- 1 Le Programme 13-Novembre (accès : https://www.memoire13novembre.fr consulté le 26 mars 2023) const (...)
- 2 Étude-1000, Étude REMEMBER, Espa-13 Novembre, Étude Credoc, Le monde scolaire, Écrire le 13-11, Ap (...)
1Les attentats du 13 novembre 2015, qui ont pris pour cible le Stade de France, six cafés parisiens et une salle de spectacle – Le Bataclan –, ont fait 131 morts et des centaines de blessés physiques et psychiques. Le Programme de recherche transdisciplinaire « 13-Novembre » (CNRS/Inserm/HESAM), conçu peu après les attaques par le neuropsychologue Francis Eustache et l’historien Denis Peschanski1, se déploie sur 12 ans (2016-2028) et se décline en plusieurs grandes études (10 à ce jour2) avec, pour objectifs principaux, d’affiner la connaissance du trouble de stress post-traumatique (TSPT), ainsi que d’étudier la construction et l’évolution de la mémoire individuelle et collective de ces événements meurtriers. Partant du postulat que l’on ne saurait comprendre pleinement les dynamiques (y compris cérébrales) des mémoires individuelles sans prendre en compte leur environnement social, c’est-à-dire ce qui les détermine au plan aussi bien psychologique que sociologique ou historique (et inversement), ce programme entend étudier les processus mémoriels à la charnière du biologique et du social en s’appuyant sur l’analyse de grands corpus de données empiriques (entretiens, tests, enquêtes, IRM, etc.), collectées à intervalles réguliers – sortes de radiographie des mémoires à des fins de conservation et d’analyse (Eustache et Peschanski, 2022).
- 3 En 2009, le projet Memory and Memorialization (NYU/CNRS), copiloté par Edward Berenson et Denis Pe (...)
- 4 Voir Hirst et al. (2015). Le lien s’est fait très vite entre les deux équipes (Degeilh et al., 202 (...)
- 5 En particulier la Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies, initiée en 1979 et conservée (...)
- 6 Plus particulièrement les neurosciences, l’épidémiologie, la sociologie, la psychologie, l’histoir (...)
2Cadre heuristique du Programme 13-Novembre, l’Équipex Matrice, mis en place en 2011, visait déjà à développer des outils pour penser l’articulation entre mémoires individuelles et collectives dans une perspective transdisciplinaire. Associant des mémoriaux et des musées, Matrice se déployait sur deux terrains historiques principaux (la Seconde Guerre mondiale et les attentats du 11-Septembre3), dans le sillage des programmes de recherche menés aux États-Unis sur la mémoire du 11-Septembre (en particulier celui initié par William Hirst4), qui eux-mêmes s’inspiraient des grandes collectes de témoignages relatifs à la Shoah5. La généalogie de ces programmes, qui tisse un lien quasi « matriciel » entre la mémoire de la Seconde Guerre mondiale – en particulier la Shoah, épicentre historique des travaux sur la mémoire –, et celle des attentats islamistes du début du xxie siècle, mériterait à elle seule une étude. Le Programme 13-Novembre tire profit de ces travaux antérieurs et les prolonge en collectant des données plus massives encore, en se déployant sur la durée (comme l’exige le temps de la mémoire longue) et en favorisant un véritable décloisonnement disciplinaire. Il s’agit, en associant des chercheurs et chercheuses de différents domaines6, d’encourager des collaborations entre celles et ceux qui, d’un côté, étudient le cerveau des individus qui se souviennent et celles et ceux qui, de l’autre, travaillent sur le contenu des souvenirs individuels, en lien avec les récits et les usages collectifs du passé.
- 7 L’Étude REMEMBER du Programme 13-Novembre, par exemple, se penche sur l’impact cérébral, cognitif (...)
- 8 Objectif (sinon objet) du Programme 13-Novembre, l’articulation des volets biomédical et socio-his (...)
3Les corpus rassemblés dans le cadre de ces études au long cours constituent une source d’une richesse exceptionnelle. On sait que la mobilisation scientifique a été l’une des réponses de la France aux attentats de 2015. Conçue par ses auteurs comme une forme d’engagement citoyen, le Programme 13-Novembre, entreprise de collecte et d’archivage pérenne de données relatives à un événement important de l’histoire nationale, revêt aussi une fonction patrimoniale : pensé dès le 17 novembre 2015 (soit la veille de l’assaut de la rue du Corbillon à Saint-Denis), ce programme participe à sa manière du phénomène de « mémorialisation immédiate » (Michonneau et Truc, 2018), caractéristique d’un monde social de plus en plus soumis à l’impératif du souvenir (Gensburger et Lefranc, 2023). On mesure l’intrication des enjeux politiques et scientifiques quand il en va de la « mémoire » (sous toutes ses formes), dans un contexte de « boom mémoriel » désormais planétaire et multipolarisé (effervescence des politiques publiques conduites autour des questions mémorielles d’un côté, contestation de l’historiographie classique concernant les passés de violences du fait de l’émergence de points de vue jusque-là frappés d’invisibilité de l’autre), dont participent à la fois le dynamisme des sciences sociales sur ces questions et le développement de la recherche biomédicale sur le psychotrauma7. Ainsi le « traumatisme » s’est-il imposé, au croisement des sciences sociales et des sciences du vivant, comme l’une des notions clés des memory studies – qui entretiennent un lien primordial avec les crimes irréparés (sinon irréparables)8. Des mémoires intranquilles au trouble de stress post-traumatique (pathologie coûteuse qui ne touche pas, loin s’en faut, que les victimes d’attentats), il n’y a parfois qu’un pas, qui explique les orientations d’une politique scientifique dont profite le renouvellement actuel des sciences de la mémoire (Eustache et Peschanski, 2022).
- 9 Les entretiens audiovisuels ont été réalisés par les personnels permanents et intermittents du spe (...)
- 10 La présente étude porte sur le corpus recueilli dans le cadre des entretiens oraux (qui incluent un (...)
- 11 Les cercles sont appelés ici C1, C2, C3 et C4.
4Parmi les projets phares du Programme 13-Novembre, l’Étude-1000, objet de la présente contribution, se déploie selon un dispositif ambitieux. Il s’agit d’interviewer en studio (tous les entretiens sont filmés9 et transcrits) près de 1 000 personnes à 4 reprises en 10 ans (2016, 2018, 2021, 2026), en les soumettant à chaque fois aux mêmes questions10. Les volontaires ont été répartis en 4 cercles11 selon leur plus ou moins grande proximité avec les événements :
- en cercle 1, les personnes directement exposées aux attaques ou susceptibles de souffrir d’un trouble de stress post-traumatique. Il comprend cinq catégories de volontaires : rescapés, témoins directs, proches endeuillés, proches de rescapés et intervenants professionnels ;
- en cercle 2, les habitants et les usagers des quartiers touchés par les attentats (Xe, XIe, XIIe arrondissements, Saint-Denis) ;
- en cercle 3, les Parisiens d’autres quartiers et les Franciliens ;
- en cercle 4, les habitants de villes éloignées de plusieurs centaines de kilomètres (Caen, Metz et Montpellier12) qui se sont portés volontaires pour participer à cette expérience sur la mémoire mais qui, dans leur grande majorité, ont vécu les événements à distance et ne connaissent personnellement aucune victime des attaques.
- 13 La collecte de phase 1 a débuté le 10 mai 2016 à Caen et s’est terminée le 11 avril 2017 à Paris. (...)
5Les trois premières phases de collecte ont déjà eu lieu ; la quatrième et dernière sera réalisée en 2026 – mais c’est uniquement la première, celle de 2016, qui sera étudiée ici, ce travail portant sur la mémoire des événements telle qu’elle se laisse appréhender 6 à 12 mois après les faits13.
- 14 Pour un récit du 13-Novembre constitué sur la base des témoignages du cercle 1 collectés en 2016, (...)
- 15 La phase 1 compte 360 entretiens en C1 (dont 112 avec des rescapés et 138 avec des intervenants pr (...)
- 16 Sur la statistique textuelle, voir Lebart et Salem (1994).
6Le corpus rassemblé lors de la collecte de phase 1 est vaste. Il se compose de 934 entretiens, soit 1 431 heures de film, près de 40 000 pages de transcription et 14 millions de mots14 – avec une certaine disparité entre les tailles des sous-corpus correspondant à chacun des cercles. Le cercle 1, qui compte le plus de participants15, est aussi celui où les entretiens sont les plus longs, si bien qu’on dénombre près de 8 millions de mots en C1, et moins de 2 millions en C4. Ce corpus global pourra être segmenté en différents sous-corpus selon les variables qu’on choisira de prendre en compte : cercle d’appartenance des volontaires, mais aussi catégorie socio-professionnelle, sexe (550 femmes/384 hommes), âge (la tranche d’âge la plus représentée parmi les volontaires étant celle des trentenaires), etc. Pour entrer dans un corpus que sa taille rend difficilement appréhendable à la lecture ou au visionnage, nous avons eu recours au logiciel d’analyse textométrique TXM, plateforme open-source dont le développement est coordonné à l’ENS Lyon par une équipe engagée dans le Programme 13-Novembre et dans Matrice (Heiden et al., 2010). Entre autres qualités, ce logiciel d’analyses des données textuelles16 facilite la recontextualisation des formes étudiées à toutes les étapes du travail, ce qui permet d’articuler l’approche quantitative (listes de fréquences de l’index, calcul des spécificités, cooccurrences, analyse des correspondances, etc.) avec une approche plus qualitative (retours au texte et concordances permettant des tris à de multiples niveaux), qui sied au cadre théorique dans lequel nous situons notre démarche, affine à celle de la sémantique des textes (Rastier, 2001 et 2011) – laquelle préconise une dé(s)ontologisation de la linguistique, loin de toute « préconception réductrice » (Pincemin, 2011 : 262) : le sens naît en contexte, du contexte, qui ne se limite pas à la phrase, mais s’étend au texte entier (à l’entretien, en l’occurrence), voire au genre (discursif) dans lequel apparaît la forme considérée.
- 17 Il nous semble heuristique d’adjoindre à la notion de « mémoire collective » celle de « collectivi (...)
7Cette alliance du quantitatif et du qualitatif n’eût sans doute pas déplu au fondateur de la sociologie de la mémoire, par ailleurs statisticien, Maurice Halbwachs (1925 et 1950), dont les travaux sur le caractère partagé de la mémoire (et l’étroite compénétration du collectif et de l’individuel en matière mémorielle) servent de soubassement épistémologique à notre approche. En effet, celle-ci se fonde sur l’idée que l’individu se souvient en tant qu’il appartient à un groupe – et même, à tout moment, à une multitude de groupes avec lesquels il partage une communauté d’expérience (classe d’âge, classe sociale, genre, mais aussi appartenance politique, corps professionnel, etc.). Travailler sur la « mémoire collective », entendue comme représentation sélective du passé (Peschanski, 2012 et 2021 ; Lavabre 2020 ; Gensbuger et Lefranc, 2023), implique donc d’évaluer la force prescriptrice de ces différents groupes sur la mémoire des individus, soit de fragmenter cette « mémoire collective », en autant de « collectivités de mémoire »17, plus ou moins unifiées, formalisées et institutionalisées, au sein desquelles se constituent et évoluent les souvenirs individuels. Le corpus de l’Étude-1000 se prête particulièrement bien à ce type d’observations. Notre attention se portera sur certains des sous-ensembles qui le composent, afin d’y repérer des régularités remarquables au plan textométrique, qui permettront peut-être de mieux comprendre, à terme, quelle mémoire de l’événement s’y élabore plus spécifiquement.
- 18 Cet article reprend et développe un exposé présenté le 19 octobre 2022 dans le cadre de l’École d’ (...)
- 19 C’est un point que l’on abordera dans la seconde partie de cet article (à paraître dans la livrais (...)
8L’objectif de ce premier coup de sonde dans le corpus de phase 1 est double18. Il s’agit, d’une part, en analysant les 934 entretiens à l'aide du logiciel TXM, de dégager les éléments les plus saillants du corpus au plan linguistique et, d’autre part, d’ouvrir des pistes de recherche tant à la sociologie de la mémoire (beaucoup des questions qu’on posera ici étant subsumables en une seule : qui parle et comment, selon la position qu’il ou elle occupe dans l’espace social et selon le rôle qu’il ou elle a joué ce soir-là ?), qu’à la neuropsychologie (l’approche textométrique pouvant permettre d’aller vers une identification de marqueurs linguistiques des patients TSPT19) et à l’historiographie (puisqu’il s’agit aussi de poser les jalons d’une histoire des représentations de ces attentats).
9Parmi les fonctionnalités de TXM, l’analyse factorielle des correspondances (AFC) permet de visualiser de manière synthétique la structure lexicale globale d’une partition du corpus.
10
Figure 1. Premier plan de l’analyse factorielle des correspondances sur les 934 témoins
- 20 Cette AFC, comprenant 934 points, est calculée sur un tableau croisant les 934 témoignages et les (...)
- 21 Ce dernier point sera abordé dans la seconde partie de l’article.
11Chacun des 934 points de cette AFC20représente un individu (comparé aux autres), figuré sur le graphique selon son sexe et la couleur de son cercle. La position du point est calculée à partir du vecteur de fréquences des mots qu’il a employés dans son témoignage (son « profil lexical » en quelque sorte). Par ailleurs, la représentation plane est mathématiquement conçue pour rendre compte des plus importantes variations de fréquence au sein du corpus. En premier lieu, il en ressort (axe 1, de gauche à droite) un contraste extrêmement marqué entre les témoignages des rescapés et des proches de victimes (en rouge et orange) et ceux des intervenants professionnels (jaune), indice d’une certaine hétérogénéité du cercle 1. On constate aussi, verticalement (axe 2, de bas en haut), une gradation du cercle 1 (couleurs chaudes) au cercle 4 (violet), ce qui indique que la seconde plus grosse variation du corpus, au plan lexical, est corrélée à l’ordre des cercles, c’est-à-dire à la plus ou moins grande proximité par rapport aux événements. Enfin, la distinction femmes/hommes apparaît également assez marquée sur l’axe 1 (il y a davantage de cercles sur la gauche et de triangles sur la droite, plus particulièrement dans la partie haute du graphique) ; il faudra donc examiner plus en détail les éléments lexicaux et morphosyntaxiques sur lesquels se fonde cette opposition21.
12Une deuxième AFC (fig. 2), qui compare directement les cercles entre eux en détaillant l’intérieur du cercle 1 du fait de son contraste interne, confirme que la structure lexicale globale du corpus a une corrélation à l’ordre des cercles. On y voit les 4 cercles (chacun étant représenté vectoriellement par son lexique) se répartir de gauche à droite de l’axe 1 (le plus puissant des deux), en suivant bien leur ordre de succession.
13
Figure 2. Premier plan de l’analyse factorielle des correspondances de 7 catégories de témoins (groupement selon les cercles avec détail des sous-groupes du cercle 1)
- 22 Pour la lisibilité de la figure, sur les 300 mots impliqués dans l'analyse, n'ont été affichés que (...)
- 23 Cela ne signifie pas que les membres du C1 n’emploient pas ce mot (on dénombre tout de même plus d (...)
- 24 Il y a donc un changement de hiérarchie des axes entre la figure 1 et la figure 2. Cette intervers (...)
14Cette AFC est riche d’enseignements22. On peut y observer un effet Guttman (Lebart et al., 2019 : 247-248) : l'organisation (quasi parabolique) des cercles 1 à 4 (en rouge) est une signature mathématique de l'évolution progressive du vocabulaire de ces cercles dans cet ordre. Par ailleurs, on note l’opposition entre les mots du C1 à gauche (verbes « tirer », « voir », « faire » ; pronoms « tu », « elle », « lui », « vous » ; utilisation d’un lexique très concret : « hôpital », « victime », « concert », « porte ») et ceux du C4, qui correspondent au cadrage général de l’événement (« Paris », « pays », « attentat », « événement », « guerre »). Il semblerait que ce soit en cercle 4, à distance géographique des attentats, que la qualification des événements s’entérine, sur le modèle des éléments de langage diffusés par les médias dont les C4 sont tributaires. Au demeurant, il serait intéressant de mettre en rapport le sous-corpus du C4 avec des corpus médiatiques (journaux nationaux et régionaux) afin d’analyser le filtrage terminologique qui s’opère dans la population. Ainsi « peur » (en haut à droite) est-il un mot plutôt spécifique du cercle 4, qui exerce sur cet item lexical une attraction à laquelle correspond une répulsion statistiquement marquée : la « peur » est une émotion lexicalement sous-représentée en cercle 1 (relativement au cercle 423). Le mot « attentats », lui, est surreprésenté en C4 (+114,8), mais non le mot « Bataclan » (-17,7), dont la fréquence s’affaiblit sensiblement à mesure qu’on s’éloigne du cercle 1 ; en 2016, il arrive régulièrement que les enquêtés de cercle 4 ne connaissent pas le nom du Bataclan, alors qu’il est devenu depuis l’hypéronyme consacré pour désigner ces attentats. Enfin, la partie gauche du graphique met en lumière le contraste que nous observions précédemment entre les témoignages des rescapés et les proches de victimes d’un côté (cadran du haut : « concert », « mec », « hôpital »), et ceux des intervenants professionnels de l’autre (cadran du bas : « police », « collègue », « service »)24.
- 25 En d’autres termes, il avait presque 10-6 chances d’être si peu employé (ou moins) dans le cercle (...)
15Afin d’appréhender plus finement les caractéristiques lexicales de chacun des cercles, il a fallu procéder à des calculs de spécificités, qui permettent de repérer les formes anormalement fréquentes (ou, au contraire, les formes sous-employées) dans un sous-corpus au regard de leur fréquence dans le corpus entier. Le mot « mémoire », par exemple, est sous-représenté en cercle 1 (avec un indice de spécificité de -5,9) et surreprésenté en cercle 4 (+11)25. On peut ainsi choisir de s’intéresser à tel ou tel champ lexical et évaluer sa fréquence respective dans chacun des cercles pour chercher à dégager, à partir de certaines irrégularités de distribution lexicale, des affinités remarquables.
- 26 On a regroupé sous chaque désignation ses différentes variantes : ainsi, dans ce tableau, les chif (...)
16Si l’on identifie par exemple les 8 moyens d’information et de communication les plus fréquemment mentionnés dans le corpus et qu’on examine l’indice de spécificité respectif de chacun d’eux dans les 4 cercles, on obtient le tableau suivant26 :
Mot
|
Nb total
d’occurrences
|
C1
occ.
|
C1
indice
|
C2
occ.
|
C2
indice
|
C3
occ.
|
C3
indice
|
C4
occ.
|
C4
indice
|
télévision
|
6081
|
2472
|
-118,3
|
1060
|
+1,9
|
1176
|
+13,7
|
1373
|
+104,9
|
téléphone
|
3632
|
2409
|
+40,0
|
496
|
-5,4
|
463
|
-6,6
|
264
|
-23,8
|
radio
|
2142
|
898
|
-35,7
|
392
|
+2,1
|
356
|
+0,9
|
496
|
+41,7
|
Facebook
|
1802
|
758
|
-29,6
|
384
|
+7,6
|
406
|
+13,6
|
254
|
+1,7
|
journaux
|
1748
|
715
|
-33,7
|
294
|
+0,5
|
421
|
+19,1
|
318
|
+11,4
|
Internet
|
1639
|
626
|
-44,2
|
320
|
+3,4
|
359
|
+10,6
|
334
|
+18,9
|
SMS
|
724
|
331
|
-7,1
|
182
|
+9,0
|
127
|
+1,0
|
84
|
-0,6
|
Twitter
|
640
|
210
|
-30,2
|
178
|
+12,6
|
146
|
+5,8
|
106
|
+2,8
|
Figure 3. Calcul de spécificités de 8 items lexicaux relatifs aux moyens d’information et de communication (partition par cercles)
- 27 L’indice de spécificité le plus important pour chaque item lexical apparaît en gras.
17Ce tableau27, qui rend compte de différences importantes entre le cercle 1 et les autres, donne une idée de la manière dont les informations ont transité le 13 novembre au soir et dans les jours qui ont suivi. Au-delà des spécificités propres à chaque cercle, il fait clairement apparaître l’omniprésence de la télévision dans les usages (le mot est en tête des fréquences dans toutes les colonnes). Mais il montre aussi que le mot est statistiquement beaucoup plus fréquent en C4 que dans les autres cercles, en particulier le C1. Ce qu’on peut visualiser de façon analogique dans ce graphique :
18
Figure 4. Diagramme des spécificités des 8 items lexicaux relatifs aux moyens d’information et de communication (partition par cercle) de la figure 3
19Le schéma suivant, qui synthétise ces données, illustre la manière dont l’information a pu transiter plus spécifiquement dans chaque cercle, si l’on s’en fie à la fréquence relative des termes utilisés :
20
Figure 5. Moyens d’information et de communication privilégiés dans chaque cercle relativement aux trois autres
21Une autre série de calculs nous renseigne sur les médias les plus fréquemment mentionnés dans chaque cercle (relativement aux trois autres), à savoir : Libération en C2 (+24,2) ; Mediapart (+10,4), Le Parisien (+10,2) et Le Figaro (+4,7) en C3 ; et BFMTV (+21,6), Le Monde (+17,6) et France Inter (+9,1) en C4. Cela ne signifie pas que seuls les membres du C4 ont allumé BFMTV, ni même qu’ils ont plus regardé cette chaîne que les autres, mais qu’ils l’ont davantage mentionnée dans leurs entretiens.
- 28 Le calcul des cooccurrences identifie les mots qui apparaissent de manière statistiquement surpren (...)
22Quant aux moyens de transport : « métro » est surreprésenté en C2 (+35,6), « RER » en C3 (+9,5), « avion » (+28,3) et « TGV » (+4,7) en C4 – ces mots étant plus ou moins fréquent dans chaque cercle à proportion de la fréquence d'utilisation de ces moyens de transport, mais aussi du fait qu'on les redoute. Un calcul de cooccurrences28 révèle qu’en C4, où il est surreprésenté, le mot « avion » est corrélé au mot « peur ».
23La systématisation de tels calculs permet de dresser un inventaire hiérarchisé des spécificités positives ou négatives propres à chaque sous-corpus, à partir duquel nous avons cherché à dégager le profil textométrique de chaque cercle.
- 29 Une première analyse textométrique des 76 témoignages du sous-corpus messin a été proposée dans Pe (...)
24Le C4 (Caen, Metz29, Montpellier), initialement conçu comme un « groupe contrôle » par rapport aux trois autres (plus proches des événements), s’est révélé être une mine d’informations concernant les effets que l’onde de choc des attentats avait pu produire à distance. L’analyse textométrique fait apparaître plusieurs éléments le concernant.
- 30 Les mots apparaissent en minuscules lorsqu'il s'agit de « formes » (propriété de mot « word » dans (...)
- 31 L’indice de spécificité du lemme « ICI » est croissant selon les cercles, du plus bas en C1 (-20,3 (...)
- 32 Par exemple : « On l'a vécu ici loin puisque, on est quand même loin de la capitale, mais malgré t (...)
25D’abord, l’opposition « ICI30 »/« Paris » structure en partie les entretiens de C431 : il s’agit, pour les participants, de mesurer les « conséquences » (+32,5) des attentats et les effets produits « ici32 », en jaugeant la distance (rassurante) qui les sépare de la capitale (du moins jusqu’à l’attentat de Nice, survenu durant la collecte de phase 1), et en insistant sur les bouleversements que les attentats ont produits sur leur « QUOTIDIEN » (+12,6), même à des centaines de kilomètres du lieu des attentats, en particulier sur l’inquiétude liée au fait d’aller au concert ou au restaurant.
- 33 Il s’agit du verbe le plus spécifique du cercle 4. On note aussi un usage intensif du verbe « comp (...)
- 34 « C'était un choc, je j'arrivais pas croire et à comprendre ce que ce qui se passait » (CAE0061) ; (...)
26Tout aussi remarquable est la place consacrée à l’analyse dans les entretiens du C4, au détriment du récit (plus bref que dans les autres cercles). Il faut dire que la première injonction faite aux participants (« Pouvez-vous me raconter le 13 novembre 2015 ? ») les prend au dépourvu : contrairement aux membres du C1, ceux du C4 racontent « leur » 13-Novembre souvent pour la première fois et tentent de rédimer par l’analyse ce que leur expérience pourrait avoir d’insuffisant. On distingue tous les marqueurs d’un discours argumentatif : des phrases tendanciellement plus longues et plus complexes que dans les autres cercles (tout particulièrement le premier), avec un usage plus fréquent des connecteurs logiques – « OU » (+44), « PUISQUE » (+20,3), « PAR CONTRE » (+7,4), etc. –, un champ lexical méta-analytique – « CAUSE » (+63,3), « ANALYSE » (+25,4), « ÉTUDE » (+14,6), « LIEN » (+13,6), « QUESTION » (+13,6), « RECHERCHE » (+6,8), etc. –, caractérisé par la présence massive du verbe « PENSER33 » (+131,4), une attention portée à la qualité des formulations dont attestent la surreprésentation de l’infinitif « dire » (+45,5) – présent dans des expressions type « comment dire », « on va dire » – et des énoncés généralement plus modalisés que dans les autres cercles, ce qui se traduit par un usage massif du conditionnel (+93) et d’adverbes modalisateurs comme « PEUT-ÊTRE » (+78,3), « PLUTÔT » (+50,1), « PERSONNELLEMENT » (+31), « JUSTEMENT » (+19,6), « PARTICULIÈREMENT » (+15,5), « PRECISÉMENT » (+8,7). Là où les membres du C1 « racontent » ce qui leur est arrivé le 13-Novembre, les membre du C4 s’emploient plutôt à commenter, qualifier et évaluer ce qui est arrivé au « PAYS » (+85,4). De fait, on observe une intensification de l’usage des démonstratifs (+112) à mesure que l’on s’éloigne des lieux des attentats (démonstratifs qui servent à désigner, en C4, selon une procédure référentielle déictique, ce qui a eu lieu « là-bas »34), une utilisation plus importante d’adjectifs (+46,1), mais aussi la surreprésentation de trois champs lexicaux.
27En effet, parmi les mots les plus spécifiques du cercle 4, on peut repérer un vocabulaire lié à un usage intensif, voire compulsif, des « médias » (+80,2) : « images » (+85,4), « télé » (+68,8), « informations » (+52,0), « télévision » (+43), « infos » (+22,3), « chaînes » (+21,9), « Internet » (+20,3), « journaux » (+13,1), « émissions » (+9,5), « zappé » (+6,8). La télé qu’on n’éteint jamais et l’effet de saturation des images qui tournent « EN BOUCLE » (+19,9) sur les chaînes d’information sont de grands motifs des entretiens de cercle 4, les médias constituant la plupart du temps l’unique mode d’accès à l’événement pour ces participants (Chagnoux et Seoane, 2022).
28On distingue aussi un vocabulaire politique : « France » (+84,9), « jeunes » (+64,1), « Charlie » (+64,0), « liberté » (+23,9), « valeurs » (+21,3), « culture » (+16,9), « insécurité » (+14,1), « manifestations » (12,4), « population » (+10,8), « amalgame » (+10,2), « vivre-ensemble » (+7,3), « Arabes » (+7,1), « éducation » (+6,5), « Front national » (+5,6), « idéologie » (+5,2) – voire géopolitique : « guerre » (+33,1), « États-Unis » (+14,1), « monde » (+10,1), « Moyen-Orient » (+9,8), « frontières » (+9,1) –, teinté de références historiques beaucoup plus fréquentes que dans les autres cercles (à la guerre d’Algérie, au 11 Septembre et à la Seconde Guerre mondiale notamment). La distance géographique propre au cercle 4 permet dès 2016 ce recul historique qui s’amenuise à mesure que l’on se rapproche du cercle 1. C’est en cercle 4 également que la thématique religieuse est la plus présente et que l’islam, en particulier, fait l’objet de discours : « religion » (+79,0), « ISLAM » (+25,8), « musulmans » (19,7), « Daech » (+12,2), « djihadistes » (+12,1), « intégrisme » (+11,2), la fréquence de ces 5 termes croissant de manière systématique (monotone, dit-on en mathématiques) à mesure que l’on s’éloigne des lieux des attaques, jusqu’à atteindre des taux importants.
- 35 « Dans les jours à venir, je suis restée un peu prostrée, […] j'arrivais même pas à pleurer, en fa (...)
- 36 « […] le fait que ça soit un traumatisme global, quoi, et pas juste individuel, bah, ça aide vache (...)
29Prédomine aussi, en cercle 4, un vocabulaire relatif aux émotions – « impuissance » (65,7), « peur » (+28,1), « incompréhension » (+22,2), « colère » (+18,4), « méfiance » (+17,1), « tristesse » (+16,4), « dégoût » (+11,1), « étonnement » (+9), « stupeur » (+6,3), autant de termes dont la fréquence d’apparition s’intensifie du C1 au C4. En somme, le cercle 4 fait figure de caisse de résonance émotionnelle des attentats : c’est là que l’on trouve le plus d’émotions exprimées (étant entendu qu’on ne travaille jamais ici que sur des discours). Sans doute serait-il abusif de parler de « traumatisme collectif », mais ce que tendent à matérialiser ces données, c’est la puissance du choc ressenti loin de Paris – le terme « choc », consacré médiatiquement, étant d’ailleurs surreprésenté en C4 (+9,7). Cette implication émotionnelle explique l’investissement sociétal dont ces événements ont pu faire l’objet à distance géographique des attentats et les formes de deuil collectif auxquelles on a pu assister – comme s’il était possible, dans le recueillement à distance, d’absorber cette douleur35, les femmes cherchant tout particulièrement à en prendre leur part (Lacoste, 2025). Un investissement affectif qui a pu aider certains rescapés36, même si le corollaire d’un tel soutien c’est, d’une part, la sélectivité de l’attention de l’opinion publique – l’enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) ayant fait apparaître entre 2016 et 2018 un phénomène de « condensation mémorielle » autour du Bataclan (Peschanski, 2020 : 116), tandis que s’effondrent les références au Stade de France et aux terrasses – et, d’autre part, les effets pervers d’un possible désinvestissement mémoriel qui pourrait constituer à moyen terme un facteur tendant à amplifier les risques de pathologies.
30Les graphiques de la figure 6 permettent de visualiser les deux derniers points abordés :
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Figure 6. Graphiques de spécificités de 6 items liés au djihadisme (en haut) et 9 items liés aux émotions (en bas)
32Ces graphiques rendent compte de la manière dont deux lexiques spécifiques (djihadisme et émotions) se répartissent respectivement dans les quatre cercles et du fait qu’ils se trouvent plus particulièrement investis en cercle 4 – et sous-investis en cercle 1. Si le sentiment d’« impuissance » a été intense en cercle 4, le mot de « peur » (présent en cercles 2, 3 et 4) est massivement sous-employé en cercle 1 (-119,4). Quant à la question religieuse, le graphique de gauche montre qu’elle est de plus en plus abordée à mesure que l’on s’éloigne des lieux des attaques.
33Les volontaires du C3 appartiennent à une population, parisienne ou francilienne, qui s’est momentanément mise en sécurité le soir du 13, mais qui est demeurée à distance des attaques. Il s’agit du cercle dans lequel les spécificités sont les moins marquées, le discours du C3 ayant beaucoup en commun tant avec celui du C2 – pour ce qui concerne le quotidien de la vie parisienne post-attentats, et notamment l’inquiétude liée aux « transports » (+16) –, qu’avec celui du C4 – pour ce qui est du vocabulaire lié aux médias, à la politique et aux émotions dont on a vu qu’il progressait à mesure qu’on s’éloignait des lieux des attaques. L’analyse politique l’emporte là aussi sur le récit, avec une surreprésentation du verbe « PENSER » (+37,8) et la présence de modalisateurs ; « société » (+29), « politique » (+26,7), « terrorisme » (+14,4) et « racisme » (+12,5) comptent parmi les substantifs les plus spécifiques du C3, avec une attention particulière portée aux pratiques religieuses – « musulman » (15,6), « Coran » (+9,4), « fanatisme » (+9,2), « islamique » (7,4), « juifs » (+7,3), « Ramadan » (+6,7), « Israël » (+6,6), « synagogue » (+6,4), « jeûne » (+6,2), etc. Au-delà de ses points communs avec les autres cercles, le cercle 3 se distingue par trois éléments.
34D’abord, ce cercle est celui qui utilise le plus le terme « fusillades » (+15,8), ce qui correspond à la manière dont la nouvelle des attentats est parvenue aux volontaires de ce cercle le soir-même – « T’es où ? […] y a des attentats, y a des types qui tirent dans la, dans la rue à Paris » (PAR0137) – et aux messages que chacun répercute immédiatement afin que l’information se diffuse le plus rapidement possible : « il y a des des fusillades à la Kalachnikov ! » (PAR0009).
35Ensuite, c’est le cercle dans lequel il est le moins question des violences physiques liées aux attaques : « corps » (-44,1), « sang » (-35,8), « balle » (-37,5), « pompiers » (-34,9), « blessés » (-28,1) sont sous-représentés. Il y en a moins qu’en C4, cercle dont les volontaires semblent avoir été davantage marqués par les images – peut-être parce que les membres du C4 ont passé la soirée devant la télévision, alors que ceux du C3 l’ont vécue pour partie sur leur téléphone, cherchant des nouvelles de leurs « amis » (+16,5) et de leurs « proches » (+12,3).
- 37 « j’étais très triste en fait j’étais, j’avais envie de pleurer, et pourtant c’est pas quelque cho (...)
36Enfin, le C3 se singularise par l’utilisation plus marquée d’un lexique lié à certaines pratiques mémorielles : « mémoriaux » (+12,8), « recueillement » (+7,9), « bougie » (+7,3), ainsi que « minute de silence » (+22,7). C’est le cercle dans lequel l’expression du chagrin se formule le plus constamment37 et où l’on revendique le plus clairement un droit à la tristesse contre les injonctions à ce que la vie continue.
- 38 Dans ces lieux, les membre du C2 circulent en « métro » (+35,6) et/ou en « vélo » (+21,6).
- 39 « L’école de mes enfants, elle est entre Charlie Hebdo et le Bataclan donc… […] pendant assez long (...)
- 40 « La semaine qui a suivi les attentats, à l'école, les parents étaient vraiment très inquiets, cer (...)
37Les volontaires du C2 qui, en tant qu’habitants et/ou usagers des quartiers touchés, vivent à proximité immédiate des attentats – « moi c’est mon décor de vie » (PAR0046) –, thématisent centralement dans leur discours la question des lieux. Les deux formes les plus spécifiques de ce cercle sont « quartier » (+178) et « rue » (+125,7), le verbe le plus spécifique est « HABITER » (+87,3), et les marqueurs de lieux abondent, tant sous forme substantivale (« ville » (+15,7), « LIEU » (+14,7), « boulevard » (+13,4), « ENDROIT » (+12,2), etc.), que prépositionnelle (« CHEZ » (+52,4), « DEVANT » (+34,7), etc.) ou toponymique – « Saint-Denis » (+125,1), « Charonne » (+39,1), « 11e » (+29,4), « Belleville » (+16,8), « Roquette » (+16,6), etc. –, à quoi s’ajoutent les noms des cafés touchés38. Mais les lieux qui concentrent plus particulièrement l’attention des volontaires du C2 sont ceux fréquentés par les enfants : la « crèche » (+51,8) et surtout l’« école » (+91,2). Le lexique du champ scolaire – « élèves » (+57,2), « parents » (+11,2), « classe » (+10,4), « enseignants » (+10,2), « directrice » (+9,3), « cantine » (+4,8), etc. – est surreprésenté. C’est en C2 qu’on évoque le plus les « enfants » (+41,6), leur scolarité parfois perturbée, le chemin de l’école qui passe à proximité des lieux des attaques (et de leurs mémoriaux éphémères) et les stratégies de contournement pour ne pas les y confronter quotidiennement39. Dans les écoles du quartier, situées à proximité des anciens locaux de Charlie Hebdo et du Bataclan, la partie se joue entre exigence sécuritaire et appels au calme40.
38Il s’agit d’un cercle-vigie, constitué de témoins oculaires et auriculaires, qui évoquent le bruit des « sirènes » (+74,7) et des « hélicoptères » (+19,1), les rapports avec les « voisins » (+7,4) et les mémoriaux qui s’érigent spontanément : c’est le cercle des « fleurs » (+31,3), des « bougies » (+10,3), des « cierges » (+4,9) et des « drapeaux » (+3,9). Les membres du C2 attestent des traces laissées par les attentats sur les quartiers touchés (Gensburger et Truc, 2020), mais aussi des effets ressentis. Ils s’attachent à décrire l’« atmosphère » (+6,3) d’alors, l’« impression » (+10,7) qui fut la leur le soir du 13 et dans les jours qui ont suivi – « bizarre » (+15,8), « étrange » (+13,6), « horrible » (+7,4), etc. –, en particulier le « dimanche » (+6,4), jour où « il faisait hyper beau » et où, « après presque deux jours enfermés, on s’est dit on allait sortir et que, c’était pas possible quoi que, qu’on pouvait pas rester enfermés comme ça [et] avoir peur » (PAR0337). C’est le cercle où l’on exprime le plus d’« angoisse » (+13,2). Parmi les termes spécifiques du C2, on trouve aussi « peur » (+25,8), « traumatisant » (+5), « panique » (+3,4), et les verbes « FLIPPER » (+8,2) et « ANGOISSER » (+6). L’analyse textométrique révèle d’ailleurs une surreprésentation de la première personne en cercle 2, où le pronom « JE » est doté d’un fort indice de spécificité (+43,7). Les tentatives de saisie du ressenti en passent par des intensifs – « très » (+26,3), « vraiment » (+20,1 avec, comme premier cooccurrent dans ce cercle, « impressionnant »), « beaucoup » (+17,4), « hyper » (+16,6), etc. – et des modalisateurs – « une espèce de » (+7,4), « je sais pas si » (+5,2), etc. – et une attention portée à la qualité du souvenir, qui fait souvent l’objet d’une évaluation (« je me souviens plus exactement »). Dans ces efforts de reconstitution, un travail de mémoire s’ébauche, dont atteste la surreprésentation du lemme « SOUVENIR » (+31,3), un mot du cercle 2. L’expression « je me souviens » est elle aussi spécifique du C2 (+27) et c’est en C1 qu’elle revient le moins souvent (-58,7).
39Le premier cercle se caractérise par la concrétude de son vocabulaire. Les 12 noms les plus spécifiques sont les suivants : « BRI » (+170,4), « police » (+144,5), « fosse » (+139,6), « corps » (+127,7), « balle » (+121,2), « service » (+118,3), « hôpital » (+113,9), « charge » (+113,8), « psy » (+112,6), « pompiers » (+108,7), « sang » (+97,5) et « victimes » (+94,7) avec, sans surprise, une surreprésentation des parties du corps – « bras » (+71,2), « main » (+49,7), « dos » (+46,5), « visage » (+43,1), etc. –, un vocabulaire lié à la prise en charge médicale – « secours » (+90,6), « blessés » (+87), « médecin » (+54,8), etc. – et aux forces de l’ordre – « chef » (+78,1), « intervention » (+73,8), etc. –, ainsi qu’un lexique juridique – « avocat » (+58,9), « plainte » (+55,4), « judiciaire » (+48), etc. Parmi les mots qui n’apparaissent qu’en C1, on trouve notamment « IML », « déposition » et « PJ ».
- 41 « Ils ont super bien bossé, ils m’ont.… Ils ont enlevé les bouts d’os fracturés, ils ont refait la (...)
40Sur le plan énonciatif, le discours est globalement assertif (sans guère d’hésitations), plutôt tonique, avec beaucoup d’exclamatives. Les phrases sont brèves et le récit, plus long que dans les autres cercles, est aussi plus rodé. C’est là que le registre est le plus familier : « PUTAIN » (+26,4), « BORDEL » (+14,8), « CHIER » (+4,2) ne sont surreprésentés qu’en cercle 1 et décroissent de cercle en cercle. On note aussi une positivité particulière en C1 et une surreprésentation de termes comme « CONTENT » (+13,6) ou « MIEUX » (+17,3) – dans l’expression « ça va mieux », en particulier (+15,4). De fait, l’intensif « SUPER », spécifique du C1 (+27,9), y est moins utilisé dans un contexte dysphorique qu’euphorique41 : il est l’indice d’une mémoire aiguë de ce qui a résonné positivement durant l’épreuve traversée. Ainsi une comparaison entre les cooccurrents de « super » en C1 et en C3 (fig. 7) révèle-t-elle que « super » est plutôt négativement connoté en C3 et plutôt positivement connoté en C1, où l’on ne trouve presque rien de négatif, à part « super bizarre » et « super dur » – « dur » étant le mot privilégié, en C1, pour dire la difficulté de ce qui a été enduré – « DUR » (+16,8) et non « TERRIBLE » (-9), « AFFREUX » (-5,1), « HORRIBLE » (-2,8), etc.
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Figure 7. Cooccurrents de « super » en C1 (tableau du haut) et en C3 (tableau du bas)
- 42 Le lemme « TRAUMATISME » a 345 de ses 536 occurrences en C1, soit une spécificité de +4,8.
- 43 Pour ce brigadier, l’absence de reconnaissance des potentiels traumatismes ajoute au traumatisme : (...)
- 44 Voir à ce sujet le sondage de l’Observatoire B2V des Mémoires où l’on a interrogé les Français sur (...)
- 45 Le savoir qui résulte de la vulgarisation d’un concept scientifique vaut ce qu’il vaut médicalemen (...)
42Sans surprise, c’est dans le cercle 1 que le mot « traumatisme » est le plus employé42 – par les professionnels de santé, d’une part, et par les diagnostiqués TSPT, d’autre part, qui l’emploient dans son sens premier, médical. En effet, le mot s’est trouvé assez largement approprié par les personnes exposées aux attaques, alertées sur les risques qu’elles couraient de développer un trouble de stress post-traumatique et sur l’importance de ne pas minimiser les blessures psychiques, moins visibles, mais parfois plus ravageuses encore que les blessures physiques – « J’aurais préféré me prendre une balle dans la jambe », confirme l’un des otages du Bataclan (PAR0775). Affleure çà et là une conscience très nette des potentiels effets à retardement du traumatisme et une vraie crainte des blessures enfouies pouvant ressurgir n’importe quand, d’où le sentiment, régulièrement exprimé par les participants du C1, de vivre « avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête », ou d’avoir à l’intérieur de soi une bombe à retardement – « des bombes potentielles […] un truc explosif […] un peu comme les cellules dormantes » (PAR0366). Où l’on voit que, selon les représentations qui se font jour ici, le trauma fonctionne un peu comme le mal qui l’a provoqué : il est dissimulé et, à un moment, il explose. L’incitation à consulter, venue de tous les canaux possibles, semble avoir porté ses fruits, quoique la mise en place des cellules d’écoute ait parfois été chaotique, avec de gros manques ressentis du côté des forces de l’ordre43, ainsi qu’à Saint-Denis, qui est un peu l’oublié du 13-Novembre, alors qu’il y a eu un mort, des blessés, beaucoup de personnes traumatisées (au Stade de France, puis lors de l’assaut de la rue du Corbillon). On constate aussi une crainte de l’enkystement – car « plus les traumatismes s’installent, plus ils sont difficiles à faire disparaître » (PAR0431) –, une foi dans les vertus de l’évacuation rapide et une peur de transmettre le trauma aux générations suivantes, voire de « contaminer » (MET0008) son entourage. La lecture du corpus rend compte également d’une connaissance parfois assez élaborée des symptômes post-traumatiques dans des cercles plus éloignés, comme si le 13-Novembre avait favorisé, via la médiatisation des souffrances psychiques des rescapés et la quantité de témoignages ayant transité dans l’espace public (et malgré les problèmes que cette surmédiatisation a pu poser par ailleurs), une prise de conscience plus aboutie de la réalité du psycho-trauma et de sa symptomatologie. Comme si une nouvelle page de l’histoire du « traumatisme » et de sa compréhension, tant dans la sphère scientifique que publique44, avait commencé à s’écrire après les attentats45.
43Le riche corpus de l’Étude-1000, qui rend compte d’un état de la mémoire du 13-Novembre à un moment T, et les moyens informatiques déployés par la textométrie en matière d’analyse des données, permettent non seulement de mettre au jour des contenus mémoriels à partir d’éléments linguistiques dont la plupart auraient été indécelables sans un logiciel de text mining, mais aussi d’en apprendre davantage sur ce que M. Halbwachs (1925) appelait les « cadres sociaux de la mémoire », faisant par-là l’hypothèse d’un fonctionnement collectif de la mémoire des individus, forgée et modelée au sein de leurs divers groupes d’appartenance. L’exploration méthodique du corpus menée ici, isolant des sous-groupes et les contrastant avec d’autres, s’est révélée féconde de ce point de vue-là, le travail relatif aux spécificités lexicales des 4 cercles d’appartenance ayant permis de faire apparaître les éléments les plus caractéristiques de la mémoire des attentats telle qu’elle commence à se constituer quelques mois après, selon la plus ou moins grande proximité à l’événement des personnes interrogées.
44Ces premiers résultats seront complétés, dans la prochaine livraison de la revue Questions de communication, par trois études portant respectivement sur (1) les variations de la mémoire des volontaires des cercles 2, 3 et 4 selon leur âge ; (2) les spécificités narratives, lexicales et pronominales des récits de rescapés ; et (3) l’importance de la variable de genre dans le corpus de l’Étude-1000 et dans l’étude des processus mémoriels en général.