- 1 Nous désignons par « titre de podcast » les programmes numériques audio comportant un ou plusieurs (...)
1Depuis quelques années, on observe un engouement croissant pour le podcast natif de la part des médias traditionnels en France, notamment des médias de presse écrite (Lesaunier, Di Sciullo et Mercier, 2022). Un podcast désigne tout contenu audio téléchargé ou écouté en streaming. Un podcast natif désigne les contenus audio spécifiquement conçus pour une diffusion numérique, indépendamment d’une grille de programmation, c’est-à-dire d’une « diffusion radiophonique primitive » (Hurard, Foyu-Yedid et 2020 : 5). Entre 2016 et 2022, le secteur de la presse écrite a produit un total de 619 titres de podcasts1 (dont 57 en presse quotidienne nationale, PQN, et 209 en presse quotidienne régionale, PQR), équivalent en moyenne à 4,8 podcasts par titre de presse (6,3 en PQN et 7,2 en PQR). Pour autant, repérer cette offre de podcast natif parmi l’importante production existante peut relever d’une gageure. En effet, c’est une difficulté à laquelle il a fallu faire face dans le cadre d’un travail de recensement de l’offre de podcasts natifs, réalisée dans le cadre du programme Obcast (Observatoire du podcast) mené au sein du Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism) de l’université Paris-Panthéon-Assas et financé par la Direction générale des médias et des industries culturelles (Lesaunier, 2023). Sur les sites des différents producteurs de podcast, la lisibilité de l’offre, pourtant régulièrement alimentée, était en effet variable, pour ne pas dire disparate. Comment expliquer la mise en avant bancale d’une offre que les titres de presse décident pourtant de produire, en y mettant donc, a priori, des moyens ? En répondant à cette question, l’intérêt de cet article est de montrer que malgré l’explosion du nombre de podcasts créés par une partie des médias de presse écrite, l’investissement dans le podcast reste relatif. En ce sens, il convient tout de suite de noter que près de 72 % des titres de presse magazine et 43 % des titres de PQR recensés à l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM) n’ont jamais produit de podcast. Par ailleurs, c’est l’objet de cette réflexion, les titres de presse ayant déjà réalisé des podcasts, et dont le flux est encore alimenté à ce jour, tendent à proposer une mise en valeur et en visibilité de leurs productions très hétérogène.
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2Peu d’études sur le podcast sont encore disponibles en France compte tenu de l’essor de ce format, contrairement aux États-Unis où les podcast studies se sont développées il y a une dizaine d’années (Markman, 2011 ; Bottomley, 2015 ; Berry, 2016). Cependant, on note l’article précoce de Camille Brachet (2009) sur le podcasting, entendu dans une définition technique de mise à disposition d’un fichier multimédia via le flux Really Simple Syndication (RSS2). Plus récemment, plusieurs mémoires ont aussi été consacrés au podcast, soit dans des considérations générales sur le format (Todeschini, 2017 ; Wattecamps, 2018 ; Rivière, 2019 ; Fily, 2019 ; Linard-Cazanave, 2020), soit dans ses liens avec le journalisme (Besnault, 2015 ; Baudry et Losi, 2018 ; Gasser, 2020 ; Welcomme, 2020). Concernant l’étude des liens entre journalisme et podcast, les travaux américains et européens sont là aussi précurseurs (Gallego, 2012 ; McHugh, 2019 ; Newman et Gallo, 2019 ; Rojas-Tarrijos, Caro-González et González-Alba, 2020 ; Nee et Santana, 2021). Côté francophone et français, Françoise Laugée (2018) s’est intéressée dès 2018 au podcast comme « média à part entière » et Évelyne Cohen (2019) à la définition du podcast et son déploiement en France. Marie Rumignani (2021) a documenté la création du podcast « Short » de la Radio Télévision Suisse (RTS) et montré la façon dont l’organisation du travail journalistique peut être transformée par de nouvelles compétences et pratiques liées au journalisme mobile. La sphère professionnelle s’est également saisie progressivement du sujet, dans des ouvrages (Gallet, 2020) et articles (Eutrope, 2018 ; Cousseau, 2019 ; Marchon, 2019 ; Bouton, 2020 ; Simon, 2021).
- 3 Howard Becker (1988 : 55-56) définit les conventions propres à un monde social comme « des idées e (...)
- 4 Le corpus de l’enquête est mixte, puisqu’il étudie des aires géographiques de diffusion (nationale (...)
3L’article envisage le podcast comme un nouveau format investi par les rédactions de presse dans le cadre de leur adaptation au numérique, comme l’ont été par exemple le mobile (Pignard-Cheynel et van Dievoet, 2019 ; Sonet 2021) la vidéo (Dagiral et Parasie, 2010) ou encore le live (Pignard-Cheynel et Sebbah, 2017) et la plateforme Twitch (Carlino, 2021). Cette étude s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux sur le journalisme et les innovations liées au numérique en termes d’organisation du travail, de compétences et de stratégies médiatiques (Charon, 2010 ; Dagiral et Parasie, 2010 ; Mercier et Pignard-Cheynel, 2014 ; Legavre et Rieffel, 2017 ; Lyubareva et Marty, 2022). Afin d’interroger le podcast en tant qu’innovation journalistique, nous analyserons l’hétérogénéité de la mise en valeur des podcasts sur les sites de presse écrite, en formulant l’hypothèse que cette dernière est corrélée à des investissements financier, temporel et symbolique de l’entreprise de presse dans le podcast eux-mêmes hétérogènes. Ce faisant, l’enjeu de l’analyse de cet article réside dans la tension entre des stratégies d’investissement dans le podcast, à la fois guidées par les conventions (Becker, 19883) ordinaires de la presse écrite et par celles spécifiques au monde du podcast, tel qu’il se structure en France ces dernières années. L’approche choisie est d’ordre socio-ethnographique, en ce qu’elle mêle observation en ligne de l’architecture des sites de presse (Pignard-Cheynel et Reynier, 2011) et analyse de discours, dans une perspective compréhensive. Les analyses proposées s’appuient sur un corpus de quinze sites de presse écrite sélectionnés parmi les 128 ayant déjà produit au moins un podcast natif entre 2016 et 2022 : 20 minutes, Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Équipe, L’Est Républicain, L’Express, L’Indépendant, L’Obs, La Croix, La Nouvelle République, Le Monde, Les Échos, Le Parisien, Libération, Ouest-France, ainsi que l’Agence France Presse. En effet, ce corpus apparaît représentatif de la presse d’information4 et des observations liminaires mentionnées ci-dessus relatives à une mise en valeur du podcast variable d’un titre à l’autre. Enfin, entre août 2022 et février 2023, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des journalistes en responsabilité ou faisant du podcast au sein de chacune des rédactions étudiées (n = 35), rendant le corpus constitué particulièrement heuristique.
4Il s’agira d’abord de montrer la mise en valeur hétérogène des rubriques dédiées au podcast sur les sites des éditeurs étudiés, puis interviendra une description de l’étape de la mise en ligne des épisodes, dont l’enquête révèle qu’elle revêt des enjeux particuliers quant à la bonne visibilité des podcasts. Finalement, le traitement de l’hypothèse principale de la corrélation entre visibilité des podcasts en ligne et investissement dans le podcast au sein des rédactions permettra d’observer la tension mentionnée plus haut et de mettre en évidence des modes d’appropriation du podcast par les rédactions non encore stabilisés.
5Comme l’ont montré Nathalie Pignard-Cheynel et Florence Reynier (2011 : 105) en travaillant sur les architectures de onze sites de presse, l’étude de la structure des sites des éditeurs de presse permet de révéler, ou tout du moins de renseigner, les « pratiques à l’œuvre dans les rédactions et [les] stratégies choisies par les groupes de presse ». Pour étudier spécifiquement la mise en valeur des podcasts sur les sites de presse, il a fallu construire une grille d’analyse reposant sur deux critères : l’accès à la rubrique podcast et l’organisation de ladite rubrique, quand elle existe. Ces deux critères recouvrent cinq variables : existence d’une rubrique dédiée au podcast sur le site ; visibilité de la rubrique sur la page d’accueil (home page) ; nombre de clics nécessaires pour accéder à la rubrique ; une présentation par titre dominant la rubrique ; la sortie d’un nouvel épisode est accompagnant un article écrit. Ces cinq variables permettent d’attribuer un score de mise en valeur à chaque titre de presse. Ainsi, un point est attribué si :
- il existe une rubrique dédiée au podcast sur le site ;
- elle est visible sur la home page ;
- le nombre de clics nécessaires pour y accéder est inférieur à 2 ;
- une présentation par titre de podcast domine la rubrique.
6Étant donné les ambivalences liées à la pratique de la rédaction d’un article accompagnant la publication d’un nouvel épisode que développée ci-après, ce critère n’est ici pas pris en compte ce critère dans l’établissement du score, qui oscille donc entre 0, 1, 2 (mise en valeur faible), 3 (mise en valeur moyenne) et 4 (mise en valeur élevée).
Tableau 1. La mise en valeur des podcasts sur les sites de presse du corpus.
7Concernant l’existence d’une rubrique dédiée au podcast sur le site, de la même façon que certains titres de presse ne font pas de podcast, certains qui en font n’ont pas de rubrique sur leur site. Ce cas de figure est cependant minoritaire, puisqu’il ne concerne que deux sites sur les quinze étudiés (l’AFP et Libération). En revanche, pour neuf titres, la rubrique podcast n’est pas visible au premier coup d’œil et doit faire l’objet d’une exploration de la page d’accueil. Dans ces neuf cas concernés, deux clics sont nécessaires pour accéder à ladite rubrique, contre un seul pour les quatre titres mettant clairement en évidence leur rubrique podcast. Par exemple, la rubrique podcast du site Le Monde existe, mais n’est pas vraiment visible puisqu’elle est rangée dans l’onglet « Actualités » de la page d’accueil.
8Concernant La Croix, il faut explorer le menu des rubriques pour trouver l’onglet « Podcast ». Le cas de La Croix est intéressant, en ce qu’il témoigne d’une prise en charge récente de la question de la visibilité du podcast sur le site. En effet, lors d’une première phase d’exploration menée en mars 2022, la rubrique existait bel et bien, mais rangée dans l’onglet « Vidéos ». Près d’un an plus tard, par sa mise en visibilité distincte, le podcast s’est autonomisé de la vidéo, comme format journalistique aujourd’hui éprouvé en termes de stratégie multimédia.
9À l’inverse, le site des Dernières nouvelles d’Alsace donne par exemple accès à sa rubrique podcast en un seul clic. Il convient de préciser que l’architecture du titre est similaire à celle de l’ensemble des autres titres du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (Ebra). Cela pose la question de l’échelle à laquelle la stratégie d’investissement dans le podcast est pensée (voir infra).
10Les quatrième et cinquième variables de la grille concernent l’organisation de la rubrique dédiée aux podcasts, lorsqu’elle existe (n = 13). Concernant la quatrième variable, la façon dont les podcasts sont rangés au sein de la rubrique a été codé, en distinguant une organisation par titre de podcast ou par épisode. Ont ainsi été isolées les rubriques proposant une organisation par titres de podcast, que celle-ci soit ou non complétée d’une présentation par épisode. Il existe des exemples des trois types d’organisation de la rubrique podcast : par titre (20 Minutes), par épisode (Dernières Nouvelles d’Alsace) et mixte (Le Monde).
11Trois rubriques sont essentiellement organisées par épisode de podcasts (L’Équipe, La Croix, Dernières nouvelles d’Alsace), ne laissant apparaître le nom du titre du podcast qu’au détour d’un intertitre, par exemple. Sept d’entre elles ont une organisation mixte permettant de visualiser l’offre de titres, tout en maintenant une présentation par épisode, avec recours à un article écrit pour chacun d’eux. L’organisation par titre de podcast concerne trois rubriques (20 Minutes, Les Échos, L’Indépendant) et est le signe d’une plus grande valorisation des productions qu’une organisation par épisode. En effet, l’organisation par titre s’inscrit dans une forme de valorisation de l’offre de podcasts qui lui est propre et est distincte du reste de la production journalistique, en dehors des logiques d’éditorialisation et d’édition de l’information traditionnellement utilisées sur les sites de presse. En effet, dans le cas d’une organisation par épisode, la présence d’un article écrit est systématique. Cette pratique apparaît comme une variable ambivalente car, d’un côté, elle participe à la mise en visibilité du podcast sur le site de l’éditeur mais, d’un autre côté, elle semble davantage répondre aux impératifs techniques de mise en ligne de l’information plutôt qu’à une véritable stratégie de valorisation. Un journaliste multimédia de L’Est Républicain expliquait ainsi lors d’un entretien :
« Alors, nous à la base, on a une infrastructure technique, un back office qui est assez rigide, donc si je veux mettre des podcasts sur le site internet, il faut obligatoirement que je crée un article en fait. En gros je peux pas juste intégrer un player comme ça. » (journaliste multimédia, L’Est Républicain, entretien avec l’autrice, par visioconférence, 16 sept 2022)
12Dans ce cas, la mise en ligne (et, de fait, en valeur) des podcasts sur le site est soumise au système de gestion de contenu (Content Management System, CMS), c’est-à-dire au logiciel qui permet la mise en ligne des informations (Cabrolié, 2010), pensé pour un média en ligne de presse écrite. Eric Dagiral et Sylvain Parasie proposaient, en 2010, une typologie des différentes formes d’intégration des contenus audiovisuels aux contenus écrits dans les médias écrits en ligne. Cette dernière identifiait quatre types d’intégration, soit de relation texte-contenu audiovisuel, d’une fonction purement dénotative du contenu audiovisuel (type vignette) à une fonction centrale et connotative de ce dernier (type émission). Le cas des podcasts dont la publication est accompagnée par un article relèverait ainsi du type « émission », où « le contenu s’émancipe presque totalement du texte » (Dagiral et Parasie, 2010 : 113). Surtout, les auteurs révèlent bien que ces différents types d’intégration sont à saisir comme autant d’arrangements avec les « conventions en place dans la presse ». Comme l’explique ce journaliste de L’Est Républicain, ces conventions se matérialisent notamment dans le CMS et le processus de mise en ligne des contenus journalistiques, dont le podcast n’est qu’un des formats. Si, en 2010, le régime de l’émission était pour les auteurs particulièrement éloigné des conventions traditionnelles de la presse, il est, plus de dix ans plus tard, plus généralement admis. Preuve en est le cas quasi généralisé l’organisation des rubriques podcast par épisode et article écrit. Cependant, il apparaît qu’une organisation de la rubrique podcast par titre, sans article écrit, relève d’un cinquième type d’intégration des contenus audiovisuels que l’on pourrait nommer « le régime de l’émancipation ». De fait, cette organisation confère à la rubrique une dimension s’éloignant de la presse écrite et se rapprochant du monde de l’audio numérique, notamment des plateformes d’écoute et des studios de production de podcasts. Par conséquent, une rubrique par titre de podcast comme celle de 20 Minutes ressemble à s’y méprendre à la présentation des podcasts par trois des principaux studios de production de podcasts français que sont Binge audio, Louie Media et Nouvelles Écoutes.
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13Tout comme les studios, 20 Minutes présente ses podcasts par titre en mettant en avant la vignette, conférant à l’aspect visuel une importance particulière dans la mise en valeur de ses productions5. Du côté des modalités d’écoute, là aussi, 20 Minutes a investi dans un lecteur audio, Podinstall, permettant le lancement et l’enchaînement automatiques des épisodes, sans interruption de la lecture si l’on navigue parmi la rubrique podcasts. Cela permet de voir le reste de l’offre en même temps que l’on écoute, à la même manière que les plateformes d’écoute telles que Spotify, Apple Podcast ou encore Castbox.
14Un journaliste en charge de podcasts à 20 Minutes explique que le passage à ce lecteur lui a permis de s’affranchir de la rédaction d’articles pour accompagner la mise en ligne de nouveaux épisodes :
« […] avant ça [le lecteur Podinstall], on avait un embed dans un article et qui n’était pas forcément la façon la plus efficace pour convertir vraiment les gens. Ils ne comprenaient pas forcément si c'était un article, si c'était un podcast, si le player, c'était la lecture de l'article, enfin tu vois, il y a quand même des vrais freins. Aujourd'hui, moi quand je promeus "6ème science", je ne fais plus d'articles par exemple, voilà c'est quand même un vrai avantage là-dessus, je produis mon épisode et ensuite je promeus le lien de l'épisode, c'est tout » (chef de rubrique et journaliste podcast, 20 Minutes, entretien avec l’autrice, locaux de 20 Minutes, 26 juil. 2022).
15Ici aussi, faire un article était moins un choix stratégique de valorisation des podcasts qu’une contrainte technique. Les podcasts de 20 Minutes sont ainsi particulièrement émancipés des conventions de la presse liées à la présentation avant tout écrite des contenus. Cette organisation de la rubrique est rare, puisqu’elle ne concerne que trois titres de l’échantillon. Dans les trois cas, aucun article d’accompagnement des épisodes n’est présent dans la rubrique podcast (bien qu’ils existent sur les autres pages du site, voir infra).
16Les podcasts sont donc hébergés et valorisés de façon hétérogène sur les différents sites de presse, au regard des différentes variables que nous venons de développer. La mise en valeur des podcasts est en partie dépendante des modalités de leur mise en ligne, elles-mêmes tributaires de conventions traditionnelles au sein des sites de presse. De fait, l’étape de la mise en ligne revêt plusieurs enjeux auxquels il convient de s’intéresser à présent.
17Si quelques médias changent le processus de mise en ligne des podcasts, ce dernier passe classiquement et majoritairement par la rédaction d’un article. Cette étape de la mise en ligne cristallise un certain nombre d’enjeux pour la bonne visibilité des podcasts, impliquant des logiques d’acteurs intéressantes, d’abord concernant les modalités d’accès à la home page du site et, ensuite, vis-à-vis des compétences requises pour assurer la bonne visibilité de son podcast.
18Les entretiens auprès de journalistes en charge de podcasts pour des médias de presse écrite ont mis en évidence trois types d’articles qui accompagnent la mise en ligne d’un nouvel épisode : les articles prétextes, les articles-teaser et enfin les articles d’approfondissement. Le cas des articles prétextes est celui décrit plus haut par le journaliste de L’Est Républicain, où il n’est techniquement pas possible dans l’outil CMS de la rédaction de mettre en ligne un fichier audio sans créer de page article, donc de l’écrit. Dans ce cas, la logique derrière la publication est principalement pratique, contrainte par le dispositif technique de mise en ligne du contenu informationnel. Le cas des articles-teaser relève davantage d’une visée stratégique, puisque l’article a pour fonction explicite de donner envie au lectorat d’en savoir plus, en écoutant le podcast. Le terme d’article-teaser est emprunté à un enquêté du journal Ouest-France :
« En fait, on attire les gens via ce qu'on appelle des articles-teaser, ce sont des articles qu'on diffuse sur le mur de podcast et en fait, c'est la porte d'entrée, donc c'est très important de bien soigner le titre, l'accroche pour donner envie aux gens d'aller sur ces articles et d'aller cliquer sur le player. » (journaliste audio, Ouest-France, entretien avec l’autrice, par téléphone, 07 sept. 2022)
19Les articles d’approfondissement relèvent, eux, d’une logique de mutualisation des forces, et s’inscrivent là aussi dans une visée stratégique. Dans ce cas, les articles ne sont pas simplement « vignette » (Dagiral et Parasie, 2010), mais deviennent un élément d’importance équivalente, voire supérieure au podcast. Par exemple, un journaliste de Ouest-France ayant réalisé un podcast sur les attentats du 11 Septembre 2001 a raconté la façon dont le travail d’enquête et d’analyse mené dans le cadre de la réalisation du podcast avait aussi permis de produire plusieurs articles et d’ainsi alimenter les versions papier et numérique du titre :
« Oui, j'ai repris le texte [le script] du podcast qui est très long, entre 16 000 et 18 000 signes, donc c'est beaucoup trop long pour le journal, et je les ai retravaillés, raccourcis, et ils ont été publiés dans le journal et sur le site Internet. Et on s'est rendu compte que c'était très vertueux. L'année dernière, lorsque j'ai fait la série, les trois épisodes sur le 11-Septembre, ils ont été tous les trois diffusés dans Dimanche Ouest-France (notre édition dominicale), sur une double page, donc ça fait des grands articles très longs. Simultanément, ils ont été mis sur le site web en version écrite et puis en même temps était sorti deux ou trois jours avant le podcast. Et on s'est rendu compte que c'était vertueux parce qu'en termes d'audience, ben l'audience s'est auto-alimentée. C'est-à-dire que l'article sur le site internet tiré de Dimanche Ouest-France a bien marché en termes d'audience et du coup, il a renvoyé du trafic sur le podcast, le même podcast qui a renvoyé du trafic sur l'article écrit, et puis avec un fort appui de la part des réseaux sociaux. Du coup c'est devenu très très vertueux de faire ces trois déclinaisons-là. Mais on ne le fait pas systématiquement » (journaliste, Ouest-France, entretien avec l’autrice, par téléphone, 03 oct. 2022).
20D’une part, cette pratique permet au journaliste ou à l’équipe ayant travaillé sur le podcast de faire fructifier son enquête de terrain ; plusieurs angles devront être laissés de côté dans l’épisode, mais pourront faire l’objet d’articles écrits. D’autre part, elle semble permettre de générer de l’audience sur tous les formats, en faisant l’hypothèse que des lecteurs ayant lu l’article papier souhaiteront approfondir ou poursuivre leur immersion dans le sujet avec l’écoute du podcast, ou inversement. Le podcast peut donc lui-même devenir produit d’appel vers un article écrit payant, cas rare néanmoins.
21Ces trois types d’articles accompagnant la mise en ligne d’un nouvel épisode de podcasts ne sont évidemment pas mutuellement exclusifs. Un article prétexte, bien que contraint par le CMS aura, de fait, aussi une fonction d’article-teaser. Réciproquement, les choix stratégiques incarnés dans les cas des articles-teaser et des articles d’approfondissement sont au moins en partie guidés par la nature du dispositif technique de mise en ligne des contenus.
22L’étape de la mise en ligne telle que décrite par les enquêtés révèle aussi l’enjeu central que représente l’accès du podcast à la page d’accueil du site. D’après une journaliste podcast chez 20 Minutes, le fait pour un podcast d’être référencé en home page du site de presse permettrait de décupler le nombre d’écoutes :
« La possibilité d'avoir deux podcasts sur la home, c'est un générateur de fois dix, fois cinquante, fois cent » (journaliste podcast, 20 Minutes, entretien réalisé avec l’autrice, dans un café à Paris, 26 fév. 2022).
23L’importance d’un bon référencement sur les moteurs de recherche et sur les pages d’accueil a déjà été démontrée (voir Sire, 2015 ; Bazin et Lesaunier, 2017). Quel que soit le format journalistique, une présence sur la home page favorise l’audience générée par ce dernier, le podcast n’échappe pas à la règle. En revanche, l’enquête montre deux choses. D’abord, le fait de mettre en avant un nouvel épisode de podcast sur la page d’accueil ne relève pas de l’évidence, et peut même faire l’objet de réticences de la part de la rédaction en chef. En effet, la journaliste de 20 Minutes explique qu’il a été « très compliqué » d’avoir finalement accès à la home page, après plus de deux ans et de longues négociations avec sa hiérarchie afin de convaincre que « le podcast pouvait aussi y avoir droit parce que ça allait faire monter par 20 [le nombre d’écoutes]. » De la même façon, sur un autre site de presse, les nouveaux épisodes d’un podcast pourtant gratuit ne sont mis en avant que sur la page d’accueil des abonnés au journal, ce qui, de fait, limite le pouvoir de frappe qu’induit normalement une exposition en page d’accueil.
24Ensuite, on a pu observer l’importance des interactions interindividuelles entre les journalistes en charge de podcasts et les home page managers (ou front page editors). Le home page manager est la personne en charge de la mise à jour de la page d’accueil : « […] il modifie en temps réel la structure et la hiérarchie des articles en procédant à un rééquilibrage entre ce qui est lu par les internautes et ce qui est jugé important par les rédacteurs en chef. » (Bazin et Lesaunier, 2017 : 164). Cela implique un certain pouvoir sur l’audience des contenus informationnels. Concrètement, une fois que l’épisode (et son article) est en ligne, c’est au home page manager de décider du référencement sur le site :
« Ouais alors ça nous pour le coup, on publie, ça arrive directement sur le site et après c'est le home page editor qui décide si oui ou non il peut l'épingler et être mis en avant un peu plus que dans le fil d'actualité sur le côté, quoi » (journaliste audio Ouest-France, entretien avec l’autrice, par téléphone, 07 sept. 2022).
25Plusieurs journalistes ont fait état de stratégies de séduction des home page managers, dans le but de les convaincre de mettre en avant leur podcast sur la page d’accueil.
« Il faut aller faire un petit peu de bringue, des fois, en allant les voir en leur disant : "Ah j'ai fait un super truc sur les podcasts". Après généralement ils prennent des trucs qui sont très très très "concernants" [impliquants], et qui parlent à beaucoup de gens, et si tu les as dans la poche, ils peuvent t'épingler pendant un petit moment sur la home page. Là c’est une histoire de communication, de relationnel. Mais bon c'est rigolo. Après il y a des podcasts qui nous touchent plus que d'autres donc forcément on a envie qu'ils soient énormément écoutés donc bah des fois je suis un peu plus insistant pour aller vendre ma came, ce qui est normal, c'est de la bonne communication. Mais c'est important de bien s'entendre avec ces homepagers parce que pour le coup, ils peuvent te rapporter énormément de lecteurs quoi » (journaliste audio Ouest-France, entretien avec l’autrice, par téléphone, 07 sept. 2022).
26L’autre enjeu lié à l’étape de la mise en ligne des podcasts concerne moins le média que les journalistes qui les produisent. Comme le web, le mobile, la vidéo avant lui, le podcast implique des compétences et des tâches particulières et exige des journalistes une forme de « multicompétence » (Rumignani, 2021 : 37). Outre des compétences spécifiques liées à la production de l’information en podcast (poser sa voix, prendre le son) auxquelles les journalistes se forment plus ou moins sur le tas, la mise en ligne et en valeur du podcast occupe souvent une part importante du travail du ou des journalistes dédiés au podcast au sein des rédactions. La journaliste podcast de 20 Minutes, travaillant à temps plein sur la production des podcasts estime que la partie purement éditoriale (préparer et réaliser les sujets) ne représente que la moitié des tâches qu’elle accomplit, le reste étant précisément les tâches de mise en valeur des podcasts (mise en ligne et insertion des liens d’écoute dans les articles publiés par ses collègues) :
« Par exemple, on va parler de la crise climatique et compagnie et je vais ressortir, je vais éditer, mettre dans l'article le podcast que j'ai fait avec une psychologue "Comment parler de la crise environnementale avec ses enfants", par exemple. Et donc je vais le mettre dans pas mal d'articles pour que quand le lecteur arrive sur cet article, il se dise : "Ah j'ai la possibilité d'écouter dessus" » (journaliste podcast, 20 Minutes, entretien réalisé avec l’autrice, dans un café à Paris, 26 fév. 2022).
27La journaliste réalise ainsi un travail de veille sur la production de ses collègues afin de faire fructifier les écoutes de ses podcasts. L’activité de mise en ligne sur les sites et sur les plateformes va de pair avec la mise en valeur des podcasts et constitue donc un nouveau bras de compétences que les journalistes doivent s’efforcer de faire pousser.
28La valorisation des podcasts parmi les sites du corpus est donc hétérogène, souvent cantonnée par un dispositif technique à des conventions traditionnelles liées aux médias numériques écrits, et imposant dès lors des tâches singulières aux journalistes prenant en charge la production d’un ou plusieurs podcasts au sein de la rédaction. Dès lors, la question sous-jacente à ces trois observations semble être celle du degré d’investissement du média dans le podcast : pourquoi en fait-il ? Avec quels moyens ? Pour quelle stratégie ? En répondant à ces questions, peut-on trouver les traces d’une corrélation avec les observations faites jusque-là ?
29Afin de comprendre la façon dont les rédactions ont investi le podcast, nous avons élaboré une grille selon cinq variables à partir des données recueillies lors des entretiens :
-
- le nombre de titres de podcasts actifs au moment de l’enquête ;
- les personnes à l’initiative du lancement du titre dans le podcast ;
- l’existence d’une cellule dédiée au podcast au sein de la rédaction ;
- le nombre de personnes travaillant à temps plein sur le podcast ;
- le matériel dans lequel la rédaction a investi.
30À l’aide de ces cinq critères, nous avons pu attribuer un score à chaque rédaction, déterminant si cette dernière semble avoir mis en place une stratégie d’investissement significative dans le podcast (score haut, supérieur ou égal à quatre points) ou, au contraire, laisse apparaître une pratique plus flottante (score bas, inférieur ou égal à deux points). Un point a été attribué pour chaque variable si :
-
- la rédaction produit plus de un titre de podcast actif ;
- le lancement dans le podcast relève d’une impulsion provenant de la direction du titre ou du groupe de presse, exclusivement (top down) ou en appui d’initiatives individuelles (mixte), par opposition à une logique bottom up où l’initiative provient d’un salarié de la rédaction ;
- la rédaction a créé une cellule ou un service dédié au podcast ;
- au moins une personne est embauchée à temps plein sur le podcast ;
- la rédaction a investi dans du matériel (studio, micro, logiciel de montage).
Tableau 2. Les moyens alloués au podcast au sein des rédactions
31À la lumière des variables présentées, il ressort que huit titres de presse font preuve d’investissements significatifs dans le podcast, contre cinq qui présentent un degré relativement faible. Comme énoncé en début d’article, il a bien été constaté que l’aire géographique de diffusion des titres n’a aucune incidence sur les stratégies déployées. À noter ici, que dans la majorité des cas (8/15), le lancement dans le podcast a soit été essentiellement le fait d’initiatives individuelles de la part de journalistes ayant une appétence pour les formats audio (bottom up), soit le fruit d’une rencontre entre ce type de volontés individuelles et une prise de décision stratégique de la part du groupe ou du titre média (mixte). Par exemple, concernant L’Est Républicain, le journaliste multimédia en charge des podcasts avait fait montre de son envie auprès de sa hiérarchie, par conséquent, au moment où le groupe de presse Ebra a décidé de faire des podcasts, la direction de la rédaction s’est tournée vers lui :
« À l’époque, il commençait à y avoir quelques podcasts, mais on ne parlait pas encore, nous, du tout de tout ce qui était interview sonore. Et moi d'abord, j'aimais bien ça et en plus, j'étais persuadé que, à un moment, le son ça allait être, ça pouvait être une nouvelle voie, plus facile pour toucher d'autres personnes, pour faire des trucs un peu différents. Donc j'ai tanné mes chefs pendant quelques années avant de réussir, avant qu'à un moment ils me disent, bon bah c'est bon, on va lancer des podcasts. Ça sera quand même pour toi » (journaliste multimédia, L’Est Républicain, entretien avec l’autrice, par visioconférence, 16 sept. 2022).
32Le type d’initiative (bottom up ou top down) revêt ainsi un caractère déterminant dans le classement des degrés d’investissement, tout comme le nombre de titres de podcast actifs au moment de l’enquête : l’AFP par exemple, obtient un score de 4 et non de 5 du fait de ce dernier critère, avec son seul podcast actif Sur le fil.
- 6 Dans le cas de Libération, la mention de 0,5 personne travaillant à temps plein renvoie au fait qu (...)
33On voit également que, pour les cinq rédactions déployant de faibles moyens dans le podcast (un tiers du corpus, Libération, DNA, La Nouvelle République, La Croix, L’Obs), le titre de presse n’a pas créé de cellule dédiée à la production des podcasts, ni créé de poste6. Autrement dit, dans ces cas de figure, la production des podcasts est une tâche en plus des autres activités du ou des journalistes : soit la personne fabrique et diffuse son podcast en totale autonomie, qu’il s’agisse d’un journaliste de presse écrite ou affecté aux différents services multimédia/numériques des rédactions, soit une division du travail s’effectue entre le journaliste qui écrit et enregistre son podcast et une personne du service vidéo ou multimédia, qui se charge alors du montage. Dans tous ces cas, le podcast ne représente qu’une partie, souvent faible, du temps d’activité professionnelle des journalistes qui les font.
34Si l’on observe bien des disparités vis-à-vis des moyens alloués au podcast au sein des rédactions de presse écrite, dans quelle mesure permettent-elles d’expliquer les disparités observées plus haut relativement à la mise en valeur de ces podcasts?
35En reprenant les variables construites pour l’étude de la mise en valeur des podcasts sur les sites de presse en ligne et en attribuant un score en fonction des résultats (tableau 1), il est possible d’observer les formes de corrélations entre le degré de mise en valeur des podcasts sur les sites et le degré d’investissement des rédactions, discuté à l’instant.
Tableau 3. Une corrélation limitée entre degré de mise en valeur et degré d’investissement : les cas de corrélation positive.
Tableau 4. Une corrélation limitée entre degré de mise en valeur et degré d’investissement : les cas de corrélation négative.
Tableau 5. Une corrélation limitée entre degré de mise en valeur et degré d’investissement : les cas de corrélation plutôt négative.
36Les résultats sont très variables et, de fait, l’hypothèse de la corrélation a priori logique entre visibilité forte du podcast et investissement important semble pour le moins infirmée. En effet, le tableau 3 présente les titres de presse à propos desquels on observe une corrélation positive entre le degré de visibilité des podcasts sur le site et le degré d’investissement. Dès lors, seules les observations concernant cinq titres sur quinze tendent à valider l’hypothèse de cet article. Libération, par exemple valorise de façon peu efficace ses podcasts sur son site et ce constat va de pair avec le fait que la rédaction n’a pas investi dans le podcast. La faible mise en valeur des podcasts relèverait plus largement d’une moindre « stratégie podcast » de la part de la rédaction. À l’opposé, l’exemple de Ouest-France montre le cas d’une corrélation positive entre une excellente visibilité des podcasts sur le site Internet, allant de pair avec des moyens importants alloués (créations de postes, achats de matériel, etc.). Dans ces cinq cas (Libération, La Nouvelle République, Ouest-France, La Croix, L’Indépendant), notre hypothèse se vérifie parfaitement.
37En revanche, pour six titres de presse, le constat est exactement inverse : la mise en valeur limitée des podcasts sur ces six sites ne peut s’expliquer par un manque d’investissement (tableau 4). En effet, les rédactions de l’AFP, du Monde, des Echos, du Parisien, de L’Équipe et de L’Express ont toutes déployé des moyens sensiblement significatifs pour développer les podcasts. Le fait qu’ils soient plutôt mal mis en valeur n’est pas corrélé à un manque de moyens mis en œuvre. Comment expliquer ce paradoxe ?
- 7 Une newsletter est une lettre d'information périodique produite par un média et envoyée, généralem (...)
- 8 Une alertes push est une notification envoyée par une application mobile sur le smartphone des uti (...)
38Deux éléments complémentaires doivent ici être mobilisés afin d’approfondir la compréhension des ressorts de la mise en valeur des podcasts par les sites de presse écrite. Le premier concerne les stratégies globales de communication des titres, au sein desquelles le site Internet n’est qu’un élément parmi d’autres. En effet, à l’heure du numérique et de la « plateformisation » de l’information (Bullich, 2021), l’activité des entreprises de presse se déploie sur une pluralité de supports et de plateformes (Joux, 2017) : applications mobiles, réseaux sociaux numériques, newsletters7, alertes push8, etc. Une moindre mise en valeur des podcasts sur le site du titre ne signifie donc pas nécessairement qu’elle n’est pas effective ailleurs. Plusieurs journalistes ont ainsi expliqué l’importance des publications sur le réseau social Facebook pour générer des écoutes vers le podcast :
« On publie chaque épisode aussi sur nos réseaux sociaux, dont le Facebook qui prend quasiment 40 % [des écoutes générées] à lui tout seul, Twitter, LinkedIn, et après on est dispos sur toutes les plateformes de streaming. » (responsable cellule audio, L’Indépendant, entretien avec l’autrice par visioconférence, 28 fév. 2023)
39De la même façon que les réseaux sociaux revêtent une importante particulière dans la communication de L’Indépendant autour de ses podcasts, le cas de L’Express montre aussi l’usage de la newsletter qui peut être fait dans cette même optique. Dans sa newsletter matinale « Le Sept », L’Express fait alors systématiquement mention de son podcast quotidien d’actualité « La Loupe », insérant un lien vers l’article-teaser sur le site qui accompagne l’épisode du jour. De plus, L’Express a créé une newsletter spécifiquement dédiée à « La Loupe » :
« On a une newsletter hebdomadaire qui part le vendredi […] où on renvoie les épisodes de la semaine, on en revend un qui correspond à l'actualité de la semaine mais qui est vieux, c’est-à-dire : il s’est passé ça cette semaine, mais il y a 6 mois, on a fait un épisode là-dessus qui est toujours valable à écouter. Voilà, c'est histoire de créer un peu une communauté. » (rédacteur en chef Podcasts, L’Express, entretien avec l’autrice, par visioconférence, 27 janv. 2023)
40Cependant, la dilution de la communication des titres de presse dans les différents espaces numériques ne suffit pas toujours à expliquer cette mise en valeur hétérogène. En effet, dans les cas des Dernières nouvelles d’Alsace ou encore de La Nouvelle République, dont nous avons suivi sur deux semaines les alertes push et la newsletter (février 2022), la moindre mise en valeur des podcasts sur le site n’est pas compensée par d’autres dispositifs communicationnels : les podcasts ne sont pas mentionnés dans les newsletters quotidiennes des titres, ni dans aucune alerte push de l’application de La Nouvelle République.
- 9 « La plateformisation devient de plus en plus la méthode par défaut pour distribuer les podcasts. (...)
41Le second élément permettant de complexifier l’appréhension des stratégies de mises en valeur des podcasts par les sites de presse réside dans la question suivante : pourquoi accorder de l’importance (donc des moyens) à la bonne visibilité des podcasts sur le site si la majorité, voire la totalité des écoutes est réalisée ailleurs, sur les plateformes d’écoute ? Tel que son écosystème se déploie en France ces dernières années, le podcast, format nativement numérique, s’inscrit de façon claire dans une logique de plateformes où des acteurs numériques se positionnent en intermédiaires entre producteurs et consommateurs, captant de ce fait une partie de la valeur des productions concernées. Le podcast n’échappe pas à la règle, et ce sont bien des plateformes, tantôt généralistes (Spotify, Deezer), tantôt spécialisées (Google podcast, Castbox, Podcast addict) qui prennent en charge la distribution et la circulation des podcasts : « […] platformization is increasingly becoming the default method of podcast distribution9. » (Morris, 2021). Ainsi sur une base de données de 1 120 titres de podcasts, les principales plateformes d’écoute offrent-elles 80 % des titres et près des deux tiers des podcasts sont disponibles à la fois sur Spotify, Deezer, Apple podcast, Google podcast et Castbox (Lesaunier, Di Sciullo et Mercier, 2022). Les plateformes d’écoute sont aujourd’hui incontournables dans la consommation de podcasts, et un des enjeux pour les éditeurs est de bien distribuer leurs productions sur ces dernières. En somme, la part importante de titres de presse qui semblent négliger la mise en valeur de leurs podcasts sur leur site peut aussi s’expliquer par la structure du marché du podcast qui accorde une place centrale aux plateformes et applications d’écoute. Cependant, il semble que ce constat ne peut encore être trop assertif, dans la mesure où notre enquête a montré que, pour certains titres, et de façon contre-intuitive, une part significative des écoutes des podcasts est réalisée sur le site Internet de l’éditeur et non sur les plateformes, conférant à l’enjeu de la bonne mise en valeur une dimension autrement importante. Dans le cas de La Nouvelle République, les écoutes sur le site représentent plus d’un tiers du total, parfois même la moitié des écoutes pour certains titres de podcast. De la même façon pour 20 Minutes, c’est sur le site et sa version mobile que la majorité des écoutes est réalisée.
- 10 Contraction des mots information et intermédiaires, les infomédiaires sont des acteurs numériques (...)
42Les stratégies employées quant aux espaces numériques d’écoutes sont donc variables d’un titre à l’autre, certains cherchant à maintenir les auditeurs-lecteurs dans leur propre écosystème, quand d’autres semblent épouser celui, transversal, du podcast et miser davantage sur les plateformes. Ces écarts parfois marquants sont le signe que l’appropriation de l’audio numérique par les rédactions n’est pas stabilisée mais, au contraire en plein tâtonnement, que l’on peut comprendre à l’aune de la tension entre mise en adéquation avec les conventions traditionnelles de la presse en ligne et émancipation de ces dernières vers des conventions davantage propres au podcast natif. Plus généralement, ces écarts sont une illustration supplémentaire des tendances récentes à l’œuvre dans les stratégies des entreprises de presse en ligne, pour qui les plateformes continuent de jouer un rôle structurant dans l’accès aux audiences (Sebbah, Sire et Smyrnaios, 2020), en particulier jeunes, mais qui cherchent les voies de l’émancipation ou, du moins, le rééquilibrage des rapports de force entre médias et infomédiaires10 (Joux, 2017 ; Meese et Hurcombe, 2020 ; Rashidian, Tsiveriotis et Brown, 2020).
43La valorisation des productions de podcasts par les éditeurs de presse sur leur site constitue parfois une étape importante pour les écoutes réalisées, qui demande des compétences techniques (maîtrise du logiciel CMS) et humaines (négociations avec les home page managers). Cet article a permis de décrire et de documenter la façon dont la mise en ligne et en valeur des podcasts est prise en charge par les éditeurs de presse, en insistant sur l’hétérogénéité des pratiques. Il a aussi permis de montrer que la valorisation des podcasts sur le site des éditeurs constitue un indicateur du degré d’investissement des rédactions ou groupes de presse dans le podcast, mais qu’il reste néanmoins à mettre en corrélation avec d’autres (investissements matériels, recrutements, modes de distribution, etc.). Finalement, ces éléments permettent de mettre en évidence la façon dont les stratégies liées au podcast semblent pouvoir se comprendre à la lumière des oscillations entre conventions ordinaires du journalisme de presse écrite en ligne et conventions propre au monde du podcast auquel ces éditeurs prennent part. De ce fait, l’enquête contribue aux connaissances relatives aux liens entre journalisme et innovations (techniques, formelles) en mettant en évidence des points de tension entre ces conventions autour de la diffusion et de la communication des podcasts. Plus généralement, elle ouvre une piste pour ré-interroger les liens entre entreprises de presse et plateformes : si les différentes stratégies de distribution des podcasts illustrent certains mouvements à l’œuvre pour contrer la dépendance aux plateformes, la présence centrale de ces dernières (plateformes d’écoute) dans l’écosystème du podcast tend à la réactualiser, sinon à la renforcer, sur ce type particulier de production médiatique.