter son comportement, que cela soit pour un être vivant ou pour une machine : c’est cette opération de régulation qui s’appelle rétroaction (C. S. : 57), et celle-ci vient contrer la propension naturelle de tout système à l’entropie (voir infra). Dans le chapitre 5, N. Wiener s’appuie sur un autre concept majeur de la pensée cybernétique, celui d’homéostasie, soit « un ensemble de mécanismes, et un ensemble qui vise à stabiliser un ensemble » (Le Roux, 2007 : 116). Homéostasie et rétroactions sont bien évidemment liées, l’homéostasie étant finalement l’objectif attendu des différentes rétroactions, contrecarrant ainsi le phénomène entropique.
- 11 Pour N. Wiener, de façon similaire à l’information, le progrès s’inscrit lui aussi en opposition à (...)
19Selon la seconde loi de la thermodynamique : « La nature a une tendance “statistique” au désordre », donc à l’entropie (C. S. : 60). D’où un jeu permanent entre organisation et désorganisation, au sein duquel l’information joue un rôle central pour réguler cette tendance entropique. Par information, N. Wiener entend un « nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation » (C. S. : 50). Reprenant la théorie de l’information de Claude Shannon et W. Weaver (1949) et au regard du degré d’organisation d’un système, information et entropie se trouvent inexorablement liées, dans une polarité positif/négatif11 : « il est possible d’interpréter l’information fournie par un message comme étant essentiellement la valeur négative de son entropie, et le logarithme négatif de sa probabilité. C’est-à-dire « plus le message est probable, moins il fournit d’informations » (C. S. : 53). Ce qui permet d’apprécier la valeur de l’information selon une perspective autre que celle d’un produit, ce que N. Wiener développe dans le chapitre 7.
20Dans l’approche cybernétique, la quantité d’information étant inversement corrélée à l’entropie, les questions de stockage et de conservation se posent dans des termes bien différents des marchandises classiques. La valeur de l’information s’apprécie dès lors à partir de plusieurs critères : ce que l’on pourrait appeler d’un point de vue économique les fluctuations des marchés, mais aussi l’accessibilité de l’information ou encore sa valeur différentielle liée à un caractère de nouveauté. En ce qui concerne plus particulièrement l’information scientifique, la valeur de l’information réside dans sa temporalité, sa dynamique, sa circulation dans un monde lui-même mouvant. N. Wiener réfute la posture répandue selon laquelle cette valeur augmenterait par le stockage et la dissimulation : « aucune posture scientifique soigneusement consignée dans nos bibliothèques et étiquetée “secret” ne saurait nous protéger un instant dans un monde où le niveau effectif de l’information augmente sans cesse. Il n’y a pas de ligne Maginot du cerveau » (C. S. : 149). Dès que le possible est connu et exprimé (que cela soit celui de déchiffrer un message ou celui de construire une bombe atomique), alors rien n’arrêtera la mise en branle de recherches de solutions avec différents moyens et dans différents lieux.
21Dans le chapitre 3, N. Wiener aborde la question de l’apprentissage comme une forme évoluée de rétroaction, inscrite dans une trajectoire temporelle qui, pour les organismes vivants par exemple, influe sur la conduite à tenir pour l’avenir en fonction de l’expérience passée : « Il [l’organisme] recherche en fait un nouvel équilibre avec l’univers et ses hasards futurs » (C. S. : 79). En ce qui concerne les rétroactions participant au processus d’apprentissage, N. Wiener distingue bien celles qui sont des rétroactions simples (actions élémentaires) et celles de niveau supérieur (stratégies). Ce sont ces dernières qui actionnent ce processus : « Si par contre, l’information portant sur l’action effectuée est capable de modifier la méthode générale et le modèle de celle-ci, nous disposons d’un processus que l’on peut bien nommer apprentissage » (C. S. : 92). N. Wiener aborde cet apprentissage logique de haut niveau du point de vue des machines, en s’appuyant notamment sur l’exemple du pointage des canons anti-aériens, problème sur lequel il avait travaillé durant la Seconde Guerre mondiale. Il est question ici, de façon prospective, de la possibilité de construire un canon qui analyserait par lui-même les données statistiques de l’avion-cible pour adapter sa trajectoire de tir. C’est là un fait d’apprentissage, contraint cependant par l’environnement mécanique du système et bien éloigné encore de la réalité du processus d’apprentissage humain.
22Cette connexion apprentissage/rétroaction conduit N. Wiener de la question des rétroactions sociales dans les communautés humaines jusqu’aux prises de position politiques concernant les modèles des communautés, voire les États. Prenant l’analogie de la fourmi, il dénonce la tentation d’un état fasciste qui consisterait à assigner chaque être humain, dès sa naissance, à une place immuable dans la société, ce qui consisterait à nier tout le potentiel d’apprentissage inhérent aux êtres humains. « Je crois bien être convaincu qu’une communauté d’êtres humains est beaucoup plus utile qu’une collectivité de fourmis, et que l’homme, condamné et réduit à accomplir indéfiniment les mêmes tâches, ne fera même pas une bonne fourmi, pour ne rien dire d’un être humain digne de ce nom » (C. S. : 83).
23La question du langage, en lien avec la communication, est également centrale dans les préoccupations de N. Wiener. Dans le 4e chapitre, il déroule le lien, qu’il présente comme indiscutable, entre langage et communication : le langage est communication, tout en représentant son ou ses code(s). Dans cette perspective, l’auteur distingue et hiérarchise communication humaine et communication animale en invoquant « la délicatesse et complexité du code utilisé », le « haut degré d’arbitraire de ce code » (C. S. : 104) pour le langage humain, mais aussi l’absence de mémoire et d’histoire pour le langage animal. N. Wiener défend également la proposition, pouvant surprendre le lecteur, que le langage n’est pas l’apanage des êtres vivants et qu’il peut être partagé dans une certaine mesure par les machines : « Ainsi le lecteur peut-il considérer qu’il s’agit simplement d’une extension des possibilités humaines au moyen d’une machine ; mais le lecteur doit aussi avoir conscience que ces machines peuvent continuer de fonctionner en dehors de toute présence humaine » (C. S. : 107). Il prend l’exemple d’une usine hydroélectrique qui fonctionnerait quasiment sans intervention humaine et pour laquelle il énonce un certain nombre de principes de communication entre machines, parmi lesquels au premier chef le principe de « dissipation d’information » durant l’étape de traduction entre le canal et le récepteur, processus irréversible qui fonde « la forme cybernétique de la seconde loi de la thermodynamique » (C. S. : 108).
24Dans le cas où le terminal de communication est « une machine d’un genre un peu particulier », soit l’homme, N. Wiener identifie trois niveaux dans le réseau de communication orienté autour du langage. Le premier niveau est « phonétique », mobilisant au plan sensoriel l’oreille externe/interne et une partie du cerveau. Le deuxième niveau est d’ordre « sémantique », il consiste en la mise en significations des messages reçus, ce qui implique « d’avoir recours à la mémoire, avec les processus longs qui en découlent » (C. S. : 109). Enfin, le troisième niveau est celui de « l’acte de comportement », soit « la traduction des expériences conscientes ou inconscientes en actions extérieurement observables » (C. S. : 110). Pour N. Wiener, la parole, et plus largement le langage, font partie des éléments les plus caractéristiques et intéressants de l’homme, notamment au regard des autres espèces vivantes. Il insiste « sur ce caractère distinctif de l’homme en tant qu’espèce qu’est son extraordinaire aptitude à apprendre et qui fait que sa vie sociale est absolument différente de celle apparemment analogue des abeilles, fourmis et autres insectes sociaux » (C. S. : 113). N. Wiener en vient à ce titre à poser comme inéluctable l’avènement d’un « État mondial », les nouveaux moyens de transport et d’échange (avion, radio, etc.) levant selon lui les obstacles qui contrevenaient à cette possibilité.
« Mais aussi efficaces que puissent être devenus les mécanismes de communication, ils sont encore, comme ils l’ont toujours été, soumis aux irrésistibles pertes dues à l’entropie et aux “fuites” durant le transport des informations, si l’on n’introduit pas des agents externes pour contrôler. Je me suis déjà référé à une vue pertinente sur le langage d’un philologue qui pense en termes de cybernétique : que le discours est un jeu combiné entre celui qui parle et celui qui écoute pour lutter contre “les forces du désordre” ». (C. S. : 121).
25Ces « forces du désordre » peuvent être tout autant naturelles – la tendance spontanée de la Nature à l’entropie – qu’humaines, c’est-à-dire les cas où « il y a volonté manifeste d’imposer contre lui [i.e. le langage] un point de vue » (C. S. : 122). N. Wiener développe dans le chapitre 6 cette position à partir de l’exemple des plaidoiries. S’appuyant sur les travaux de Benoit Mandelbrot et Nathan Jacobson, il présente « la communication comme un jeu joué en association par les deux interlocuteurs contre les générateurs de confusion représentés par les difficultés ordinaires de communication et quelques individus supposés soucieux de brouiller la communication » (C. S. : 212), ce qui nous renvoie à la théorie des jeux de John von Neumann (Von Neumann et Morgenstern, 1944). Il est donc question de stratégie, de tactique, d’adaptation aux nouvelles techniques de communication, de coopération face à de possibles tentatives de brouillage. N. Wiener s’en prend particulièrement au jeu (au sens de J. von Neumann) qui se déroule dans les tribunaux, en évoquant le « bluff » auquel se livrent les avocats adverses, en créant intentionnellement du bruit, de la confusion vis-à-vis des messages échangés. Ceux-ci s’engouffrent dans les brèches de l’équilibre cybernétique de la loi pour perturber tactiquement l’ordre naturel des choses.
26En définitive, quid de la relation cybernétique, langage, information, sémantique ? En identifiant certains problèmes posés à la cybernétique pour « le contrôle de la déperdition sémantique du langage », N. Wiener y répond en mettant l’accent sur le récepteur et sa capacité à transformer les informations reçues en actions. Il évoque la présence d’un « filtre » associé au canal de transmission, qui tient finalement à ce qu’est, connaît et sait le récepteur : « l’information sémantiquement significative, pour la machine comme pour l’homme, est l’information qui traverse un mécanisme d’activation dans le système qui la reçoit, en dépit des tentatives de la nature pour la subvertir » (C. S. : 123). Le récepteur agit et donne sens à l’information, dans la mesure du filtre qui est le sien.
27Information, communication, régulation, rétroaction, homéostasie, entropie, etc. Voilà donc les principaux concepts à la base de la cybernétique et principalement développés dans les 8 premiers chapitres. Il est intéressant de noter que l’entropie n’est pas toujours où on la croit ou, plus exactement, que certains croient voir dans l’œuvre de N. Wiener. Contrôler et réguler malgré l’entropie, phénomène naturel structurel, sous-entend notamment de prendre appui sur l’expérience pour apprendre, par effets de rétroaction, et pour continuer sans cesse à apprendre. Le temps et la mémoire sont déterminants car il est ici question de flux, d’une dynamique qui doit être sans cesse renouvelée. L’homéostasie n’est pas l’immobilisme, bien au contraire (Le Roux, 2007). C’est un système en action, qui doit être nourri et alimenté en permanence par une information ayant une valeur d’originalité, dans un environnement où les moyens de communication sont à une échelle inégalée. Ainsi que le rappelle R. Le Roux (2014 : 38), pour N. Wiener, une « société bonne », « c’est une société dont la richesse informationnelle est synonyme d’individus différenciés (et non, comme on l’a dit, de castes différenciées d’individus homogènes), promouvant singularité, diversité, et contribution à l’enrichissement de l’information collective ». Et ce n’est pas dans la technocratisation de la science, le contrôle par l’administration ou dans une gestionnarisation de la société (Robert, 2014) que se logent les ferments d’une « bonne » dynamique cybernétique.
28Outre les concepts clés de la cybernétique que N. Wiener rappelle dans cet ouvrage, en les situant par rapport à différents exemples, points de vue et contextes, le rapprochement opéré entre l’humain et la machine représente l’autre dimension forte de la cybernétique. Cette vision de la « machine » oscille entre plusieurs représentations, concrètes (dans le monde industriel ou celui de la recherche), génériques (LA machine) ou prospectives (la « machine à gouverner » par exemple). Ce rapprochement se décline également sur plusieurs plans : fonctionnel, comportemental, du point de vue des apprentissages ou du travail. Tout au long de l’ouvrage, le propos oscille donc entre la justification scientifique de ce rapprochement dans le cadre de la cybernétique, et les projections et craintes que cela suscite aux yeux de son auteur.
29Quelle est donc la justification de ce rapprochement humain/machine ? Dans le chapitre 1, N. Wiener l’énonce ainsi : « Ma thèse est que le fonctionnement physique de l’individu vivant et les opérations de certaines des machines à communiquer les plus récentes sont exactement parallèles dans leurs efforts analogues pour contrôler l’entropie par l’intermédiaire de la rétroaction » (C. S. : 58-59). Dans les deux cas, il y a présence de récepteurs sensoriels et un processus de transformation des messages reçus afin qu’ils soient utilisables à l’étape suivante. Ce « complexe de fonctionnement » est valable aussi bien à l’échelle de l’individu qu’à l’échelle de la société, N. Wiener insistant sur le fait que ces communications complexes « sont le ciment qui donne sa cohésion à l’édifice social » (C. S. : 59).
- 12 N. Wiener postule ainsi que « la synapse dans l’organisme vivant correspond au commutateur dans la (...)
30Il va plus loin dans le chapitre 2 en prenant position sur l’analogie de comportement qui est observable entre l’humain et la machine, les deux participant, à des degrés différents, à l’organisation du monde via l’information. Ce qui le conduit à prendre position, sur un plan sémantique, sur des considérations en lien avec l’analogie qu’il propose. Ainsi, à son avis, est-il « préférable d’éviter tous ces mots générateurs de problèmes, tels que vie, âme, vitalisme, etc. et de dire simplement qu’il n’y a pas de raison pour que les machines ne puissent pas ressembler aux êtres vivants dans la mesure où elles représentent des poches d’entropie décroissante dans un contexte où l’entropie tend à s’accroître » (C. S. : 64). L’on sait à quel point ce rapprochement entre humain et machine lui a été éthiquement et moralement reproché. Pourtant, N. Wiener prend d’indéniables précautions : « Lorsque je compare l’organisme vivant avec une telle machine, je ne veux absolument pas dire que les processus chimiques, physiques et spirituels de la vie telle que nous la connaissons généralement sont les mêmes que ceux des machines » (C. S. : 64). Il situe bien sa prise de position sur le plan des ressemblances existant au niveau des « processus anti-entropiques locaux »12, et notamment en ce qui concerne la prise de décision par la rétroaction, soit « la possibilité de définir la conduite future par les actions passées » (C. S. : 65).
31N. Wiener use des mêmes précautions lorsqu’il rapproche humain et machine du point de vue des capacités d’apprentissage, en anticipant certains reproches qui pourraient lui être faits : « En insistant trop sur le fait que le cerveau est une machine digitale idéalisée, nous nous exposons à une critique fort justifiée, venue des physiologistes et des psychologues défavorables aux comparaisons avec des machines » (C. S. : 96). Il prévient aussi certaines critiques qui pourraient lui être faites sur la faisabilité d’appliquer une théorie de l’apprentissage aux machines, voire simplement de proposer une théorie de l’apprentissage en annonçant « une méthode permettant de construire une machine capable d’apprendre » (C. S. : 97) s’appuyant sur la théorie de l’association de John Locke et celle des réflexes conditionnés de Ivan Pavlov. On peine cependant à voir émerger de façon claire la méthode annoncée, car ce sont plutôt des hypothèses, des intuitions qui sont avancées : « […] le manque de preuves fait que ce n’est là guère plus qu’une supposition » (C. S. : 101) ; « mais, encore une fois, je n’en ai aucune preuve » (C. S. : 102). Les précautions que prend N. Wiener pour imaginer un « modèle d’apprentissage » pour les machines inspirées par l’humain sont donc nombreuses tout au long du discours, et le chapitre se clôt par une forme de mise en garde à l’égard de certains de ses détracteurs : « […] j’affirme que les psychologues qui voudraient dresser une barrière infranchissable entre les émotions humaines, animales, et les comportements des automates modernes, feraient bien d’être aussi prudents dans leur argumentation que je le suis dans la mienne » (C. S. : 103).
32Le rapprochement entre humain et machine prend une forme particulière dans le chapitre 5. N. Wiener y propose la thèse, ou plutôt « la métaphore » suivante : considérer « l’organisme comme message », ce qui l’entraîne vers une proposition audacieuse, celle de télégraphier un être humain, de la même façon que la radio transmet le son et la télévision, la lumière. À l’appui de sa métaphore, il y a l’idée du « modèle », qui peut représenter de façon systémique un organisme et celle d’« homéostasie », soit les mécanismes de rétroaction permettant de contrer la tendance naturelle du même organisme à l’entropie. Pour N. Wiener, non seulement « C’est le modèle maintenu par cette homéostasie qui est la pierre de touche de notre identité personnelle » mais « le modèle est un message et peut être transmis comme message ».
« Il est aussi amusant qu’instructif de considérer ce qu’il arriverait si nous avions à transmettre le modèle entier du corps humain, du cerveau humain avec ses souvenirs et ses connexions croisées, de sorte qu’un récepteur instrumental hypothétique pourrait réorganiser convenablement ces messages et serait capable de poursuivre les processus préexistants dans le corps et l’esprit, et de maintenir l’intégrité exigée par cette continuation grâce à un processus d’homéostasie » (C. S. : 125).
33N. Wiener joue avec cette hypothèse, tout en l’envisageant avec beaucoup de sérieux. Considérant que l’organisme entier est un message, il examine donc la possibilité du transport de l’organisme en question, ce qui l’entraîne « au cœur du sujet de l’individualité humaine » (C. S. : 127), et à évoquer à ce titre, l’âme chez les chrétiens, le continuum de l’existence chez les bouddhistes ou encore les monades de Gottfried Wilhelm Leibniz. Mais N. Wiener en vient surtout à des arguments biologiques, notamment aux dernières découvertes de son époque sur la division cellulaire, pour cerner l’individualité humaine : « L’individualité biologique de l’organisme semble reposer sur une certaine continuité de processus, et dans le souvenir que l’organisme possède de son développement passé » (C. S. : 130). Il ne voit donc pas d’obstacle au principe d’une transmission d’un organisme vivant tel que l’être humain, tout en admettant volontiers les importantes difficultés à sa mise en œuvre :
« Autrement dit, l’impossibilité de télégraphier, d’un endroit à un autre, le modèle d’un homme est due probablement à des obstacles techniques, en particulier à la difficulté de maintenir en vie un organisme au cours d’une reconstitution aussi complète. Elle ne résulte pas d’une impossibilité quelconque de l’idée elle-même » (C. S. : 132).
- 13 Il estime à 10 ou 20 ans le temps nécessaire pour que ces nouveaux outils s’imposent dans leurs di (...)
34Dans les derniers chapitres, N. Wiener décale son argumentation autour de l’humain et de la machine en tant qu’organismes tous deux communicants pour se focaliser sur l’évolution de la machine et son impact sur l’humain et la société. Dans le 9e chapitre, consacré aux « Première et seconde révolutions industrielles », il s’intéresse aux nouvelles formes de travail et de production industrielle, où la machine vient se substituer à certaines tâches assurées précédemment par les humains. Le développement de l’automatisation, en cours au moment où N. Wiener écrit, constitue selon lui l’avènement de la seconde révolution industrielle (C. S. : 177-179), dans laquelle la rétroaction, le tube à vide mais aussi « une nouvelle conception théorique de la communication, qui s’inspire pleinement des possibilités de communication de machine à machine » ont joué un rôle déterminant. Ce faisant N. Wiener en vient à brosser le tableau prospectif d’une « époque plus complètement automatisée », avec l’exemple de la « future usine d’automobiles ». Qu’y trouve-t-on ? Des machines à calculer, bien sûr, avec des instructions logiques données par un programme. Ces instructions sont reçues via des organes sensoriels tels des capteurs et produisent à des actions sur le monde extérieur, tout en ayant la possibilité d’opérer également par rétroaction. Ce qui le conduit à proposer une à une nouvelle analogie machine/humain : « En d’autres termes, l’ensemble du dispositif correspondra à un être vivant dans sa totalité, avec organes sensoriels, “effecteurs” et “proprioceptifs” au lieu, comme pour la machine ultra-rapide, d’un cerveau isolé dont l’expérience et l’efficacité dépendent de notre intervention » (C. S. : 183). Pour étayer son propos, N. Wiener évoque des méthodes statistiques d’échantillonnage pour évaluer la qualité des produits. Il ne s’agit donc pas d’une fantaisie de science-fiction, mais bien d’une projection13 appuyée sur des éléments scientifiques et économiques d’actualité – il réfute ainsi l’opposition qui lui serait faite d’un coût trop élevé de fabrication en série des calculateurs (C. S. : 180.
35À partir de ces différentes lectures du rapprochement humain/machine, assorties de la prévention anticipée de certaines critiques, la machine se donne à voir de différentes façons. Elle est inscrite dans une histoire, par exemple celle de la généalogie de la première Révolution industrielle. N. Wiener revient longuement dans le chapitre 9 sur les évolutions techniques de la navigation maritime et de l’horlogerie, au xviiie siècle, avant que la machine à vapeur (en premier lieu pour les mines et l’industrie textile) puis, à la fin du xixe siècle, le moteur électrique ne viennent générer d’importants changements de conception dans les usines. Il s’intéresse particulièrement à l’invention et à l’utilisation du tube à vide, à la base du développement de la radio mais aussi de nombreuses autres applications, dans et hors l’industrie. Il revient également sur ses recherches effectuées pendant la Seconde Guerre mondiale sur les canons antiaériens, couplés avec des techniques radar. Mais il évoque les machines à calcul, initiées par Charles Babbage au xixe siècle sous une forme mécanique limitée par les moyens de l’époque et développées ensuite par V. Bush dans les années 1940.
- 14 N. Wiener collabora notamment avec Arturo Rosenblueth, Julian Bigelow, Jerome Bert. Wiesner, Grey (...)
36La machine s’incarne aussi dans les recherches, généralement collaboratives et interdisciplinaires14, de N. Wiener sur les futures machines de communication, en dehors du contexte industriel. Il y évoque notamment la fameuse machine avec laquelle on le voit souvent photographié, « une petite charrette à trois roues » (C. S. : 191), intitulée le Papillon de nuit et la Punaise de lit, respectivement à phototropismes positif et négatif selon le principe de rétroaction. Il présente également des machines ayant une valeur médicale de réparation ou, plus exactement, de compensation de handicaps (visuels, auditifs, etc.). Il développe longuement une recherche ayant pour objectif de développer un système nerveux artificiel pour les sourds. Enfin, il termine sur les machines « douées de possibilités plus sinistres » (C. S. : 200) et, à ce titre, mobilise l’exemple du joueur d’échecs automate. La possible noirceur associée à ce qui apparaît comme un jeu inoffensif paraît étonnante, pour autant N. Wiener s’en explique en rappelant une raison invoquée par C. Shannon : « Il suggère qu’une telle machine pourrait être le premier stade de construction d’une machine à évaluer les situations militaires et à déterminer, à chaque stade particulier, le mouvement à effectuer » (C. S. : 203).
- 15 N. Wiener se dit cependant plus optimiste dans cette 2e édition de son ouvrage qu’au moment de la (...)
37La machine est donc aussi celle d’un futur dangereux, non pas tant du fait de la machine en elle-même, mais du fait de la responsabilité humaine… Ainsi N. Wiener se pose-t-il la question des conséquences économiques et sociales de cette Seconde révolution industrielle, qu’il présente de façon ambivalente15, comme « une épée à double tranchant » (C. S. : 187), entre gains en bien-être et épanouissement personnel, du fait de la délégation des tâches répétitives aux machines et « dangers sociaux de cette nouvelle technologie » (C. S. : 188), avec risques d’augmentation du chômage et de crises de grande ampleur sous l’effet d’une course aux profits effrénée. De façon plus large, dans le chapitre 10, l’auteur discute la notion de « machine à gouverner » et son côté « inquiétant », en s’appuyant pour ce faire sur l’article du père Dubarle paru dans Le Monde en 1948 (qu’il cite quasiment in extenso). Selon N. Wiener, le côté inquiétant de la « machine à gouverner » ne réside pas en elle-même et dans le contrôle qu’elle pourrait prendre sur les humains : « La domination de la machine présuppose une société aux derniers stades de l’entropie croissante, où la probabilité est négligeable et où les différentes statistiques entre individus sont nulles. Nous n’avons pas encore, heureusement, atteint ce stade » (C. S. : 207). Non, l’inquiétude est à chercher du côté de ceux qui gouvernent les machines. La question de l’intention ou encore celle du besoin est cruciale dans le rapport aux machines. Le problème n’est donc pas tant celui du « savoir-faire », évoqué dans le chapitre 7, mais celui du « savoir-quoi » (C. S. : 210), et ce, dans tous les domaines : « Que nous confiions nos décisions à des machines métalliques, ou bien à ces immenses machines vivantes que sont les bureaux, les vastes laboratoires, les armées et les corporations, nous ne recevrons jamais de réponses justes à moins de poser des questions justes » (C. S. : 211). Et N. Wiener de clore ce chapitre en faisant résonner le glas : « Il est tard et déjà sonne l’heure du choix entre le bien et le mal » (C. S. : 188).
- 16 Le dernier chapitre de Cybernétique et société ne mentionne à aucun moment les machines…
38Par conséquent, au-delà des éléments fondamentaux que sont les principes de la cybernétique et le rapport humain/machine qui traversent l’ouvrage de bout en bout, Cybernétique et société est aussi le lieu d’un faisceau d’ambivalences, qui se manifestent sur différents plans. Comme vous venons de le voir, l’analogie entre l’homme et la machine est au cœur de nombre de débats ayant suivi la publication des travaux de N. Wiener. Néanmoins, la lecture de l’ouvrage montre qu’il serait erroné, d’une part, de réduire le texte à cette seule dimension16, d’autre part, de passer sous silence les multiples précautions dont il est entouré. Pour autant, il est indéniable que ce rapport humain/machine est un élément clé de la pensée cybernétique et que celui-ci n’est pas dénué d’ambiguïté. Si le rapport humain/animal, au sein des êtres vivants, est présenté dans les premiers chapitres de façon claire, avec une distinction, voire une supériorité de l’humain sur les autres espèces animales, N. Wiener opère en revanche un rapprochement entre humain et machine et le justifie dans le chapitre 2. La nature de ce rapprochement, et le lien de subordination/domination entre humain et machine, dépend de la nature même des machines envisagées dans la cybernétique en général et dans cet ouvrage en particulier. Il est question de l’usine automatique (chapitres 4 et 9) et de l’accomplissement ultime de la mécanisation, ainsi que « machinisation » des activités humaines, pouvant être individuellement libératrices ou, au contraire, socialement dévastatrices ; il est aussi question de « machines à calculer » pouvant devenir des « machines à gouverner », ce contre quoi alerte N. Wiener en remettant l’homme au centre de la décision et du pilotage (chapitre 10) ; humain et machine peuvent aussi développer une forme de relation symbiotique, à travers les prothèses, qu’elles soient physiques ou sensorielles, allant dans le sens d’un « humain augmenté » (chapitre 10) ; enfin, la machine peut servir à modéliser et à télégraphier l’humain, ce qui est présenté de façon à la fois sérieuse et « fantastique » dans le chapitre 5. En 1964, dans ce qui sera son dernier opus, God and Golem, N. Wiener propose une autre version de cette téléportation humaine en supprimant la difficulté posée par la reconstitution d’un corps vivant. Il s’agit alors de réduire le transfert aux entrées-sorties modélisant l’être humain et d’installer cette version modélisée dans une machine, accomplissant ainsi le rêve – ou le fantasme – de « l’ubiquité et de l’immortalité » (Cassou-Noguès, 2014 : 179-180). Avec cette modélisation/dissolution/reconstruction de l’essence humaine, on retrouve ici sans nul doute les prémices des fantasmes du transhumanisme (Norguet, 2019), dont Ray Kurzweil (2005) s’est fait le chantre. Le rapport des machines aux humains est donc profondément ambivalent, entre dimension réparatrice (illustrée par le cas des prothèses et autres outils d’assistance et de compensation) et dimension d’absorption (que l'on retrouve dans les exemples des usines automatiques ou télégraphie humaine), pour le meilleur… ou pour le pire. Le discours de N. Wiener balance en permanence entre pessimisme et optimisme. Ainsi, dans le chapitre 2, affiche-t-il le « pessimisme intellectuel du savant » (C. S. : 72) dans les lignes suivantes :
« Peu de gens réalisent à quel point ces quatre derniers siècles sont une période vraiment particulière de l’histoire du monde. Le rythme et la nature des mutations qu’elle amène n’ont pas d’équivalent. C’est en partie le résultat de l’accroissement des communications mais aussi celui de la maîtrise de la nature – qui, sur une aussi petite planète que la Terre, pourrait s’avérer être à long terme notre esclavage accru à la nature. Car plus nous extrayons du monde, moins nous y laissons : sur le long terme, nous aurons certainement un jour à payer nos dettes […] » (C. S. : 77).
39La dernière phrase, sombre prédiction, ne va pas sans faire écho aux enjeux et craintes environnementaux d’aujourd’hui, même si l’on peut discuter l’idée de l’esclavage à/de la nature... Toutefois, à la fin du chapitre, N. Wiener nuance son pessimisme sur la vie et la mort de notre civilisation, arguant de notre capacité à agir et à avoir de « nouveaux moyens » pour « faire face à notre destin », qu’il soit individuel ou collectif (C. S. : 78).
40Par ailleurs, au-delà du discours scientifique, se noue un jeu entre réquisitoire (contre la guerre, les administrations, les États fascistes, etc.) et plaidoirie (pour une foi dans la science, la liberté créatrice, un certain humanisme, l’utilisation intelligente des machines, etc.). Cette métaphore du tribunal est présente en plusieurs endroits du livre. Un autre couple oppositionnel met en scène prospective et mises en garde. La prospective entraîne N. Wiener à anticiper des scénarios dans lesquels le rapprochement entre l’humain et la machine est maximal, ainsi qu’en témoigne le chapitre 5. Pour autant, il ne cesse d’accompagner ses propos, y compris ses projections les plus audacieuses, d’avertissements et d’anticipations d’un certain nombre de critiques. Néanmoins, doit-on voir dans ces scénarios du futur une fascination irraisonnée de la part de N. Wiener ? Si celui-ci pousse parfois la réflexion à l’extrême, cela ne se fait pourtant pas sans s’entourer d’arguments scientifiques et de mises en garde inquiètes, qui nous ramènent à la tension entre optimisme – dont il dit à plusieurs endroits de l’ouvrage l’éprouver davantage que quelques années auparavant – et pessimisme : « La cybernétique est parcourue par un pessimisme, ou mieux, une sorte d’hypocondrie, une attention maniaque à tous les signes susceptibles d’annoncer notre fin » (Cassou-Noguès, 2014 : 167).
41On peut repérer enfin une ambivalence à propos des traditions augustinienne et manichéenne. Dès l’introduction et tout au long du texte, N. Wiener se positionne et place la science et la cybernétique dans la lignée de l’augustinisme : il ne s’agit pas de déjouer une quelconque méchanceté mais bien une tendance entropique. Il ne s’agit pas d’un combat entre le Bien et le Mal, au sens moral et religieux, mais bien d’une lutte contre le chaos et les forces naturelles de la confusion. Pourtant, il est intéressant de relever la présence à de nombreuses reprises d’un vocabulaire ayant une forte connotation religieuse, tels les démons et les anges, les forces divines, et bien sûr Dieu. N. Wiener ne franchit-il pas lui-même cette fragile frontière qui sépare augustinisme et manichéisme et qu’il mentionne dans le chapitre 11 ? D'autant que ce dernier chapitre est l'occasion pour lui de défendre avec force la nécessité de la foi, même s'il s'agit en l'occurrence de foi en la science et en certaines lois naturelles. Demeure donc une ambiguïté sur le rapport au Bien ou au Mal, par l’usage même de ces termes et de leur environnement sémantique, alors même que le discours de N. Wiener propose un autre positionnement.
42De bien des façons, à l’image des autres écrits de N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains est un texte singulier, dans sa façon de convoquer différents auteurs et champs de la pensée, dans l’écho de la fiction qui résonne dans de nombreuses pages ou encore dans l’engagement d’un savant pour une certaine vision de la science contre les dérives de son époque.
43N. Wiener, mathématicien, ne cesse de mobiliser des exemples, concepts provenant de multiples disciplines, telle la biologie, la neurologie, la physiologie, la philologie, la physique ou encore la philosophie, l’histoire, l’économie. On retrouve aussi cette dimension interdisciplinaire dans les différentes collaborations qu’il évoque autour de son travail, notamment dans le chapitre 10. Bien entendu, cela renvoie à l’éclectisme de son parcours d’études (entre philosophie, biologie et mathématiques), à son approche systémique et à son appétence pour une diversité de sujets en lien avec le vivant et la machine, ou encore à l’influence de la figure paternelle, notamment sur les questions de langue et langage. En effet, dès le premier chapitre sont convoqués Pierre de Fermat, Christian Huygens, Isaac Newton ou Albert Einstein, pour ne citer qu’eux dans le domaine des mathématiques et de la physique, mais aussi le philosophe G. W. Leibniz, que N. Wiener présente comme « l’ancêtre intellectuel des idées contenues dans cet ouvrage, car il s’occupa également de calcul mécanique et d’automates » (C. S. : 51). Dans le chapitre 2, consacré au progrès et à l’entropie, l’auteur prolonge sa lecture du progrès fortement inspirée par la physique par plusieurs pages de discussion renvoyant aussi bien à des analyses historiques, qu’à des considérations éthiques en lien avec différents points de vue, religieux, politiques (communisme) ou sociaux (celui de « l’américain moyen »). Le détour historique est quasiment un trait de sa pensée, une route qu’il emprunte dans la plupart des chapitres. Ainsi, dans le chapitre 5 intitulé justement « Le mécanisme et l’histoire du langage », c’est le chemin de la philologie qu’il suit, marchant en cela dans les pas de son père, qu’il présente comme « véritable philologue hérétique » (C. S. : 115), ce qui le rapproche de sa propre posture sur les nouvelles théories de la communication, soit « des points de vue modernes sur le langage » (C. S. : 120), rapprochant réseaux de communication humains et non humains, et sur l’efficacité qui en découle.
44La perspective physiologiste est largement présente dans son propos. Par exemple, dans le chapitre 3 « Rigidité et apprentissage », N. Wiener développe longuement des exemples issus du monde naturel pour démontrer que « la camisole de force physique dans laquelle grandit l’insecte est directement responsable de la camisole mentale qui règle le modèle de son comportement » (C. S. : 88), alors que l’humain « a l’avantage d’un équipement physique et intellectuel permettant de s’adapter à des changements radicaux d’environnement » (C. S. : 89). Ce qui, d’un point de vue cybernétique, l’amène à énoncer l’hypothèse d’un rapprochement ultime au plan intellectuel entre l’humain et la machine s’il était possible de « construire une structure mécanique remplissant exactement toutes les fonctions de la physiologie humaine » (C. S. : 88).
45Comme vu précédemment, N. Wiener n’hésite pas non plus à se lancer dans une lecture de la communication sous l’angle du droit. Le chapitre 6 y est consacré, non sans laisser parfois un peu perplexe sur le lien opéré entre droit et cybernétique. L'auteur considère les questions juridiques d'un point de vue communicationnel et cybernétique, « en ce sens qu’il s’agit de problèmes de contrôle régulier et répétable de certaines situations critiques » (C. S. : 138). L’enjeu est celui de la non-ambiguïté de la loi et, dès lors, de la reproductibilité de la réponse apportée qui devra s’appuyer sur une mémoire de la décision, en l’occurrence le précédent juridique (C. S. : 135). Dans cette perspective, il mobilise aussi bien l’excellence du cadre philosophique de la devise française « Liberté, Égalité, Fraternité », que l’asymétrie des rapports entre colons et Premières Nations conduisant à une injustice patente.
46Enfin, les analogies avec l’art sont présentes dans nombre de passages du texte. Ainsi, pour illustrer la valeur de l’information en matière de nouveauté et de créativité, donne-t-il comme exemple Pablo Picasso, avec un point de vue assez radical : « Un peintre comme Picasso, qui passe par de multiples périodes et par maintes phases, finit par avoir exprimé tout ce que le siècle avait sur le bout de la langue et, en fin de compte, il stérilise l’originalité de ses contemporains et de ses cadets » (C. S. : 147). D’une façon générale, N. Wiener se plaît à rapprocher les domaines scientifiques et artistiques – il utilise d’ailleurs l’expression « artiste scientifique » (C. S. : 161) – et emploie de nombreux termes en lien avec le « désir » et la nécessité d’un « élan créateur » qui devrait être « irrésistible ». Ce processus de création et d’innovation intellectuelle, tendant à s’affaiblir dans une société où s’impose la forme de la communication au détriment du fond, est pourtant le seul qui, selon N. Wiener, participe à l’équilibre homéostatique du monde.
47Nombre de références littéraires et fictionnelles émaillent l’ensemble des chapitres. Citons par exemple le poème Le chef-d’œuvre du diacre de Oliver Wendell Holmes (chapitre 3) ; le récit de science-fiction Avec le courrier de nuit de Rudyard Kipling (chapitre 5) ; les romans policiers de Erle Stanley Garner (évoqués dans le chapitre 6) ; le roman La Petite Dorrit de Charles Dickens (chapitre 7) ; la nouvelle Le Joueur d’échecs de Maelzel par Edgar Allan Poe (chapitre 10) ; le roman utopique de Samuel Butler Erewhon (chapitre 10) ; la fable fantastique La Main de singe de William Wymark Jacobs (chapitre 10) ou encore le poème épique Le paradis perdu de John Milton (chapitre 11). On retrouve là le goût de N. Wiener (ou devrait-on dire de W. Norbert) pour la fiction, et pour l’écriture de fiction qu’il a lui-même pratiquée.
- 17 N. Wiener s’inspire pourtant de façon appuyée dans ce chapitre d’une nouvelle de science-fiction d (...)
- 18 On peut mentionner aussi la place des mythes dans l’ouvrage de N. Wiener, comme les mythes de Pygm (...)
- 19 On peut citer parmi les inspirations littéraires immédiatement postérieures aux deux ouvrages maje (...)
48C. S. est-il un ouvrage de science, de fiction ou de science-fiction ? Au début de l’audacieux chapitre 5, où N. Wiener « s’amuse » à considérer « ce qu’il arriverait si nous avions à transmettre le modèle entier du corps humain, du cerveau humain avec ses souvenirs et ses connexions croisées […] » (C. S. : 125), il présente d’emblée ses propos comme contenant « un élément de fantastique » (C. S. : 124), tout en réfutant à la toute fin du chapitre l’hypothèse d’avoir eu « le désir d’écrire un récit d’anticipation scientifique » (C. S. : 132)17. L’approche scientifique est incontestablement dominante et N. Wiener lui-même a récusé à maintes reprises la possibilité de rapprocher cybernétique et science-fiction. L’on voit bien pour autant la nourriture spirituelle que constituent les multiples références littéraires dont il émaille son propos. L’auteur est certes un grand savant, un mathématicien brillant et un visionnaire intellectuel, mais il est aussi imprégné d’imaginaires dont on trouve de multiples traces dans ses écrits18. Et, effet récursif, il génère par le biais de la proposition cybernétique, un champ d’imaginaires19, forts et durables, entre attraction et répulsion, autour des rapports entre humain et machine (voir à ce sujet Cassou-Noguès, 2014).
- 20 N. Wiener appelle aussi cette science « Big Science » ou « science à un million ». On peut repérer (...)
49Nous avons évoqué dans le parcours de N. Wiener son engagement et ses prises de position fortes ainsi que critiques en tant que scientifique contre une certaine idée de la science et de son utilisation, surtout aux États-Unis. Cet engagement est très visible tout au long de l’ouvrage C. S. Dans le 7e chapitre, intitulé « Communication, secret et politique sociale », il discute d’erreurs d’appréciation dans le rapport au secret scientifique, le point de vue américain considérant dans ce cadre l’information comme marchandise. Il pointe ironiquement « la touchante croyance » aux États-Unis en un « savoir-faire » qui serait inégalable et leur assurerait toujours une longueur d’avance. Mais de façon plus virulente, il dénonce une certaine conception de la science, avec la « vogue actuelle du grand laboratoire » (C. S. : 154) alors que lui plaide pour des « organisations humaines souples »20. Au-delà de cet aspect structurel, ce contre quoi il s’élève avec plus de force encore, ce sont les orientations de la recherche, dans un contexte de sécurité nationale et de climat de guerre latente. Car « toute découverte terrifiante augmente-t-elle seulement notre soumission à la nécessité d’une découverte nouvelle » (C. S. : 156), dans une spirale entropique fatale, encouragée par les gouvernants actuels. Cette vision est prolongée dans le très court chapitre qui suit où il précise le rôle de l’intellectuel et du savant, dans une société où se dessine une tendance à l’appauvrissement des contenus dans le but de toucher le plus grand nombre. C’est finalement la notion de « masse » et de « massification », que cela soit pour la science ou les médias, que critique N. Wiener.
50Du côté des médias, il souligne une logique inverse entre diversification des modes de communication individuelle d’un côté et standardisation et appauvrissements des contenus et de leur « valeur nutritive » d’un autre côté : « ainsi, nous voici à une époque où l’énorme masse de communication par habitant rencontre un courant toujours plus mince de communication globale » (C. S. : 159). Il appréhende également cette standardisation, et le déficit de créativité qui l’accompagne, du côté de la science, que cela concerne la formation des doctorants – la thèse devrait « être au moins, en intention, la porte d’entrée vers un solide travail créateur » (C. S. : 160) – ou l’activité même de la recherche. N. Wiener s’élève vigoureusement contre ce que devient la science, comme l’art, à savoir « le dérivé opposé à l’original », « le conventionnel mince » préféré au « neuf vigoureux » (C. S. : 161-162). Sur ce sujet, son discours prend des accents emphatiques (C. S. : 157), avec l’utilisation d’images issues de la magie (« apprentis-sorciers », « incantation », « esprits de la guerre ») et d’un combat entre le Bien et le Mal (« diableries », « démons », « sages »).
51Il est intéressant de relever que le livre se clôt par d’ultimes perspectives philosophiques sur le rôle du savant face à la « Nature ». Alors que dans le jeu communicationnel, au cours des interactions et rétroactions, il peut y avoir intentionnellement des stratégies pour brouiller les messages et embrouiller l’autre, la « Nature » ne triche pas, elle n’essaie pas d’égarer délibérément le savant, de le mettre sur de fausses pistes. Il n’y a pas de « méchanceté » en elle mais une tendance entropique qui est l’objet de la quête du savant. Cela suppose dès lors une « vue augustinienne » et non une « vue manichéenne » (C. S. : 215). Pour autant, N. Wiener ne cache pas que cette ligne de conduite est fragile et peut virer au « Manichéisme déguisé » (C. S. : 215). Quelle doit donc être la posture du savant ? Aborder la science avec une certaine naïveté, sans préjugés ni soupçons de perfidie à l’égard de la Nature (C. S. : 214). Cela suppose que le savant ait la foi dans le fait que la Nature obéisse à des lois. Or, l’état d’esprit de la société des années 1950 n’est pas, selon les dires de N. Wiener, en résonance avec ces principes. Que cela soit sur un plan scientifique, militaire, religieux ou politique, la vue manichéenne domine et tend à encadrer et assécher l’élan vital nécessaire à une « saine » conduite de la science (C. S. : 218).
52On retrouve donc dans C. S. le refus de N. Wiener de participer à une recherche guidée par des impératifs militaro-industriels. De façon plus large, il s’en prend à une tendance au cloisonnement et à la technocratisation de la recherche, qui conduit à une simplification et à une domination qui vont à l’encontre de la dynamique néguentropique et d’une régulation positive telles que préconisées par la cybernétique. Ses propos sont souvent virulents et mordants à ce comme, ainsi que l’illustre cette citation : « je n’ai pas le moindre doute que l’état d’esprit, digne d’un inspecteur, que présentent les barons de l’administration scientifique, ne soit l’une des raisons majeures de la stérilité de tant de recherches scientifiques » (C. S. : 214).
53L’on peut bien entendu relire et relier ce texte à l’aune de nos réalités contemporaines, ce que nous ferons dans une dernière partie, mais il faut aussi le lire comme étant profondément ancré dans un moment singulier, celui de l'après Seconde Guerre mondiale, et dans une histoire, celle de son auteur. Ce contexte est vivace et visible dans l’ensemble de l’ouvrage : écrit du point de vue de N. Wiener (ce dont témoigne la présence abondante du « je » et de l’ego de l’auteur), il mêle diverses références à sa vie personnelle et professionnelle. Quant au contexte de l’époque, le spectre de la guerre et de la bombe atomique hante le texte, en particulier dans les derniers chapitres.
54L’ouvrage Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains s’inscrit dans une logique d’œuvre, celle de N. Wiener autour de la cybernétique. Il est donc difficile d’isoler complètement la réception de Cybernétique et société de l’ouvrage fondateur qu’est La Cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine. Bien sûr, il y a eu l’article du père Dubarle en 1948 dans le quotidien Le Monde suite à la publication de Cybernetics or Control and Communication in the Machine. On peut mentionner aussi la recension que fait Jacques Ellul de Cybernétique et société dans la Revue française des sciences politiques en 1955. Dans cette note, il souligne notamment que « certains chapitres comme celui consacré au progrès sont des chefs-d’œuvre, apportant une lumière étonnante dans un débat périmé – d’autres, comme celui relatif au droit, sont franchement mauvais ! Manifestement, M. Wiener ne connaît rien aux problèmes juridiques. » (Ellul, 1955 : 172). Cependant, J. Ellul met en avant les alertes données par N. Wiener en matière d’encadrement politique d’une révolution technologique et sociale. Il est intéressant aussi de relever que le terme de « bluff » si souvent utilisé par N. Wiener dans C. S. est au cœur du titre de l’ouvrage de J. Ellul, Le Bluff technologique (1988).
- 21 Cette nouvelle est présentée de façon intégrale à la fin de l’ouvrage de P. Cassou-Noguès.
- 22 Conway et Siegelman, 2005, traduction française en 2012. Pour rappel, l’éditeur Hermann a été le p (...)
55En France, l’œuvre de N. Wiener a connu un regain de médiatisation au début des années 2010, sous l’égide des éditions Le Seuil et de plusieurs auteurs : Robert Vallée et son épouse et traductrice, Nicole Vallée-Levi ; R. Le Roux ou encore Pierre Cassou-Noguès. R. Vallée, polytechnicien et mathématicien, fonde le « Cercle d'études cybernétiques » en 1950 et, tout au long de sa vie, restera un cybernéticien convaincu. Il est président de la World Organisation of Systems and Cybernetics en 2003, il participe en 2014 à la première traduction en français de l’ouvrage fondateur de N. Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, aux côtés de N. Vallée-Levi et de R. Le Roux. Ce dernier a soutenu une thèse en histoires et civilisations en 2010 sur La Cybernétique en France (voir la thèse de R. Le Roux, 2010) et, outre sa participation à la traduction assortie d’une présentation de l’ouvrage Cybernetics or Control and Communication in the Animal and Machine (Wiener, 2014b), il a aussi révisé la traduction de l’ouvrage C. S. (Wiener, 2014). Du côté des biographies, avec Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Pierre Cassou-Noguès (2014), professeur de philosophie à l’Université Paris 8, propose une approche originale de la pensée du savant, en dévoilant N. Wiener à partir de ses imaginaires, en l’occurrence ceux qui émergent dans une œuvre de fiction inachevée, retrouvée dans les archives du savant déposées au MIT et intitulée A scientist reappears (Un savant réapparaît21) et signée, à l’instar de tous ses écrits littéraires, W. Norbert. Mentionnons également la biographie des journalistes, Flo Conway et Jim Siegelman, parue en 2005 aux États-Unis et traduite en français en 2012 par N. Vallée-Levi – avec une introduction de R. Vallée aux éditions Hermann, le 1er éditeur de N. Wiener en France. Cette biographie présente N. Wiener comme un dark hero22 (traduit en français par « héros pathétique »), à grands renforts d’anecdotes tant professionnelles que personnelles.
- 23 Œuvres qui seront d’ailleurs accompagnées de plusieurs notes de lecture (Cassou-Noguès, 2014 ; Cuy (...)
- 24 Entre 1945 et 1968, Ludwig von Bertalanffy peaufine sa théorie générale des systèmes (Bertalanffy, (...)
56Ces différentes initiatives éditoriales au début des années 2010 en France remettant sur le devant de la scène N. Wiener et ses deux œuvres majeures23 ne sont sans doute pas le fruit du hasard, mais bien l’expression d’une résurgence de la pensée cybernétique alors que s’affirme plus que jamais un avenir où l’intelligence des machines et leur rapport aux humains posent nombre de questions, éthiques et sociétales. Toutefois, l’histoire de la réception de la cybernétique dans les décennies qui ont suivi les années 1950 n’est pas linéaire et a connu des trajectoires différentes selon les époques, les pays et les disciplines. Il sera évidemment impossible d’épuiser, voire de détailler dans le cadre de cet article, l’ensemble des ramifications et des bifurcations de l’ouvrage Cybernétique et société et, plus largement, de la cybernétique de N. Wiener. Dès 1950, la cybernétique de N. Wiener, souvent articulée avec la théorie de l’information de C. Shannon et le calcul numérique de J. von Neumann, impulse de multiples développements dans divers domaines. Biologie, génétique, sciences de la cognition, théorie des systèmes24, voire premiers balbutiements de l’intelligence artificielle, font partie des extensions et dépassements de la science cybernétique.
57Les sciences humaines et sociales (SHS) s’emparent elles aussi avec enthousiasme de la cybernétique. Dans les années 1950, Claude Lévi-Strauss fait partie de ceux ayant le plus largement revendiqué l’importance de cette approche sans pour autant aller jusqu’à proposer une modélisation des structures ethnologiques et anthropologiques qui dériverait de la pensée cybernétique (R. Le Roux, 2009). On peut évoquer aussi l’économiste Herbert Simon et ses travaux dans les années 1950 en lien avec les rétroactions dans les firmes industrielles. Xavier Guchet propose quant à lui de relier cybernétique et sciences sociales à travers la figure de Georges Simondon qui était un fin connaisseur des écrits scientifiques de N. Wiener (Guchet, 2010).
58R. Le Roux, dans son introduction à l’ouvrage Cybernétique et société, propose quelques clés d’analyse concernant la trajectoire de la cybernétique qui, après une certaine popularité, tombe dans l’oubli, notamment du fait la désaffection des approches macro en sciences sociales. Dans les années 1980-1990, il identifie un retour en vogue de la cybernétique grâce aux travaux de l’historien américain Steve J. Heims (1980).
- 25 L’on pourrait énumérer ainsi un certain nombre d’intellectuels et de chercheurs en SHS, qui se son (...)
59L’histoire qui se noue alors entre SHS et cybernétique25 est une histoire d’amour et de désamour, d’appropriation et de réinvention mais aussi de malentendus et d’incompréhensions. S’il propose de nombreux questionnements sur un plan de réflexion politique et philosophique, N. Wiener s’est toujours montré ouvertement sceptique sur l’application mathématique de la cybernétique aux sciences sociales, telles l’anthropologie, la sociologie ou l’économie. Il n’aura de cesse de répéter que la cybernétique est d’essence mathématique, ce que montre indéniablement son premier ouvrage sur le sujet, La Cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine.
60Dans le champ de l’information et de la communication en général, et des SIC en particulier, le legs de N. Wiener et de la cybernétique est à la fois indiscutable et ambigu. L'un des héritiers majeurs de la cybernétique en sciences sociales est bien entendu l'anthropologue G. Bateson qui a eu connaissance du concept de rétroaction dès le début des années 1940 avant de devenir un des habitués des conférences Macy après la Seconde Guerre mondiale. G. Bateson tentera de convaincre N. Wiener de s’intéresser davantage à la déclinaison de la cybernétique dans les SHS, en vain. Qu’à cela ne tienne, G. Bateson et ses collègues développeront, en s’appuyant sur la notion de feed-back et de double contrainte, la « nouvelle communication » (Winkin, 1984). Quant à Marshall McLuhan, il fut très inspiré par l’œuvre de N. Wiener et sa vision cybernétique, pour son ouvrage paru en 1968 Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, bien que revendiquant de façon peu ouverte cette influence.
61Dans les SIC, la référence au modèle cybernétique est incontournable depuis les débuts de la discipline, et celui-ci figure invariablement dans les ouvrages et manuels consacrés aux théories de l’information et de la communication, à côté d’autres cadres théoriques phare, comme celui de C. Shannon et Warren Weaver ou celui de l’École de Palo Alto. Abraham Moles, physicien à l’origine et l’un des pères fondateurs discrets des SIC, fait partie de ceux qui ont assumé et revendiqué la cybernétique comme outil épistémologique pour une théorie de la communication (A. Moles, 1950). Philippe Breton s’est beaucoup appuyé dans les années 1990 sur la pensée cybernétique (voir par exemple Breton, 1992 et Breton 1992b), toutefois sa lecture de N. Wiener comme père de l’utopie de la communication moderne est assez éloignée de la réalité du positionnement de l’auteur. Des extraits de Cybernétique et société sont présentés dans le recueil publié aux éditions Larousse des textes essentiels en communication rassemblés par Daniel Bougnoux en 1993 et, dans un article, il définit ainsi la cybernétique : « Pensée des relations, de la causalité circulaire et des paradoxes, la cybernétique aura multiplié les passerelles logiques et les métaphores » (Bougnoux, 1992 : 120). Cette vision et utilisation métaphorique de la cybernétique par les SIC est sans doute l’appropriation principale qui en a été faite et ce qui en constitue aussi sa limite. Dans un échange avec Jacques Walter et Vincent Meyer, Bernard Miège (2006 : 403) revient sur les origines des SIC et évoque N. Wiener comme « deuxième grand inspirateur », aux côtés de Paul Lazarsfeld pour les médias de masse : « ce qui est frappant c’est le développement différencié, en France, du modèle qu’il a proposé dans les sciences dites exactes et en sciences humaines et sociales. Dans ces dernières, les modélisations de N. Wiener ont plutôt “pris” en raison de leur possibilité d’analyse des systèmes ».
62Source d’inspiration en tant que vision systémique de l’information et de ses relations régulatrices, qu’en est-il aujourd’hui du rôle de la cybernétique dans les SIC ? Si la référence à N. Wiener continue à marquer du sceau de son empreinte les cadres théoriques transmis et enseignés en SIC, la situation est plus ambivalente du côté de sa mobilisation explicite dans la recherche même si, depuis les années 2010, le travail éditorial et critique entrepris à cette époque ainsi que les nouvelles problématiques posées par le numérique et les données ont permis de remettre à l’agenda les travaux cybernétiques, en SIC et en sciences sociales en général. La cybernétique peut être lue comme un creuset dans lequel s’inscrivent des évolutions contemporaines, en revenant la généalogie des algorithmes informatiques et les traitements par rétroaction en temps réel de données elles aussi actualisées en temps réel (Rappin, 2016), ou sur les origines cybernétiques de l’expression « société de l’information », qui fit florès au virage des années 2000 et trouva une résonnance mondiale avec les Sommets sur la société de l’information (Sefiane, 2015). Mais la cybernétique incarne aussi un futur, automatisé et, d’une certaine façon, déshumanisé. C’est la question qu’adressent Stéphanie Lukasik et David Galli (2002 : 123) aux médias : « Le journaliste, qui “mécanise” ses fonctions, comme la diffusion d’informations brèves, codifiées, ne deviendra-t-il pas un journaliste cybernétique ? ». Plus que jamais, à l’heure de l’intelligence artificielle et des nouvelles formes de gouvernementalité algorithmique (Chandelier, 2021), l’imaginaire cybernétique continue à irriguer nos sociétés contemporaines, les SIC et les SHS.
63Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains est un écrit hybride, avec des motifs récurrents voire obsessionnels, des ouvertures interdisciplinaires multiples, des jugements péremptoires et un certain nombre d’ambiguïtés. C’est un texte résolument moderne et curieusement suranné. Suranné parce que façonné par un contexte très particulier, l’après Seconde Guerre mondiale, et moderne par le cadre programmatique d’une gouvernance par l’information et ses rétroactions qu’il propose ainsi que par la résonnance, quasi prémonitoire, de certaines de ses intuitions sur les risques d’une perte de contrôle, moins du côté de la machine que du côté de l’humain…
64N. Wiener aura été dans les années 1950 et 1960 un inlassable passeur de sa nouvelle science, fruit d’une époque et de multiples rencontres, dont celles que N. Wiener faisait à l’occasion de ses déambulations pédestres sur le campus du MIT. La cybernétique, dans sa version mathématique ou sa version philosophico-sociale n’aura cessé au fil du temps d’être source d’inspiration, de façon plus ou moins forte. Dans l’ouvrage de Fred Turner (2012 pour la traduction française), est judicieusement mis en évidence le rôle majeur qu’a joué la cybernétique dans la contre-culture numérique des années 1960, sous l’impulsion notamment de Steward Brand, pour devenir ensuite la cyberculture émergeant dans les années 1990. Ce préfixe « cyber- », qui n’a aucune signification en soi, marque l’héritage universalisé et quasi marketing de la cybernétique, en se déclinant sous différents emblèmes de la culture numérique et technique (cyberculture, cybersécurité, cyberattaque, cyberpunk, cyborg, etc.). Est-ce ce qu’aurait voulu N. Wiener, lui-même qualifié de « cyber-héros » (Maggiori, 2014) ? Difficile à dire… Peut-être a-t-il été dès l’origine dépassé par sa « créature », la cybernétique ?