1Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 a suscité et suscite toujours l’intérêt du monde scientifique (e. g., en 2024, au moment du départ en composition de cet article, la parution d’un ouvrage codirigé par Bernard Cherubini et Thierry Malbert sur L’Océan indien traversé par l’épidémie de Covid-19). Souvent qualifiée de « fait social total » – reprise classique de la célébrissime formule de Marcel Mauss (1923-1924) dans son article « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » –, elle implique tous les secteurs dudit monde, au premier rang desquels ceux de la médecine et de la santé publique. Mais pas seulement. En France, les sciences humaines et sociales (SHS) ne sont pas en reste, même si, en fonction des sensibilités politiques de chercheurs et chercheuses, le discours – jugé par trop alarmiste – des autorités sanitaires et gouvernementales a pu être perçu comme une tentative de détournement de l’attention à l’égard de problèmes sociaux que portaient notamment les « gilets jaunes » depuis le second semestre 2018, avec une amplification en 2019 et d’indéniables prolongements au début de 2020 (Mercier, 2020).
2Cette réception dubitative, voire critique, était d’autant plus forte qu’une part non négligeable de chercheurs et chercheuses s’était engagée au côté de ce mouvement de protestation ou en avait rapidement fait un objet de recherche visant à le documenter, tant il semblait inédit. Et quand un inédit en rencontre un autre, le choc peut être un révélateur de clivages dans les positionnements socio-politiques et scientifiques. D’autant que, dans le cas de la pandémie – à l’instar de bien d’autres problèmes –, les autorités en charge de celle-ci ont besoin d’experts pour décider des mesures à prendre (sur « l’expertise en situation », voir par exemple le dossier de Questions de communication piloté par Arlette Bouzon, 2002 et, en particulier, Trépos, 2002 et Sjöberg, 2002). D’où la récurrence de la thématique de l’acceptabilité sociale – déclinable en élément de langage, notion ou concept – (sous l’angle des relations aux publics, voir par exemple Chaskiel, 2018) qui, certes, peut fonctionner comme une doxa (Trépos, 2015) chez les décideurs, tout en étant un repoussoir pour de nombreux acteurs du monde de la recherche en délicatesse avec le président de la République et le gouvernement qui mettraient à mal la démocratie sanitaire (Simon, 2022).
3C’est pourquoi, avec un relatif recul face à une situation d’« urgence de la recherche » et de « recherche en urgence » (Obadia, 2021), dans le cadre d’« Échanges » autour de l’articulation complexe entre science, décision et acceptabilité sociale, nous avons demandé à Caroline Ollivier-Yaniv, chercheuse en sciences de l’information et de la communication (SIC), de fournir le texte de base (2023a). Pourquoi ? Elle a une position privilégiée d’observatrice et d’analyste des politiques publiques, spécialement de la communication de celles-ci avec, depuis plusieurs années, un intérêt marqué pour ce qui concerne la santé publique (e. g. Ollivier-Yaniv, 2018 et 2023b). C’est fort de son expérience qu’elle est en mesure de montrer les enjeux des discours et pratiques de communication institutionnelle au sujet de la santé publique en temps de Covid-19. Il y va d’une tension fondamentale entre ce qu’elle appelle les « logiques régulatrices et fonctionnalistes » des décideurs, l’insuffisant respect des « valeurs démocratiques » et la quasi-« ignorance » des ressources en la matière que recèlent et ne cessent d’enrichir les SHS qui, on ne le rappellera jamais assez, sont porteuses d’une productive diversité épistémologique et méthodologique. Mais il est vrai aussi que les acteurs de celles-ci ont très souvent plus que de la réticence à accepter de jouer le jeu de la mise au point d’outils de gestion favorisant l’acceptabilité sociale par les populations concernées qui sont animées par une profonde défiance à l’égard de leurs dirigeants, des experts de tous ordres et des médias d’information. Ce qui est patent pour la pandémie comme pour d’autres phénomènes. Ce constat conduit C. Ollivier-Yaniv, à l’issue de son propos, à formuler trois interrogations : la première porte sur les raisons de la trop faible représentation des SHS dans des instances de gestion de crise, alors même que le mot d’ordre de « santé globale » est supposé tenir compte de facteurs sociaux, politiques et culturels ; la deuxième a trait aux possibles explications de « l’occultation » de certains « déterminants structurels » dans les discours émanant des divers protagonistes – individuels et collectifs – mais aussi dans la suspension d’une démocratie sanitaire ; la troisième interrogation – plus explicitement politique – est relative aux conséquences de plusieurs dénis dans la gestion de la crise, tant celui du poids des inégalités sociales pour la bonne fin des opérations de prévention que, une fois encore, celui des résultats de recherches en SHS qui démontent des jeux institutionnels (résistance insuffisante pratiques de lobbying, perméabilité à la désinformation, etc.) et démontrent le rôle préjudiciable de ceux-ci dans la lutte contre la pandémie, notamment parce que, dans l’espace public, ils peuvent contribuer à la montée en puissance de tendances complotistes et populistes.
4Dans la logique de la rubrique « Échanges », une discussion est donc ouverte. En l’occurrence, elle emprunte trois chemins. D’abord, la politiste Gwenola Le Naour, qui a conduit des recherches sur les politiques de gestion des risques industriels dans des territoires circonscrits, relativise le poids de la notion d’acceptabilité sociale et explique comment des dispositifs de gestion peuvent être envisagés en renouvelant les connaissances sur les sites concernés, en particulier grâce à un recours à des disciplines provenant des SHS. Ensuite, les sociologues Étienne Nouguez et Anne Moyal, eux aussi attentifs à la prise en compte des actions territorialisées, mettent l’accent sur le rôle de médiateur joué par les acteurs locaux ; ce qui, dans une certaine mesure, oriente la question de l’acceptabilité sociale vers celle des tentatives de résolution des tensions entre politique nationale centralisée et initiative locale, entre universalisme et universalisme « proportionné ». Enfin, la sociologue et avocate Corinne Gendron, la politiste et communicologue Stéphanie Yates ainsi que la chercheuse en science administrative Alice Friser prennent en quelque sort le contrepied de la thèse avancée dans le texte de base des « Échanges » en réfutant la dimension doxique de l’acceptabilité sociale, en explicitant la façon dont, dans leurs travaux, elles en font un « concept analytique » et le théorisent tout en proposant, in fine, un aperçu de la gestion de la Covid-19 au Québec.
5Dans « Développer de nouveaux savoirs pour en finir avec "l’acceptabilité sociale" des risques industriels », G. Le Naour compare les contraintes et devoirs qui ont pu relier riverains et industriels à celles en usage dans les relations de « bons voisinages ». Problématique, cette comparaison qui place l’acceptabilité sociale au cœur de la démarche est mise à mal par les accidents qui affectent des riverains de sites industriels, échaudés par le manque d’informations qui concerne les activités de leurs encombrants voisins. Partant de là, la politiste considère que la contribution de C. Ollivier-Yanniv fait écho aux recherches qu’elle conduit, quand bien même celles-ci débordent-elles du champ sanitaire, précisément de la crise liée à la pandémie de Covid 19. Rejoignant le constat de sa collègue selon lequel l’acceptabilité sociale est une doxa bien utile au service de la communication institutionnelle, elle en retrace le parcours et les inflexions ; pour cela, elle remonte aux origines des dispositifs mis en place pour en assurer la légitimation.
6D’emblée, G. Le Naour précise son double statut de scientifique et de citoyenne, laissant ainsi entendre que ses recherches ont une visée sociale assumée. Son terrain est le territoire sud-lyonnais où sont installées de nombreuses usines chimiques. Considérant que les travaux des scientifiques ont négligé « des problématiques complexes comme celles des inégalités d’exposition aux risques et des rapports de pouvoir », elle propose donc de questionner « les fondements des politiques de gestion des risques industriels » et esquisse des pistes de travail qui ont pour objectif de « renouveler les connaissances autour de ces sites ».
7Relatant les origines et circulations des informations produites en direction des riverains, la chercheuse en pointe les contradictions qui courent sur plusieurs décennies. Lors de leur mise en place dans les années 1970, ces informations sont conçues par les industriels et adoubées par les services administratifs dédiés. Privilégiant les retombées économiques, elles négligent d’autres problématiques telles les maladies professionnelles ou les pollutions chroniques. Il en est de même des études d’impact qui, selon la politiste, « souffrent de nombreuses limites méthodologiques, tant il est complexe de mesurer les effets sur les milieux et la santé de tels équipements ». D’ailleurs, les analyses étant confiées aux bureaux d’étude financés par les entreprises, le pouvoir des industriels s’en trouve renforcé. Revenant sur l’histoire de ces dispositions, G. Le Naour montre que les études d’impact étant signées dès les années 1970 par les industries et le ministère de l’Environnement, elles ont entériné l’acceptation sociale des risques qui s’est prolongée au fil des années, voire renforcée. En effet, la chercheuse explique :
« Les dernières décennies ont renforcé le monopole de l’expertise des industriels en allégeant les procédures au nom de la simplification administrative, les lois pour un État au service d’une société de confiance et pour l’accélération et de simplification de l’action publique ont considérablement amoindri les évaluations au profit d’un impératif de réindustrialisation et de croissance économique ».
8Quant à la stratégie de communication envisagée et qui est au cœur de la démonstration de C. Ollivier-Yaniv, son contenu porte massivement sur la dangerosité des produits manipulés – pour les professionnels et les riverains – et argumente dans le même temps sur les mesures prises pour la mettre à distance. Selon cette logique, les risques industriels sont circonscrits aux risques accidentels, invisibilisant de la sorte ce qui a trait aux « maladies industrielles » ou aux « pollutions chroniques ».
9Si la loi du 22 juillet 1987 porte sur « l’organisation de la sécurité civile, […] la protection de la forêt contre l’incendie et […] la prévention des risques majeurs », elle ne fait là encore l’objet d’aucune discussion au sein des entreprises concernées et les publics extérieurs ne peuvent en évaluer la pertinence, « faute d’expertise indépendante ». Sur le territoire sud-lyonnais, rien n’est dit sur les toxiques et leurs effets, ni même sur les seuils de dangerosité ou sur les rejets dans divers environnements. Le silence est de mise. Il entretient l’ignorance en dépit des questions posées aux industriels et des espaces de concertation et de participation qui se mettent en place. Ainsi l’action publique ne permet-elle toujours pas la participation de celles et ceux qui sont pourtant directement touchés par les problèmes soulevés. G. Le Naour fait alors état d’une contradiction entre la création de dispositifs et de lois (dont celle dite Bachelot en 2003 « relative à la prévention des risque technologiques et naturels et à la réparation des dommages ») et le corporatisme des politiques publiques qui continue de peser sur les débats et de les orienter.
10Faisant référence à une enquête pluridisciplinaire (2012) – commanditée par la Dreal (Direction générale de l’environnement, de l’aménagement et du logement en Rhône-Alpes), à laquelle la chercheuse a participé –, elle montre que les personnes interrogées et qui vivent à proximité d’usines classées ICPE (Installation classée pour la protection de l’environnement) sont ignorantes des activités de ces dernières et, d’une certaine façon, fatalistes : si un accident intervient, il sera trop tard pour s’en protéger. Pour le dire autrement : à quoi bon s’en préoccuper ?
11C’est une vaste contamination à des substances toxiques intervenant en mai 2022 autour de l’usine Arkema à Pierre Bénite qui rompt « le contrat économique et moral entre habitants, travailleurs et industriels ». À ce moment-là, les faits mettent en évidence un déficit de connaissances, d’un côté, de transparence, de l’autre. En résulte une demande d’informations à laquelle les industrielles et les politiques ne savent pas comment répondre, ni même les chercheurs dont ceux en SHS, sollicités pour apporter des solutions. Mais les connaissances s’avérant partielles, la chercheuse explique que le problème n’est pas de savoir quelles réponses apporter à des sujets inquiets pour leur santé, et surtout pas en composant par exemple des éléments de langage. Il consiste à apporter des connaissances produites en toute impartialité afin d’empêcher les accidents de se produire mais aussi, in fine, de restaurer la confiance largement écornée. Dans ces conditions, le statut des recherches en SHS peut lui aussi être repensé. Loin d’une logique d’instrumentalisation, des travaux en sociologie, en histoire, en géographie, en sciences de l’information et de la communication gagneraient à s’attacher à des terrains complexes, non pour réfléchir aux modalités à mettre en œuvre pour produire de l’acceptabilité sociale, mais pour « lutter contre les injustices et inégalités sociales et environnementales et […] faire de la protection de la santé une priorité politique face à la croissance des maladies non transmissibles et des expositions toxiques ».
12De ce point de vue, l’exemple que développe G. Le Naour en conclusion montre que l’épaisseur sociale peut donner une illusion d’acceptabilité de la part de certaines populations. En parlant des populations précaires qui vivent dans des zones industrielles sensibles, la chercheuse explique que leur absence de mobilisation n’est pas une marque d’acceptabilité mais qu’elle témoigne de leur incapacité à pouvoir choisir d’autres lieux de vie et de travail. Ainsi montre-telle l’importance des travaux de chercheurs en SHS pour débusquer des phénomènes d’injustices sociales que ne prend pas en compte la production de raccourcis, voire de contre-vérités arrangeantes.
13Dans sa contribution, C. Ollivier-Yaniv (2023a) aborde la pandémie de Covid-19 en s’attachant principalement à sa gestion nationale. À l’instar de cette dernière, les sociologues É. Nouguez et A. Moyal confirment que cette gestion a renforcé plus que bouleversé « l’organisation traditionnelle du système de santé et des politiques de crises ». Mais déplaçant quelque peu la focale de ce constat, ils proposent de regarder – dans une contribution intitulée « La médiation du local. Appréhender la gestion de la pandémie de Covid-19 "par le bas" » – du côté des acteurs locaux pour mettre en évidence la façon dont ces derniers ont contribué à informer et transformer la gestion de crise. Cette approche les conduit à nuancer – si ce n’est récuser parfois – l’analyse de la chercheuse en SIC.
14S’appuyant sur différents travaux en sciences sociales – dont ceux traitant d’une épidémie de saturnisme dans les années 1980 (Fassin, 1998) ou ceux étudiant l’hybridation entre toxicomanie et sida dans les années 1990 (Bergeron, 1999 ; Lovell et Féroni, 1998) – les chercheurs font état d’un double constat. D’une part, ils confirment la difficulté rencontrée en particulier par les personnels de santé et les politiques à décliner localement des plans nationaux ; de l’autre, ils constatent « la volonté des collectivités territoriales de s’impliquer dans la santé publique ». Ainsi notent-ils la montée en puissance des politiques territoriales de santé en France qui se manifeste par un mouvement de « déconcentralisation » (Pierru, 2010) des politiques de santé pour se prolonger à travers la structuration territoriale des organisations et professionnels de santé (Hassenteufel et al., 2020).
15En se fondant sur les résultats d’une recherche financée par l’Agence nationale de recherche (ANR) « Organisations en crise » (dirigée par le politiste Olivier Borraz), les sociologues mettent en évidence que la pandémie de Covid-19 a révélé cette implication croissante en même temps que les contradictions avec la politique nationale de santé. Ils montrent aussi le rôle qu’elle a joué dans la promotions d’acteurs locaux qui ont endossé le rôle de médiateurs de la gestion nationale de crise, compensant en cela les défaillances de l’État.
16Partageant le point de vue de C. Ollivier-Yaniv (2023a) qui souligne l’extrême centralisation de la gestion de la pandémie de Covid-19, É. Nouguez et A. Moyal rappellent néanmoins que cette option participe d’une conduite politique qui, en France, s’est manifestée en plusieurs occasions (gilets jaunes, code du travail, assurance chômage). Selon eux, ces crises et réformes « ont mis en scène cette désintermédiation politique dans la prise de décision gouvernementale, si ce n’est dans la mise en œuvre des politiques adoptées ». Particulièrement pour la pandémie, les chercheurs constatent aussi que les territoires ont rencontré des difficultés ou bien à appliquer les consignes de l’État ou bien à faire face aux défaillances de ce dernier. Cette caractéristique a donc conduit les professionnels de santé à s’organiser dès la première vague et à différents niveaux (villes, départements, établissements de santé…). Une réactivité qui leur a permis d’assurer la continuité des soins et d’innover en matière de solutions sanitaires, parfois au prix d’« entorses » ou de « dérogations » par rapport aux directives nationales. D’ailleurs, des initiatives qui ont vu le jour en des sites spécifiques se sont étendues à d’autres zones du territoire. C’est le cas de l’accueil des enfants de travailleurs prioritaires ou, sur un autre plan, des personnes en situation de précarité. Ainsi les chercheurs font-ils ce constat qui nuance les arguments avancés par C. Ollivier-Yaniv :
« En somme, bien que la lecture de la gestion de la crise comme nationale et centralisée soit loin d’être erronée, elle tend à occulter les nombreuses initiatives et adaptations entreprises au niveau local par les services déconcentrés de l’État, les organisations de soins, les collectivités territoriales et les acteurs associatifs ».
17É. Nouguez et A. Moyal reviennent aussi sur un autre aspect de la démonstration de C. Ollivier-Yaniv (2023a) et qui a trait à l’idée d’universalisme des mesures appliquées pendant la crise. Il n’est nullement besoin de rappeler les outils et dispositions (état d’urgence sanitaire, pass sanitaire, horaires de sortie, vaccination obligatoire, etc.) relatifs à la stratégie adoptée qui, là encore, témoigne d’une culture politique particulière. Si beaucoup d’acteurs « de la démocratie sanitaire ont regretté […] de ne pas être davantage associés aux prises de décision ainsi qu’à leur mise en œuvre », cette approche a pu faire l’objet, en certains territoires, « de différentes adaptations par les acteurs locaux pour prendre en compte les vulnérabilités socio-économiques des populations ». Par exemple, pendant la première vague, les statistiques des décès liés à la pandémie ont démontré la vulnérabilité des habitants de Seine-Saint-Denis, les décès en ce territoire étant plus élevés qu’ailleurs. Des collectivités – celle-ci et d’autres – ont dû mettre en place des actions pour pallier les inégalités constatées et protéger les populations (accueil, accès à la vaccination, etc.). Partant de là, les sociologues font ce commentaire :
« Les actions d’"aller vers" menées au plan local ne se sont pas limitées aux enjeux logistiques d’accès aux dispositifs : elles ont aussi visé à établir une médiation entre les informations et les consignes nationales et les représentations des publics cibles. […] L’enjeu pour les médiateurs en santé n’était pas tant de traduire linguistiquement des recommandations (Santé publique France ayant rapidement produit des documents traduits dans de multiples langues) que de les adapter aux contraintes affectant ces personnes ».
18Un exemple va dans le sens de ce que les chercheurs mettent en évidence et qui suggère par ailleurs que les actions n’ont pas nécessairement été interrompues avec la fin de la pandémie. En Seine-Saint-Denis, des « ambassadeurs de la vaccination » ont été recrutés parmi la population et formés. Cette expérience a été prolongée après la pandémie « avec la création d’une "Académie populaire de la santé" en 2021 dont l’objectif est de recruter et former chaque année des ambassadeurs en santé afin de promouvoir et de diffuser des actions en santé publique au sein de leur quartier ».
19Les chercheurs tirent deux leçons des faits exposés. L’une concerne « la trajectoire des politiques locales de santé publique » qui a profondément différé d’un territoire à un autre et dont les choix sont en lien avec les la structuration antérieure des réseaux de santé. Si les auteurs notent l’accélération de dispositions, ils en nuancent les effets après la crise, expliquant la difficulté à les pérenniser faute de moyens. L’autre concerne justement la structuration des politiques locales de santé publique dont ils notent les tensions qui les traversent. Sur ce plan, beaucoup reste à faire car « si la pandémie a incité les acteurs locaux à s’organiser, les politiques locales de santé publiques demeurent pour une large part dépendantes des décisions nationales et du volontarisme politique de ces acteurs locaux ». Autrement dit, la passivité n’est pas nécessairement de mise quand il est question d’acceptabilité sociale.
20Sous un titre presque programmatique, « L’acceptabilité sociale, une doxa ? Évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain », la sociologue et avocate C. Gendron, la politiste et communicologue S. Yates et la chercheuse en science administrative A. Friser annoncent la couleur : elles critiquent les positionnements par trop critiques, dont celui du texte de base. Non par principe, mais sans doute parce qu’elles sont spécialistes de l’acceptabilité sociale à laquelle elles ont consacré plusieurs études (e. g. Gendron, 2014 ; Friser, Arpin, Gendron et Yates, 2022 ; Yates, Gendron, Friser et Arpin, 2023). Ce qui les a conduite à dresser un panorama des façons de penser un processus allant au-delà d’une « expression » fonctionnant comme une seule doxa. D’ailleurs, se référant à l’une des sources mobilisées par C. Ollivier-Yaniv, soit la notice élaborée pour le Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, par le chercheur en SIC Patrick Chaskiel (2018), elles acquiescent au choix de celui-ci consistant à montrer que le fondement du concept trouve son origine chez Bruce A. Shindler et Mark W. Brunson (2004), mais, là encore, elles contestent un glissement vers une idéologisation au détriment de la prise en compte d’un « concept analytique ».
21En effet, de leur point de vue, « le concept d’acceptabilité sociale ne repose pas sur la perspective d’un public indifférencié et fait droit au contraire aux jeux d’échelle et à la structuration des mouvements sociaux dans et hors du cadre institutionnel ». D’évidence, à l’enseigne du titre du volume dirigé par Christophe Alcantara, Francine Charest, Alain Lavigne et Laurence Saglietto (2023), on mesure à quel point le recours à l’expression-notion-concept acceptabilité sociale est en prise avec des enjeux de société et controverses scientifiques. Et les chercheuses québécoises d’estimer que, pour y voir clair, il ne faut pas confondre analyse des usages discursifs de l’expression par les acteurs sociaux et analyse de la scalarité des positionnements des publics en présence, à partir du concept élaboré par le secteur académique, voire d’une théorie en la matière. Au détour d’une note de bas de page, on peut relever que l’expression a fait l’objet de plusieurs tentatives d’élucidation dans des médias, preuve que la formule circule largement, qu’il y a une porosité entre des univers professionnels (médias, recherche, etc.) et que son sens est moins manifeste qu’il y paraît. Dans un registre similaire, on peut évidemment s’interroger sur la circulation des travaux à l’intérieur du monde académique, si les frontières disciplinaires ont tendance à s’estomper un peu, le fonctionnement sur la base de « communautés » thématiques ou la multiplication des studies ne favorisent pas nécessairement la découverte ou l’appropriation. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène de rejet d’un modèle théorique, mais plutôt d’une forme de méconnaissance réciproque. Au demeurant, l’un des objectifs de la rubrique « Échanges » de Questions de communication, revue généraliste à vocation pluridisciplinaire, est précisément de contribuer à la circulation des savoirs en se jouant des frontières de toute nature.
- 1 Parmi d’autres contributions sur le sujet des valeurs, nous renvoyons à un article de Nathalie Hei (...)
22Ceci étant, C. Gendron, S. Yates et A. Friser résument les grandes lignes d’une théorisation de l’acceptabilité sociale au fondement de laquelle on trouve une réflexion sur les mutations de la démocratie, en particulier sur la place de la population dans les processus de prise de décision relatifs à un projet. Elles font leur une définition de l’acceptabilité sociale formulée par C. Gendron (2014) qui est « l’assentiment de la population à un projet ou à une décision résultat d’un jugement collectif que ce projet ou cette décision est supérieur aux alternatives connues, y compris le statu quo ». Elles soulignent le fait que cette dynamique met en jeu des valeurs. Ce dernier aspect, effectivement important, ouvre lui aussi des débats nourris1. Les autrices en arrivent à une description cursive des « trajectoires de l’acceptabilité sociale » qui passent par quatre « principes » : faisabilité, pertinence, équité, confiance. L’ensemble leur permet de faire découvrir, sous une forme ramassée, la façon dont la pandémie de Covid-19 a été prise en charge au Québec. Ceci avec une différence notable avec le cas français, puisque « malgré une montée des critiques au fil du temps, les mesures sanitaires sont demeurées bien accueillies et largement respectées ». Parmi les facteurs explicatifs, le contexte politique, une stratégie de communication publique, une insistance sur les valeurs partagées. Mais aussi une gestion fine de la contestation des mesures, résultant de l’action d’un nouveau parti, par les instances gouvernementales appuyées par de nombreux médias dénonçant notamment les opérations de désinformation. En somme, la confiance a été maintenue.
23Confiance versus défiance ? C’est une question qui traverse – explicitement ou non – les contributions à ces « Échanges », sachant que le rapport épistémologique des chercheurs et chercheuses aux discours de leurs objets peut considérablement varier (voir Feurhahn, 2020 ; Fleury et Walter, 2020). Quoi qu’il en soit, cette question est l’un des éléments clés des relations entre science, décision et acceptabilité sociale. À cet égard, dans son plaidoyer final pour que « la pluralité des recherches en SHS puisse être soutenue et transférée » et pour que les « publics institutionnels » soient mieux mieux pris en compte, C. Ollivier-Yaniv estime que sur la base des connaissances produites – également de « savoirs prudents » pour emprunter l’expression de Gwen Ottinger (2024 : 2) citée par G. Le Naour, élaborés au niveau local comme le montrent É. Nouguez et A. Moyal – on pourra, entre autres bénéfices, réduire les inégalités en matière d’accès à l’information, santé, à la concertation. Le contraire d’une « fatigue démocratique ». Le contraire aussi d’une pente populiste. Mais, comme dans le cas présent, il faudra s’interroger sur les usages et mésusages d’une expression. Ce à quoi nous inviteront Martin Baloge et Nicolas Hubé dans la rubrique « Échanges » de la 46e livraison de Questions de communication avec une contribution dont le titre est déjà tout un programme : « Pour en finir avec le populisme. Pourquoi un bien de la compétition politique ne peut servir d’outil analytique ? ».