- 1 L’auteur a bénéficié de l’aide de la Chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporain (...)
1En 2015, un groupe de journalistes de Moscou a lancé Арзамас (Arzamas.academy), un site web proposant des conférences, des articles, des vidéos et des podcasts (séries de fichiers audio diffusés en ligne) sur l’histoire culturelle1. Les cours et les articles créés avec la participation des meilleurs spécialistes des sciences humaines se sont avérés très populaires. En peu de temps, le site a réussi à atteindre un million d’abonnés sur les médias sociaux et ses publications ont commencé à recueillir une moyenne de 4 millions de vues mensuelles (Amos, 2018). Bien que ce ne soit pas le premier média éducatif en Russie, son succès a eu un effet notable sur le journalisme culturel. Très vite, de nouveaux sites spécialisés dans les sciences humaines ou l’histoire culturelle sont apparus (Magisteria.ru, Chapaev.media, Polka.academy). L’influence d’Arzamas est visible jusque dans le contenu du site Culture.ru, lancé par le ministère russe de la Culture. Là aussi, l’histoire culturelle est traitée dans des formats populaires, tels que des listicles (articles sous forme de listes) et des tests. L’accent éducatif et l’intérêt pour l’histoire se retrouvent dans les médias, qui se spécialisaient auparavant dans la couverture des événements et phénomènes culturels contemporains, comme le supplément culturel du journal Коммерсантъ (Kommersant-Weekend, Moscou, 1998 en cours) et le site web Knife.media.
2Сette tendance peut s’expliquer par la recherche de nouveaux formats dans un contexte où les journalistes professionnels ont commencé à perdre leurs privilèges au profit des amateurs : de la possibilité de publier des critiques à l’accès préalable aux nouveaux produits culturels. Ce n’est pas un hasard si, dans les années 2010, les journalistes culturels ont souvent parlé de la crise de leur métier. De plus, ces discussions ont été stimulées par la fermeture de certains médias et services culturels des journaux. Une autre raison est liée au développement des institutions culturelles, grâce auquel les conférences publiques sont devenues une part importante des loisirs des habitants des grandes villes russes. Cependant, nous supposons que cette tendance a des aspects politiques. L’article révèle les liens entre les changements dans le journalisme culturel, d’une part, et les processus politiques, les transformations de la sphère publique en Russie dans les années 2010 et au début des années 2020, de l’autre. L’adoption de modèles éducatifs par les journalistes culturels découle des manifestations de masse anti-Poutine en 2011-2012, qui ont touché les médias culturels, et du durcissement du régime politique qui s’en est suivi.
3Les études comparatives du journalisme culturel montrent une tendance à élargir le culturel pour inclure la culture populaire et le lifestyle (Kersten et Janssen, 2017 ; Purhonen et al., 2019). Par conséquent, les frontières du culturel s’avèrent élastiques, et il n’y a rien de surprenant dans l’affirmation de Nete N. Kristensen et Anna Roosvall (2020 : 178, notre traduction) que « le journalisme culturel peut inclure des reportages et des débats sur le changement climatique, la migration, le terrorisme, la liberté d’expression, les politiques identitaires et les inégalités de genre ».
4Comme le montre Joel Penney (2022), ces derniers jouent un rôle important dans les actualités concernant les célébrités et l’industrie d’Hollywood, devenues une partie importante du discours politique contemporain. Ces informations attirent l’attention des médias de gauche et de droite, tout en faisant l’objet d’interprétations opposées. Les événements de l’industrie du divertissement entrent dans un espace médiatique déjà polarisé et reçoivent des interprétations différentes, ce qui alimente les clivages existants. Cette articulation entre la politisation de la culture populaire et les clivages renvoie à la notion du politique proposée par Chantal Mouffe (2016 : 18-19). « Le politique » désigne « la dimension d’antagonisme » qui est « constitutive des sociétés humaines », tandis que « la politique » correspond « à l’ensemble des pratiques et des institutions à travers lesquelles un ordre est créé, organisant la coexistence humaine dans le contexte de conflictualité qui est celui du politique ». Si « la politique » est le sujet du journalisme politique, « le politique » est caractéristique du journalisme culturel. Comme le montrent Kristina Riegert et al. (2015 : 780-781, notre traduction), les éditeurs de médias culturels suédois, à l’instar de C. Mouffe, n’associent pas « le politique » à la politique institutionnalisée, mais au « potentiel démocratique et critique des arts et du journalisme culturel pour la société ». Ce faisant, les journaux réalisent ce potentiel en transformant les pages culturelles en un forum où s’affrontent des opinions différentes, et la radio-télévision publique en présentant des perspectives « alternatives » sur ce qui se passe dans le monde. Cette dernière approche correspond à ce que Maarit Jaakkola (2012 : 485) a appelé pedagogicality.
5Les journalistes culturels deviennent des pédagogues publics grâce à leurs « objectifs normatifs de transformation sociale et esthétique » et à leur « politique progressiste dans le domaine esthétique et artistique » (Jaakkola, 2015 : 93, notre traduction). Après 2012, ce sont les aspects pédagogiques qui passent au premier plan dans le journalisme culturel russe. Cette tendance peut être appelée le « tournant éducatif ». Ce terme a souvent été appliqué à l’art contemporain et à la curation au cours des dernières décennies, en référence à leur assimilation de modèles pédagogiques et au déplacement des discussions, symposiums et programmes éducatifs de la périphérie vers le centre des expositions (O’Neill et Wilson, 2010). Dans le journalisme culturel russe, le tournant éducatif s’est exprimé à la fois sur le plan formel – via la transformation de la conférence publique en un genre médiatique répandu – et sur le plan du contenu – traduit par des recours de plus en plus fréquents au passé historique et par l’actualisation des épisodes de l’histoire culturelle.
6Dans l’interprétation de C. Mouffe (Martin, 2013 : 213), le politique est associé non seulement à l’antagonisme, mais aussi à la formation d’identités collectives. Le potentiel politique de l’art peut alors s’exprimer dans la remise en question de l’ordre politique existant et dans la réactivation de possibilités et d’alternatives rejetées. Cela la rapproche des théoriciens de la sphère publique culturelle, dont les idées sont souvent reprises par les chercheurs qui étudient les aspects politiques du journalisme culturel (Kristensen et Roosvall, 2020). Le concept de sphère publique de Jürgen Habermas (1993) a souvent été critiqué pour son exclusivité latente. Ce faisant, les critiques ont fait revenir l’antagonisme déplacé en introduisant les concepts de « sphère publique oppositionnelle » et de « contre-publics » (Negt et Kluge, 1993 ; Fraser, 2001). À leur tour, les théoriciens de la sphère publique culturelle ont attiré l’attention sur le fait que J. Habermas avait sous-estimé le rôle politique de la communication affective et de ce qu’il appelait la « sphère publique littéraire ». Premièrement, la sphère publique culturelle « fait référence à l’articulation de la politique, publique et personnelle, en tant que terrain contesté par le biais de modes de communication affectifs (esthétiques et émotionnels) » (McGuigan, 2005 : 435, notre traduction). Deuxièmement, en donnant accès à différentes expériences humaines, elle favorise la formation des identités, du sentiment d’empathie, ainsi que la diffusion de formes d’argumentation différentes du discours politique proprement dit (Gripsrud, 2017 : 184-185). Cette notion semble pratique, car elle permet à la fois d’aborder le rôle politique de la communication culturelle et de réconcilier différentes interprétations du politique.
7Le politique peut émerger dans le journalisme culturel sous la forme d’événements politiques, qui passent ainsi à travers un « filtre culturel » (Riegert et al., 2017 : 780), par exemple lorsqu’un écrivain leur consacre un article. K. Riegert et al. (2017 : 781) opérationnalisent la catégorisation des articles proposée par un éditeur suédois : « politique-politique », « politique-culture », « culture-politique » et « culture-culture ». Les premiers n’atteignent généralement pas les pages culturelles, tandis que les derniers sont des produits réguliers des journalistes culturels. La catégorie « politique-culture » se réfère au cas où des producteurs culturels parlent de la politique, tandis que la catégorie « culture-politique » couvre les sujets liés à la politique culturelle. En développant cette idée, il apparaît que le politique dans le journalisme culturel émerge à l’intersection de ces deux directions, comme résultat de la culturalisation du politique et de la politisation du culturel. Cette division est analytique : dans la pratique, il est souvent difficile de distinguer l’une de l’autre. Le premier concept fait référence à l’infiltration de sujets et de figures politiques dans les médias culturels. Il est possible d’identifier la politisation du culturel en examinant, par exemple, la pénétration du vocabulaire politique dans les articles de la section culturelle des journaux. Les recherches montrent un niveau élevé de cette pénétration dans la couverture culturelle des journaux britanniques, suédois et, plus récemment, français (Purhonen et al., 2019 : 153).
- 2 Il s'agit des pays européens et d'Amérique du Nord, dont l'histoire et les systèmes politiques ont (...)
8Quant à la « culturalisation du politique », ce concept est bien illustré par l’étude de Susan L. Siegfried (1994) sur l’évolution du journalisme français suite à la politisation de la société et de la presse pendant la Révolution. Dans les années 1810, lorsque Napoléon Ier a réduit le nombre de journaux officiellement autorisés au nombre de quatre et a soumis leur contenu politique au contrôle, les pages culturelles sont devenues populaires et les opinions esthétiques y masquaient l'opposition des journalistes au régime. Si S. L. Siegfried appelle cela la « politisation de la critique d’art », la notion de « culturalisation du politique » permet de souligner la nature ambivalente de ce processus. D’une part, cette euphémisation de la parole politique peut être interprétée comme sa dépolitisation (Boltanski et Esquerre, 2022 : 125). D’autre part, elle s’accompagne d’un renforcement du rôle politique du discours esthétique ou culturel. Cette notion ajoute un élément dialectique au changement successif des cycles de politisation et de dépolitisation du champ culturel (Sapiro, 2018). Le tournant éducatif dans le journalisme culturel russe est une manifestation de la culturalisation du politique dans les conditions de dépolitisation imposées par l’État. Ce concept permet d’adapter la théorie politique occidentale2 aux spécificités historiques et politiques de la Russie, où la sphère publique culturelle, en l’absence d’institutions formées de la sphère publique politique et dans les conditions de la monopolisation de la politique par l’État, s’est souvent avérée être la seule sphère disponible de l’activité politique (Dobrenko et Tihanov, 2011 : ix ; Kalinine, 2017 : 263).
9Pour remarque, les sociologues et politologues qui ont étudié l’événement clé de notre étude, les manifestations de 2011-2012, ont noté leur nature paradoxale (Erpyleva et Magun, 2014). La protestation politique s’est articulée au langage dépolitisé de l’éthique. La demande d’« élections équitables » a remplacé la proposition de programmes politiques et a permis pendant un certain temps de maintenir l’unité du mouvement, qui se composait de diverses forces politiques. Les manifestants ont refusé de revendiquer leur propre identité politique et collective, qui s’est manifestée de manière plutôt apophatique (c'est-à-dire sous la forme d'un rejet du régime existant plutôt que de formulation d'alternatives politiques). Oleg Zhuravlev (2014) attribue cette situation à l’inertie de la « dépolitisation post-communiste », lorsque toute forme de politique publique et de collectivité était stigmatisée dans la société russe. Tout cela rend difficile l’application du concept de « politique » dans l’interprétation de C. Mouffe à ce contexte. Selon O. Zhuravlev (2014 : 30), la politisation de la société russe s’est manifestée par une tentative de normaliser la politique publique aux yeux de la majorité.
10Cependant, il n’est pas possible de dire qu’il n’y avait pas d’antagonisme dans ce mouvement. Il a été extériorisé et dirigé contre la figure du Premier ministre Vladimir Poutine, qui a annoncé son intention de revenir à la présidence en 2012. Il a ensuite pris la forme d’une guerre culturelle entre les opposants et les partisans de V. Poutine. Son expression était le discours sur les « deux Russies », la première étant prétendument composée de citadins éduqués qui n’acceptaient pas le régime politique existant, et la seconde comprenant le « peuple » peu éduqué et loyal (Matveev, 2014). L’environnement médiatique polarisé, divisé en sphères publiques « officielle » et « parallèle », est devenu le véhicule de cet antagonisme. Selon Ilya Kiriya (2013 : 19, notre traduction), la sphère publique parallèle a été formée « en réponse à l’éviction de certains groupes et forces politiques (principalement ceux de l’opposition) des agendas des médias officiels ».
11La nouveauté de cette étude consiste à mettre en lumière la dynamique des changements survenus dans le journalisme culturel russe depuis le début des années 2010, comblant ainsi une lacune dans le corpus d’études sur les médias russes. En même temps, elle révèle les aspects politiques de ces changements, ajoutant un cas russe aux études sur la sphère publique culturelle et la dimension politique du journalisme culturel. Cependant, cet article ne décrit pas la transformation de l’ensemble des médias culturels russes. Il se concentre sur les médias et les journalistes qui peuvent être classés comme appartenant à la sphère publique « parallèle ». En d’autres termes, il est question de ce que l’on appelle en Russie les médias libéraux, ainsi que des médias ayant une orientation politique de gauche plus prononcée. D’où une politisation probablement plus marquée, qu’il n’est pas possible d’extrapoler à l’ensemble du journalisme culturel russe. En outre, compte tenu de l’élitisme persistant du journalisme culturel, les processus décrits ne sont pas transposables à des groupes sociaux plus larges : tant les auteurs que les publics de ces médias possèdent un niveau relativement élevé de capital culturel et, plus rarement, économique, et vivent souvent dans les grandes villes russes. Cet élitisme explique à son tour certaines manifestations du politique qui, dans des conditions de censure, sont impossibles dans les médias sociopolitiques, dont l’audience est habituellement plus large.
12Sans prétendre être un compte-rendu exhaustif des transformations des médias culturels « parallèles », cette recherche suit une approche historique enrichie d’entretiens et de consultation des sources primaires. Elle est fondée sur des entretiens semi-directifs ayant pour objectif de mettre au jour les trajectoires professionnelles de deux journalistes ayant des liens directs avec le tournant éducatif, les médias culturels libéraux et les protestations de 2011-2012. Un entretien a été mené le 24 janvier 2024 avec Philippe Dziadko, rédacteur en chef du magazine Bolshoï Gorod de 2007 à 2012 ; à la fin des protestations en 2012, il a été élu au Conseil de coordination de l’opposition, qui n’a existé qu’un an ; et en 2015, il a créé Arzamas, dont il est resté rédacteur en chef jusqu’à la fin du mois de mars 2024. Un second a été réalisé avec Iouri Saprykine le 24 novembre 2023. De 2000 à 2014, il a occupé divers postes au magazine Afisha, dont celui de rédacteur en chef ; il a modéré des débats au sein du même Conseil de coordination de l’opposition en 2012 ; il a lancé en 2018 un site web sur la littérature russe classique, Polka, dont il a été le rédacteur en chef jusqu’en 2021 et est un contributeur régulier du magazine Kommersant-Weekend.
13En outre, ont été interrogés des membres des équipes éditoriales des médias culturels qui, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, ont commencé à combiner des fonctions éducatives avec des fonctions politiques : Furqat Palvan-Zade, fondateur de la plateforme Syg.ma (6 janv. 2024), Elena Srapyan, rédactrice en chef de Perito (11 déc. 2023), et deux rédactrices anonymes de Beda (14 déc. 2023). Tous les entretiens étaient non directifs et ont été réalisés sur Zoom. A également été utilisé un entretien plus ancien mené en présentiel avec F. Palvan-Zade le 15 août 2018 à Tbilissi. De courtes citations de ces entretiens seront suivies dans l’article du nom et de l’année entre parenthèses. Chacune de ces citations est notre traduction du russe vers le français. Par ailleurs, ont été mobilisés en tant que sources des entretiens avec des journalistes et des éditeurs publiés sur Internet. Le corpus comprenait trois entretiens avec P. Dziadko (Petrov, 2015 ; Sitkovski, 2015) et d’autres membres de l’équipe d’Arzamas (Munipov, 2015), deux entretiens avec I. Saprykine (Youzefovitch, 2018) et d’autres rédacteurs de Polka (Martov, 2018).
14Le tournant éducatif du journalisme culturel russe est examiné comme faisant partie du processus social matériel, en le plaçant dans le contexte des processus politiques et des transformations du paysage médiatique qui en découlent. En étudiant ce tournant dans sa dynamique, sont considérées ses origines et les formes qu’il a prises, après le déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022. Par conséquent, afin de préserver la dynamique de ce processus, les résultats de la recherche seront présentés dans l’ordre chronologique : la première partie sera consacrée aux origines du tournant éducatif (début des années 2010), la deuxième aux médias culturels qui en sont devenus la manifestation (2013-2021), et la troisième aux formes que cette tendance a prises dans le contexte de la guerre (2022 à aujourd’hui).
15Le 10 décembre 2011, Moscou est devenu le théâtre de la plus grande manifestation de l’histoire post-soviétique du pays, provoquée par la falsification des résultats des élections parlementaires. Les manifestations se sont étendues à d’autres grandes villes du pays, dépassant en ampleur la mobilisation de 2005, causée par la décision du gouvernement d’abolir certaines allocations sociales pour divers groupes de la population, en particulier la gratuité des transports publics pour les retraités. Le mouvement de masse de 2011-2012 a été précédé dans les années 2000 par d’autres mouvements sociaux, mais de nature plus localisée. Tous ont émergé en réponse à des décisions des autorités affectant la vie privée des individus, comme la suppression d’allocations ou l’abattage d’un parc à proximité (Clément, 2014). Le mouvement « Pour des élections équitables » a une généalogie similaire. Pour beaucoup, la participation aux élections de 2011 était une sorte d’investissement privé dans l’avenir du pays par le biais d’un vote de protestation visant à empêcher le parti au pouvoir, Russie Unie, de remporter la victoire. Par conséquent, les faits de falsification révélés ont été perçus comme une insulte personnelle, comme un « vol de vote », ce qui a provoqué une explosion de protestations (Zhuravlev, 2014). Les manifestations de masse ont été précédées par des mouvements sociaux locaux, mais aussi par une politisation sous-jacente sur internet et la formation de contre-publics autour des médias sociaux tels que Facebook, Twitter, YouTube et, dans une moindre mesure, VKontakte (Alyukov, 2014). Un rôle particulier a été joué par la blogosphère formée sur la base de la plateforme LiveJournal, dont les utilisateurs, y compris des écrivains et des journalistes de renom, ont ensuite légitimé les manifestations politiques de 2011-2012 par leur participation. L’un des blogueurs de LiveJournal était Alexei Navalny, l’un des leaders de ces manifestations, devenu par la suite l’opposant le plus célèbre à V. Poutine et une victime de son régime.
16La politisation de la société russe a touché les journalistes culturels qui, auparavant, selon la critique d’art Ekaterina Degot (2012), se consacraient exclusivement à l’expression de soi et à « l’expertise des produits commerciaux » en évitant soigneusement le politique. Le début des années 2010 était pour eux « une période de révision radicale de l’apolitisme des dix années précédentes » (I. Saprykine, 2023). Cela est clairement visible dans les publications de magazines culturels et de sites web à tendance libérale tels que Afisha (Moscou, 1999-2015), OpenSpace, Bolshoï Gorod (Moscou, 2006-2014) et Snob (Moscou, 2008 en cours). Le contenu politique y a été infiltré, par exemple sous la forme de discussions sur l’art radical, en particulier les performances du groupe Voïna et, plus tard, du groupe Pussy Riot. Une « prière punk » féministe organisée par ce dernier dans la principale église orthodoxe du pays a suscité, en 2012, un vif débat dans les médias et a conduit à une condamnation à deux ans de prison pour deux membres du groupe. En 2012-2014, leurs photos et autres références à Pussy Riot (en particulier les cagoules utilisées par ses membres), ainsi que les portraits d’A. Navalny, ont figuré sur la couverture d’Afisha. Cette dernière était avant cela principalement réservée aux célébrités de l’industrie du divertissement.
17Les médias culturels se politisent en même temps que leur public, lorsque les manifestations deviennent partie intégrante de la vie urbaine en 2011-2012. Ainsi, en décembre 2011, le site OpenSpace publie une sélection des meilleures chansons révolutionnaires (Velikanov, 2011). Parfois, le « filtre culturel » devient presque invisible, les médias culturels publient régulièrement des reportages sur les manifestations : Afisha consacre l’un des numéros à la politique (315, 2012), et déjà, le 5 octobre 2011, le magazine Bolshoï Gorod publie des slogans politiques sur sa couverture « Soyez surpris lorsque vous vous faites humiliés, arrêtez d’avoir peur, battez-vous pour vos valeurs, exigez des élections équitables, faites-les démissionner tous les deux » (notre traduction). La dernière phrase fait référence au président Dmitri Medvedev et au Premier ministre V. Poutine qui avaient annoncé, quelques jours avant, que ce dernier se présenterait à nouveau à l’élection présidentielle de 2012. Le numéro paru le 16 mai 2012 ne contient que des couvertures, des bannières prêtes à l’emploi avec des appels, y compris aux autorités (par exemple, une exigence de libérer les Pussy Riot).
18L’influence de l’art radical sur les journalistes culturels ne s’est donc pas seulement manifestée dans l’attention qu’ils ont portée à Voïna et Pussy Riot, elle s’est aussi manifestée sous la forme de leurs propres énoncés politiques. Ce n’est pas un hasard si P. Dziadko (2024) appelle ces couvertures des « actions ». Comme les artistes actionnistes, les journalistes ne se contentaient pas de réagir aux processus sociaux, mais tentaient aussi de les influencer :
« Au fond, j’avais le sentiment que la société est beaucoup plus amorphe qu’elle ne devrait l’être. Et que les citadins des villes de plusieurs millions d’habitants devraient avoir leur propre agentivité puissante et influencer ce qui se passe dans la ville et dans le pays. Et à cet égard, je pense que oui, c’était un appel à regarder ce qui t’entoure et à te rappeler que c’est à toi et que tu as le droit de l’influencer » (P. Dziadko, entretien mené le 24 janv. 2024).
19La politisation du contenu des médias culturels s’est poursuivie en réponse au tournant conservateur de la politique de l’État russe. Le 29 mars 2012, une loi interdisant la « propagande homosexuelle » a été soumise à la Douma d’État. La livraison du 18 avril de Bolshoï Gorod paraît à Saint-Pétesrbourg avec une couverture spéciale sur la normalité de l’homosexualité et appelle à « ne pas montrer ce numéro aux idiots et aux députés » de la ville (ils ont été les premiers à adopter une loi homophobe). Après l’adoption de la loi par le parlement russe, un numéro d’Afisha (339) sort avec un drapeau arc-en-ciel en couverture et « 27 histoires de gays russes » à l’intérieur.
20La radicalisation des médias russes n’est pas passée inaperçue. Après le retour de V. Poutine à la présidence en mai 2012, une vague de licenciements de journalistes et de dirigeants de médias a touché le journalisme culturel. En mai, toute l’équipe d’OpenSpace a été mise à pied. En juin, P. Dziadko a été licencié en tant que rédacteur en chef de Bolshoï Gorod, le magazine lui-même est fermé en 2014. La politisation finit par ruiner Afisha, selon son ancien rédacteur en chef I. Saprykine (2023) : les nouveaux propriétaires « ont d’abord détruit tout ce qui était politique dans le magazine » et puis, en 2016, ont supprimé sa version imprimée.
21Le mouvement « Pour des élections équitables » décline assez rapidement, dès l’été 2012. Ce déclin a été facilité par la répression de certains participants, mais aussi par l’absence d’une identité collective commune, à l’exception de l’identité « négative », et de programmes politiques. Le discours de supériorité culturelle sur le « peuple » pro-Poutine diffusé par certains leaders du mouvement a permis au Kremlin de stigmatiser ce dernier comme étant « anti-populaire » (Matveev, 2014 ; Kalinine, 2017). La déception à l’égard de la protestation politique, associée à l’expérience acquise dans le cadre de l’action collective, a poussé de nombreux participants au mouvement à créer des associations civiques localisées (Zhuravlev et al., 2014). Cette tendance s’est manifestée à sa manière dans le journalisme culturel.
22Internet en tant que phénomène de masse n’a commencé à se développer en Russie qu’au début du nouveau millénaire. En 2003, seuls 9 % de la population russe avaient un accès mensuel, alors qu’en 2013, 43 % des habitants du pays l’utilisaient quotidiennement (Gorham et al., 2014 : 2). Au début du premier mandat de V. Poutine, le Kremlin a soumis les chaînes de télévision indépendantes à son contrôle et son troisième mandat a été marqué par des tentatives de contrôler la communication numérique. À partir de 2012, les législateurs adoptent les uns après les autres des lois restreignant la liberté d’expression. Roskomnadzor devient l’autorité clé en matière de censure d’Internet et de blocage des sites web (Daucé et al., 2023 ; Sivetc, 2019). Plus tard, le contrôle de la sphère publique est facilité par l’adoption des lois permettant de classer les journalistes et les médias comme « agents de l’étranger » et « organisations indésirables ».
23La pression sur les médias s’intensifie pendant et après l’annexion de la Crimée. En mars 2014, Galina Timchenko, rédactrice en chef du site d’information Lenta.ru, est licenciée après avoir publié une interview du nationaliste ukrainien Dmytro Yarosh. Quelques mois plus tard, elle et les journalistes de Lenta qui avaient démissionné par solidarité créent le site web Medusa.io à Riga. Celui-ci est l’un des médias indépendants de langue russe les plus populaires. Malgré les tentatives du Kremlin de monopoliser l’information, de nouvelles « niches de liberté d’expression » ont émergé aux marges du champ médiatique (Lipman, 2019). Au milieu et dans la seconde moitié des années 2010, de nouveaux médias non-étatiques sont apparus dans la sphère publique russophone.
24Ce processus a touché le journalisme culturel. En 2012, l’équipe d’OpenSpace a créé le site Colta.ru, financé au départ uniquement par ses lecteurs. À cette source de financement s’est ensuite ajouté l’argent provenant du conseil de donateurs du site et de diverses organisations non gouvernementales. En 2014, F. Palvan-Zade et Denis Drachev, anciens collaborateurs de Theory and Practice, ont lancé Syg.ma, une plateforme ouverte pour la publication de textes sur la culture et la société, utilisée par des chercheurs, des artistes et des institutions culturelles. Fin 2015, le magazine en ligne Dicours.io est apparu, avec un « comité de rédaction horizontal » composé de journalistes, de chercheurs, d’écrivains et d’artistes qui comprend tous les auteurs dont les articles sont acceptés pour publication3. Ces nouveaux médias culturels indépendants n’ont pas ignoré la politique, mais le champ politique lui-même a commencé à se déplacer vers la culture. Le troisième mandat de V. Poutine a vu la formation d’une politique culturelle de l’État qui donnait la priorité aux « valeurs traditionnelles » et cherchait à monopoliser et à instrumentaliser la mémoire historique et les canons culturels (Kalinine, 2014). C’est dans ce contexte que le tournant éducatif s’est manifesté dans le journalisme culturel.
25Les conférences étaient devenues un genre médiatique bien avant. Le portail Polit.ru commence à organiser des conférences publiques dans les années 2000 ; en 2010, la chaîne de télévision d’État Rossiya-Kultura lance Academia, une série de conférences télévisées de chercheurs célèbres4. Dans le même temps, le site web Theory and Practice (theoryandpractice.ru), qui publiait des annonces et des vidéos de conférences publiques, devient populaire dans le segment russe en ligne. En 2012, le site Postnauka (postnauka.org) apparaît, dont les principaux produits sont de courtes conférences vidéo des chercheurs spécialisés dans divers domaines scientifiques. En mai de la même année, alors que les manifestations dans les rues commencent à s’essouffler, Afisha publie une livraison (321) avec des « manifestes civiques », où des intellectuels russes proposent leurs scénarios pour la transformation du pays. Parmi les auteurs de ces manifestes figurent l’écrivain et critique littéraire Dmitri Bykov et I. Saprykine, tous deux participants actifs aux manifestations de 2011-2012. Le premier était membre du Conseil de coordination de l’opposition russe organisé à l’époque, tandis que le second participait à l’organisation de rassemblements et animait des débats au sein du même conseil. Dans son manifeste, D. Bykov (Afisha, 2012a) déclare que les intellectuels doivent créer « мощный просветительский проект » (un « projet éducatif puissant »), et I. Saprykine (Afisha, 2012b) insiste sur la nécessité de diffuser les connaissances des sciences humaines. Ces deux propositions s’inscrivent dans la lignée d’un article du journaliste Andrei Loshak (2012), publié par le site culturel OpenSpace à la fin de mars 2012. Dans cet article, il invite les intellectuels à ne pas tourner le dos au « peuple » mais, au contraire, à organiser une « expansion culturelle » de Moscou vers les provinces.
26En 2013, D. Bykov commence à publier des articles sur la littérature russe du xxe siècle sur le site web Russkaya Zhizn, mais ce dernier est rapidement fermé pour des raisons politiques. En 2015, cette idée prend la forme d’une série de conférences sur la chaîne de télévision d’opposition Dojd5. Dans ces conférences, D. Bykov reproduit le discours de la dissidence libérale et insère dans ses analyses d’œuvres littéraires des parallèles avec la réalité politique contemporaine. Deux ans plus tard, Dojd diffuse les conférences du site web Arzamas.
27Arzamas a été créé par P. Dziadko, ancien rédacteur en chef de Bolshoï Gorod et ancien membre du Conseil de coordination de l’opposition russe. Son équipe comprenait d’autres journalistes qui ayant perdu leur emploi en raison des turbulences politiques dans les médias. Le nom du site fait référence au cercle littéraire des intellectuels progressistes russes du début du xixe siècle. Le site, qui publiait des cours sur l’histoire de la culture mondiale accompagnés d’articles, de jeux et de tests, apparaît après l’annexion de la Crimée. Cette dernière a fortement polarisé la société russe et la sphère publique. Arzamas a été le premier média à tendance libérale à s’adresser aux utilisateurs des réseaux sociaux russes VKontakte et Odnoklassniki, généralement ignorés par les journalistes d’opposition. P. Dziadko répétait dans ses interviews que la culture et les sciences humaines étaient un moyen de réunir les gens (Sitkovski, 2015 ; Petrov, 2015).
28Selon P. Dziadko (2024), après que les manifestations de 2011-2012 aient été « perdues, ont abouti à la répression, à l’apathie publique et à la dépression générale », il réfléchit à la construction d’une « conversation avec le pays et la société » sur la base d’un projet éducatif. Il veut « construire des ponts à l’aide de la culture » dans une société délibérément atomisée par l’État.
« La culture a l’effet inverse. Outre l’effet d’unification, il y a aussi l’effet de sentir que tu n’es pas seul, que des gens avant toi ont résolu ces mêmes problèmes. Avant toi, il y a eu les mêmes expériences, du très personnel […] au global : que faire quand ton pays commet des crimes en ton nom, que faire quand tu te sens socialement coupé et seul ? Et tu peux apporter différentes réponses. Les gens cessent de se sentir faibles, seuls, et voient qu’ils ont une sorte de tradition derrière eux, qu’il y a quelque chose d’énorme, de grand derrière eux » (P. Dziadko, entretien mené le 24 janv. 2024).
- 6 Le cours d’Alexandre Daniel sur le mouvement dissident en URSS a été retiré du site. Cela est prob (...)
29Au sujet de l’histoire culturelle, Arzamas n’ignore pas l’actualité. L’un des premiers cours publiés sur le site était une série de conférences de l’historien Andrei Zorin sur l’annexion de la Crimée par l’impératrice russe Catherine II (Munipov, 2015 ; Zorin, 2015). Cependant, le contenu politique du site est souvent périphérique et – peut être interprété comme politique seulement dans le contexte dans lequel il a été publié. Par exemple, lors des manifestations de masse au Bélarus contre le président Alexandre Loukachenko, Arzamas a publié les articles « 12 mots pour comprendre la culture du Bélarus » (Somine, 2020) et « Six chansons de la protestation biélorusse » (Badey et Lysenko, 2021). L’un des sujets fréquemment abordés dans les cours du site est celui de la résistance citoyenne (par exemple, des premiers révolutionnaires russes ou des dissidents soviétiques) aux régimes oppressifs (Daniel, 2016 ; Edelman, 2016)6. Loin d’être un site d’opposition, Arzamas collaborait fréquemment avec des institutions qui ont été persécutées par les autorités russes : l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, l’École supérieure des sciences sociales et économiques de Moscou ou encore Memorial, la plus ancienne organisation de défense des droits de l’homme, liquidée fin 2021 par le gouvernement russe.
30En 2018, I. Saprykine lance Polka.academy, un site web « sur les œuvres les plus importantes de la littérature russe ». Il est fondé sur une liste de livres compilée avec la participation d’historiens et de critiques littéraires. I. Saprykine explique ce recours à l’histoire littéraire par un désir de « sauter du courant de l’actualité » et, en même temps, de comprendre ce dernier (Youzefovitch, 2018, notre traduction). Il évalue le tournant éducatif comme un retrait de la politique et une « émigration interne » : « Il s’agit d’un retrait typique de l’intelligentsia soviétique de l’activisme social vers le travail avec le patrimoine culturel au moment où celui-ci [l’activisme social] devient impossible » (I. Saprykine, 2023). Il souligne le rôle de certains investisseurs qui, dans la seconde moitié des années 2010, par sentiment de « culpabilité culturelle », se sont investis dans des projets éducatifs consacrés au patrimoine culturel. En même temps, le concept de Polka rappelle les initiatives alors discutées du ministère russe de la Culture visant à établir des listes obligatoires de livres et de films à lire ou à regarder par les écoliers (Martov, 2018). Mais les auteurs du site ont au contraire cherché à libérer les classiques de l’idéologie qui leur était imposée par l’État :
« La culture, du point de vue de l’État dans la seconde moitié des années 2010, est une sorte d’outil pour éduquer et promouvoir des points de vue corrects. Des points de vue sur l’histoire, sur le rôle de l’État, sur les valeurs familiales, etc. […] Selon Polka, la culture et la littérature russe constituent un champ infini de possibilités et de stratégies culturelles et de vie entre lesquelles nous faisons notre choix. Elles nous influencent par le simple fait de leur existence, mais elles ne nous programment pas. […] La politique de Polka est de montrer cette différence, la politique de l’État est de réduire tout cela à une unité qui en réalité n’existe pas dans la culture russe, une unité plutôt artificielle et créée de manière manipulatrice » (I. Saprykine, entretien mené le 23 nov. 2023).
31Dans une certaine mesure, le tournant éducatif du journalisme culturel a été une réaction à l’affaiblissement de la protestation politique, lorsque des intellectuels russes ont commencé à réfléchir à l’influence culturelle sur la partie de la société considérée comme l’électorat de V. Poutine. La culturalisation du politique, dont ce tournant était l’expression, s’est manifestée par une volonté de construire une unité culturelle dans une société où il n’y avait pas d’unité politique. De même, l’accroissement du rôle politique de la sphère publique culturelle n’était pas seulement l’initiative de ces intellectuels, il a été initié, dans une plus large mesure, par le régime de V. Poutine, qui a mis activement en œuvre une politique culturelle conservatrice. D’où un autre aspect politique du tournant éducatif : les tentatives de libérer les canons culturels de l’interprétation idéologique qui leur était imposée. En outre, le contenu politique des médias culturels s’est manifesté dans certaines publications qui actualisaient le passé et réactivaient des alternatives et des possibilités exclues du présent. Parler de l’histoire culturelle s’est avéré un moyen de réfléchir à l’actualité. Cette forme de réflexion est devenue particulièrement pertinente après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne.
32En mars 2022, peu après le début de la guerre le 24 février, les autorités russes introduisent la censure, interdisant de facto toute critique publique de leurs actions et, du même coup, l’utilisation du mot « guerre » lui-même (Bronnikova et al., 2023, p. 189). Facebook, Instagram et Twitter sont alors bloqués en Russie. Les « niches de liberté d’expression » restent aujourd’hui la messagerie Telegram, que les autorités russes ont tenté en vain de bloquer en 2018 (Lonkila et al., 2021), et YouTube, dont le blocage potentiel est parfois discuté dans les médias. Le 24 février, de nombreux médias culturels, y compris Colta, Arzamas, Polka, Discours, Gorky.media publient sur leurs sites web et leurs réseaux sociaux des déclarations exigeant d’arrêter la guerre. Ces textes sont motivés par l’idée que la culture est incompatible avec la guerre et la violence. Après la criminalisation de l’antimilitarisme, certaines de ces déclarations ont été supprimées. Les sites culturels ayant continué à écrire sur la guerre (Colta.ru, Syg.ma, Discours.io) ont été bloqués par Roskomnadzor. Le site littéraire indépendant Gorky, qui n’a pas (ou pas encore du moins) été bloqué, accompagne chaque publication d’un avertissement sur la nécessité de défendre les valeurs de l’humanisme « face à la progression de la barbarie, de la violence et du mensonge » depuis le 24 février (Meshcheryakov, 2022, notre traduction). Une autre façon d’exprimer une position politique reste les récits sur le passé historique. C’est pourquoi, le 24 mars 2022, Gorky poste l’article d’Alexandre Meshcheryakov, spécialiste du Japon, sur la manière dont la déclaration par ce pays d’un État indépendant dans la province chinoise de Mandchourie avait conduit à une militarisation et à des conséquences désastreuses pour les Japonais (ibid.).
33Le lendemain du début de la guerre, Kommersant-Weekend (2022) publie une sélection de discours antimilitaristes d’écrivains et de penseurs du passé. Par la suite, le magazine fait paraître des articles consacrés à des périodes historiques ressemblant à la situation actuelle de la Russie, par exemple une série de textes sur les artistes anti-fascistes dans l’Allemagne de l’époque hitlérienne (voir par exemple : Tolstova, 2022). Cependant, selon le contributeur régulier de Kommersant-Weekend I. Saprykine (2023), parler d’analogies historiques n’est pas tant une critique voilée du régime qu’une forme disponible de réflexion publique sur le présent : « C’est vraiment une tentative d’expliquer aux autres et à nous-mêmes à quel moment de l’histoire nous nous trouvons, une tentative de trouver un soutien et, peut-être, une consolation dans le fait que des gens ont déjà vécu des situations similaires » (voir infra). Notons que les journalistes politiques de Kommersant, qui ont été soumis à la censure bien avant la guerre, ne disposent pas de tels moyens de réflexion.
34Pendant la guerre, de nombreux journalistes, chercheurs et militants quittent la Russie. L’occupation de l’Ukraine et l’envoi disproportionné de minorités ethniques au front soulèvent des questions sur le caractère impérial du régime politique russe. Sur les réseaux sociaux, des groupes soutenant l’indépendance de certaines régions de la Russie, voire l’éclatement du pays, deviennent actifs7. Tout cela conduit à la pénétration des discours post- et décoloniaux dans la sphère publique russophone. Ces discours étaient auparavant marginalisés tant dans la sphère publique que dans le milieu universitaire et les tentatives de parler de l’URSS ou de la Russie contemporaine comme d’un empire colonial étaient extrêmement rares et provoquaient des résistances, y compris de la part des chercheurs, sans parler de leur incompatibilité avec l’idéologie officielle (Koplatadze, 2019).
35Syg.ma est devenu l’un des véhicules de ces discours. L’idée de créer une plateforme où les institutions éducatives et culturelles, ainsi que les utilisateurs ordinaires, pourraient publier eux-mêmes leurs textes est venue à F. Palvan-Zade alors qu’il était encore rédacteur du média éducatif Theory and Practice. Néanmoins, il ne le réalise qu’après son licenciement. Ironiquement, le site, conçu comme « superapolitique », a été rapidement politisé par les efforts de ses utilisateurs (F. Palvan-Zade, 2018). Déjà au milieu des années 2010, cette communauté fait paraître des textes de la chercheuse décoloniale Madina Tlostanova. En 2020, son équipe aide l’historien et anthropologue Sergey Abashin à organiser un cours public sur les études postcoloniales dans le contexte post-soviétique (Palvan-Zade, 2024). Les enregistrements des conférences sont publiés sur la chaîne YouTube de Syg.ma8 ; leurs transcriptions sont diffusées sur la plateforme elle-même9 ; la même année, l’équipe de Syg.ma a commencé à travailler sur le site EastEast (easteast.world), un site sur les cultures de l’Est en russe et en anglais ; une section de ce média, financé par la fondation quatarienne Caravan Earth, est consacrée à l’explication des concepts clés des études postcoloniales10.
36Après l’éclatement de la guerre, Syg.ma, comme certains autres sites culturels, cesse d’être mis à jour pendant un certain temps. Le 1er avril 2022, la plateforme reprend ses activités avec une interface traduite en anglais. L’équipe ajoute la possibilité de publier des textes en ukrainien et annonce l’intention de transformer sa page d’accueil en « une polyphonie de toutes les langues d’Europe de l’Est et d’Asie centrale » (Syg.ma team, 2022, notre traduction). En quelques jours, Syg.ma publie les articles de deux intellectuels ukrainiens interprétant l’agression militaire de la Russie dans une perspective décoloniale (Radinsky, 2022 ; Ivakhiv, 2022).
37Au cours de l’été de la même année, le blog de voyage Perito Burito engage une nouvelle rédactrice en chef, l’anthropologue E. Srapyan. Sous sa direction et sous un nouveau nom, l’équipe de Perito.media se concentre sur la vulgarisation des études postcoloniales et leur application aux réalités russes : « Nous visons à faire du post-colonialisme un savoir commun, et chaque article que nous écrivons traite d’une manière ou d’une autre des relations coloniales » (Perito, 2022, notre traduction). Le site cherche à divertir ses lecteurs et à vulgariser les sciences sociales. Ce média « sur la culture et les territoires » publie des interviews, des textes de chercheurs en sciences sociales et des articles « autoethnographiques » sur les identités. Son audience mensuelle est d’environ 300 000 personnes. La rédactrice en chef explique la demande pour ce type de contenu par le fait qu’après le déclenchement de la guerre, la société russe s’est retrouvée dans une situation de « forte baisse du prestige » de l’identité russe et de « renversement de la hiérarchie ethnique » (E. Srapyan, 2023).
38Le même été, un groupe de chercheurs, de travailleurs culturels et d’activistes a lancé Beda.media. Contrairement à Perito, ce site est à la fois plus militant et plus académique, et s’appuie sur la théorie décoloniale. Étant un projet presque bénévole, Beda est mis à jour beaucoup moins fréquemment. Le site publie des articles popularisant le discours décolonial et la recherche sur l’histoire et le présent colonial de la Russie. Selon les collaboratrices de ce média (entretien, 2023), Beda « cartographie l’impérialisme russe » et cherche à diffuser l’idée que la Russie reste un empire.
39Malgré leurs différences, ces deux médias, dont le principal public se trouve en Russie, soulèvent la question du colonialisme et de l’impérialisme russes et offrent une tribune aux minorités ethniques dont les voix et les expériences ont été marginalisées dans les médias russes, y compris les médias culturels. Leur attention se tourne vers les cultures non européennes et les cultures des peuples colonisés. Ce faisant, l’analyse culturelle se penche sur les relations de pouvoir et les formes de leur légitimation. Les débats sur la décolonisation de la culture russe, instrumentalisée par l’État et utilisée pour justifier l’invasion de l’Ukraine, émergent aussi dans la sphère publique culturelle. Des articles sur ce sujet apparaissent même dans les « anciens » médias libéraux, tels que Colta.ru et Radio Liberty (svoboda.org).
40Trois périodes ont été identifiées dans l’histoire récente du journalisme culturel russe. La première se situe au début des années 2010. À cette époque, la société russe se politise et le point culminant de ce processus se traduit dans les manifestations de masse de 2011-2012 « pour des élections équitables » et contre V. Poutine, qui se présentait alors pour un troisième mandat présidentiel. Ce processus touche une partie des médias culturels, qui publient des reportages sur les protestations et des articles sur la politique, cherchant à leur tour à mobiliser politiquement leur public. Cette tendance du journalisme culturel peut être appelée « politisation du culturel ». Le retour de V. Poutine à la présidence et l’essoufflement des manifestations conduisent les journalistes, qui avaient vécu l’expérience de la politisation et de l’action collective, à réfléchir à l’impact culturel sur les partisans présumés du régime en place et à l’intégration culturelle d’une société politiquement divisée. Cela coïncide avec l’émergence de nouveaux médias à vocation éducative. Cette dernière peut être nommée le « tournant éducatif » du journalisme culturel et associée à une autre tendance, la culturalisation du politique, exprimée par le rôle croissant de la sphère publique culturelle. Cela survient non seulement grâce aux actions des intellectuels, mais aussi en raison de la mise en pratique par le Kremlin d’une politique culturelle conservatrice, particulièrement active après l’annexion de la Crimée en 2014. La culturalisation du politique se manifeste par le désir d’unifier la société atomisée et par la résistance à l’instrumentalisation des canons culturels par l’État, ainsi que par la réactualisation d’épisodes politiquement chargés de l’histoire culturelle.
41Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, qui entraîne un nouveau durcissement du régime de V. Poutine, ces tactiques perdent de leur importance. Dans le même temps, les recours à l’histoire culturelle et au passé historique se sont avérés être le seul moyen pour les journalistes restés en Russie et qui ont dû s’adapter à la répression et à la censure de réfléchir publiquement à l’actualité. De leur côté, les journalistes et les intellectuels qui ont quitté le pays analysent le régime politique russe comme impérial et colonial. Cela conduit à l’émergence de médias culturels diffusant des discours post- et décoloniaux dans la sphère publique russophone et combinant un accent éducatif avec une critique politique. Il est à supposer que se produit une repolitisation du culturel qui pourra prendre de l’ampleur.
42Si la recherche s’est appuyée sur des entretiens avec les éditeurs de certains médias dont il a été question dans l’article, et si les périodes et tendances identifiées ont été illustrées par des exemples de leurs publications, ses résultats sont préliminaires des analyses quantitatives et qualitatives détaillées du contenu des médias culturels étant nécessaires pour confirmer les tendances. Et s’il est assez facile de définir des critères pour identifier la politisation du culturel, le concept de « culturalisation du politique » est quant à lui plus difficile à opérationnaliser. Il nécessite des méthodes flexibles et sensibles au contexte. Après tout, une conversation sur la sexualité, la guerre ou même le passé historique acquiert une signification politique lorsque les groupes LGBTQ+ sont déclarés « organisation extrémiste », que le mot « guerre » lui-même devient tabou et que le passé est utilisé comme outil de propagande pour justifier l’invasion du pays voisin.