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Dossier. Journalisme cuturel en mutation : quelles pratiques éditoriales ?

La Comédie-Française, un média culturel ?

Analyse d’un objet éditorial hybride entre logique informative et construction d’un ethos institutionnel
The Comédie-Française, cultural media? Analysis of a hybrid editorial object between informative logic and construction of an institutional ethos
Amaia Errecart, Labsic, Université Sorbonne Paris Nord, F-93430 Villetaneuse, France et Philippe Fache
p. 73-90

Résumés

Résumé : Cet article vise à appréhender l’institution théâtrale emblématique qu’est la Comédie-Française en tant que média, produisant des contenus culturels à visée informative qui relèvent en même temps de l’autopromotion institutionnelle. À partir de l’analyse sémio-discursive d’un corpus constitué des Lettres d’information mensuelles produites entre mars 2021 et mars 2022, sont montrées à la fois la tension entre mission historique et inscription dans la contemporanéité, ainsi que l’hybridité entre contenus informatifs et contenus relevant de la communication institutionnelle, tels que produits par des organisations marchandes. Cette hybridation de formes éditoriales qui se traduit par la production d’un objet info-communicationnel singulier, à l’image de la Comédie-Française elle-même, paraît très significative des transformations en cours au sein des grandes institutions culturelles.

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Texte intégral

  • 1 Ces propos sont repris dans la rubrique « L’institution » du site internet de la Comédie-Française (...)

1Institution emblématique du patrimoine théâtral français, par sa longévité, son nom même, son statut de « Maison de Molière », incarnée par le fil d’Ariane que constitue sa célèbre Troupe, la Comédie-Française occupe une place très singulière. Elle se dessine dès sa création par Louis XIV en 1680, acte fondateur d’une politique culturelle ambitieuse, à laquelle vont s’adjoindre au fil de son histoire un objectif de décentralisation, de contrôle et de soutien de la création artistique, de démocratisation culturelle. Forte de cette histoire prestigieuse, traversée par ces enjeux politiques, sociaux, culturels, la Comédie-Française se décrit également comme portant en elle « cette utopie qui consiste à lire le présent à l’aune du passé », selon les propos de son administrateur général, Éric Ruf1.Entre nécessaire continuité et permanentes évolutions, voire transformations, l’institution a investi de longue date le champ communicationnel et médiatique. Des Cahiers devenus Les Nouveaux cahiers de la Comédie-Française en 2007, elle produit des contenus éditorialisés sur ses activités, la vie de la Troupe et donne la parole aux metteurs en scène sous la forme d’interviews. Si ces Nouveaux cahiers n’ont plus cours aujourd’hui, on observe qu’un déplacement s’est produit vers des formats numériques – auxquels la crise sanitaire a donné une visibilité décuplée ces dernières années.

2Parmi ces nouveaux formats numériques, les Lettres d’information mensuelles, ou newsletters, paraissent particulièrement intéressantes à étudier. Envoyées par courriel à toute personne faisant le choix de s’y abonner à partir du site Internet de la Comédie-Française, elles visent à rendre compte de l’ensemble des activités de la « Maison de Molière », avec une fréquence de publication en augmentation par rapport aux Cahiers et Nouveaux cahiers.

  • 2 Précisons que cette période a été choisie parce qu’elle se situe un an précisément après le début (...)

3À partir de l’étude de l’objet éditorial que constitue cette newsletter, l’article vise ainsi à appréhender la Comédie-Française en tant que média, produisant des contenus culturels à visée informative qui relèvent en même temps de l’autopromotion institutionnelle. Pour cela, sera pris pour appui un cadre théorique à la croisée des sciences de l’information et de la communication, de la sémiotique et de la sociologie de la culture et, en termes méthodologiques, sur l’analyse sémio-discursive d’un corpus réunissant douze Lettres d’information mensuelles produites entre mars 2021 et mars 20222.

4Deux axes d’analyse seront développés, intrinsèquement liés et entremêlés : d’une part, la tension entre mission historique et inscription dans la contemporanéité, où coexistent références à la tradition historique et marques de la modernité, nécessité de renouvellement ; d’autre part, l’hybridité entre contenus informatifs et contenus relevant de la communication institutionnelle, où peuvent être observées et analysées un certain nombre de similitudes entre les contenus étudiés et des supports de communication institutionnelle, tels que produits par des organisations marchandes. L’objectif est de montrer comment s’hybrident, dans les contenus produits, des formes éditoriales relevant des codes traditionnels de la presse avec des formes empruntant plutôt à la communication institutionnelle (ou corporate).

5Cette hybridation de formes éditoriales, qui se traduit par la production d’un objet info-communicationnel singulier, à l’image de la Comédie-Française elle-même, paraît très significative des transformations en cours au sein des grandes institutions culturelles, confrontées à des injonctions de natures diverses que nous évoquerons.

Entre mission patrimoniale et désir de modernité : une « ruche » en transformation

6Retraçant l’histoire de la Comédie-Française depuis ses origines, Agathe Sanjuan et Martial Poirson (2018 : 288) écrivent dans leur conclusion intitulée « Le temps des décentrements. Un théâtre au cœur de la cité » : « renégociant sans cesse son rapport à la tradition, tout en réaffirmant sa modernisation, la Comédie-Française est aujourd’hui confrontée à un tournant. Riche d’une mémoire séculaire qui innerve son identité, elle fait face à un pari permanent : ne pas se laisser enfermer dans une conception muséale du spectacle vivant et favoriser la transmission artistique ». Dans cette perspective, il est important d’évoquer les caractéristiques de fonctionnement de ce théâtre si singulier, avant d’aborder la manière dont il a su, de longue date et jusqu’à aujourd’hui, se constituer en média, produisant des contenus rédactionnels éditorialisés.

Le lieu et la Troupe : une identité historique au service d’une modernisation

  • 3 La Croix, 2020, « Jean-Pierre Vincent, complice de Chéreau, "grand Monsieur du théâtre français" » (...)

7Comparativement à d’autres institutions du paysage culturel français, la Comédie-Française revêt indubitablement le caractère d’une institution culturelle éminemment complexe, tant à comprendre – lorsqu’on s’emploie à cerner ses modes d’organisation et de fonctionnement –, qu’à gérer – lorsqu’il s’agit de piloter le destin du vénérable « Français » dans les eaux de la modernité théâtrale et gestionnaire. En effet, il convient de rappeler combien quatre siècles d’histoire ont produit par couches successives et par sédimentation un écheveau disparate de statuts, de règles et de traditions parfois bien difficile à débrouiller si l’on considère qu’ils proviennent d’héritages politiques et contextuels différents (monarchique, révolutionnaire, républicain). En ce qui concerne les responsabilités, mais aussi parfois les tourments de ceux à qui en incombe la direction, il suffit de faire mention de deux témoignages éloquents d’anciens administrateurs généraux confrontés au quotidien à cette complexité institutionnelle : dans un entretien accordé en 2010 au Journal de l’école de Paris du management, Muriel Mayette convoquait ainsi l’image du paquebot pour évoquer la gestion de la Comédie-Française, une institution culturelle aussi prestigieuse que difficile à manœuvrer et à faire évoluer, prise entre le poids de son histoire et les nouveaux défis à relever (Mayette et Lamy, 2010). Dans un autre registre, Jean-Pierre Vincent, administrateur général éphémère de 1983 à 1986, confiait lors de son mandat qu’après avoir passé la première année à « essuyer les plâtres » dans la maison de Molière, on ne commençait à y comprendre quelque chose que la deuxième année ; puis à la fin de son mandat, jugeait que le poste d’administrateur de la Comédie-Française était « le plus difficile avec celui de Matignon3 ».

  • 4 Valérie Beaudoin et Bruno Maresca (1997 : 17) soulignent, non sans une certaine ironie, en 1997 : (...)

8Il est donc avéré qu’une institution théâtrale aussi emblématique en France que la Comédie-Française n’est pas facile à gérer. Elle doit à la fois assurer sa mission historique de conservation et de transmission d’un patrimoine théâtral classique et s’ouvrir davantage aux formes contemporaines afin de renouveler la relation qu’elle entretient avec ses publics. Une nécessité d’ouverture et de proximité imposée plus précisément par l’exigence de leur renouvellement, car si l’image de grande institution nationale associée à la Comédie-Française peut laisser penser qu’elle attire un large éventail de la population, la réalité est plus contrastée, au point que l’on peut dire qu’elle reste partagée entre « élitisme et démocratisation4 » (Maresca et Beaudoin, 1998). À l’échelle sectorielle, la sixième édition de l’enquête sur les pratiques culturelles menée au long de l’année 2018 en France métropolitaine (Lombardo et Wolff, 2020) montrait déjà que la hausse de fréquentation des théâtres nationaux était en réalité une hausse sans démocratisation par l’intensification des pratiques de la génération des baby-boomers, soit un phénomène de vieillissement des publics porteur de risques majeurs pour l’avenir du théâtre classique.

  • 5 Les spécificités de la Comédie-Française en tant que théâtre national peuvent être ici encore soul (...)

9Dans le cadre de sa communication via diverses publications, la Comédie-Française a disposé et dispose toujours de deux ressources majeures pour assurer à la fois ses missions historiques et relever les défis contemporains l’incitant à se renouveler, à savoir : un lieu et une Troupe. Un lieu ? Au sens où le théâtre de la Place Colette incarne le modèle du lieu patrimonial par excellence, chargé d’une longue histoire. Il s’apparente d’abord à un véritable théâtre-musée, contenant en son sein des centaines de peintures et de sculptures ; ensuite à un théâtre-mémoire, fourmillant d’histoires, d’anecdotes et probablement de fantômes ; enfin à un théâtre intégré, que symbolise l’image de la « ruche », fort de ses 25 métiers différents (décorateurs, modistes, habilleuses, tapissiers, machinistes, etc.) couvrant tout le spectre des moyens humains et techniques pour faire vivre un théâtre, et produire entre 800 à 900 représentations par an selon les saisons, par la pratique unique de l’alternance. La Troupe ? Assurément puisque l’identité propre de la Comédie-Française est d’être avant tout une maison d’acteurs, avec un statut rare et envié de Troupe permanente, un statut qui induit au niveau fonctionnel des pratiques d’autogestion5, mais qui constitue aussi un élément fort d’identification et de médiation au niveau de la relation avec les publics.

Une institution-média : la filiation d’un riche héritage éditorial et la production de contenus culturels

10Pour mieux saisir le type d’évolutions dont le recours aux nouveaux formats numériques est porteur, il est utile de situer préalablement la publication des Lettres d’information mensuelles dans une filiation historique avec l’ère « pré-numérique » désormais révolue du papier glacé. Sans qu’il soit ici possible de remonter trop loin dans le temps, la période des trente dernières années montre que la production rédactionnelle du Français (autre nom de la Comédie-Française) a longtemps principalement consisté dans la publication des Cahiers. Revue trimestrielle de théâtre, puis des Nouveaux cahiers de la Comédie-Française. Il s’agit à l’époque de publications marquées du sceau de l’ambition éditoriale et du prestige de l’objet. Cela dans un contexte où, lorsque la Maison de Molière se fait média et complète ses activités de production théâtrale, elle propose principalement un type de publication apparentée à une revue de théâtre haut de gamme, auréolé de la légitimité du plus prestigieux des théâtres français et de sa profondeur de vue sur ce secteur culturel, sous toutes ses différentes facettes – jouant ainsi des atouts du théâtre-mémoire et du théâtre-intégré évoqués précédemment. Par conséquent, dans l’adresse au lecteur qui ouvre la première livraison des Cahiers de la Comédie-Française en 1991, le nouvel administrateur Jacques Lassalle formait le vœu d’une revue qui soit en mesure d’inventer « un nouveau traité de la conversation sur le théâtre », soit une conversation « “libre et plurielle” alliant pratique et réflexion, passé et présent, ici et ailleurs, se défiant des dogmes et des discours d’école » (Lassalle, cité par Chabin, 1991 : 104).

11L’attribution de ce registre formel pour une nouvelle revue coïncidait alors pleinement avec l’histoire et les missions de la Comédie, contemporaine du « grand siècle » au cours duquel s’inventa et se déploya un art de la conversation considéré depuis lors comme le joyau de la culture classique française (Fumaroli, 1997). Une conversation comme art des Belles Lettres et art théâtral par excellence, dont la maison de Molière se faisait en quelque sorte la garante jusque dans les colonnes de ses publications. Ambitieuse en matière de contenu, la revue des Cahiers se donnait alors pour projet de former le creuset d’un « retour pensif » (pour reprendre l’expression de Jacques Lassalle, cité par Chabin, 1991) sur la création théâtrale, au moyen d’articles de réflexion sur le théâtre, les auteurs, les métiers du théâtre, accompagnés de longues analyses fouillées et érudites sur les différents spectacles montés au Français, ainsi que des évocations des grandes figures du passé, acteurs ou metteurs en scène.

12En 2007, la création des Nouveaux cahiers de la Comédie-Française s’inscrit dans une double logique faite de continuité et de transformations. Avec un contenu éditorial sensiblement différent de celui des Cahiers, la revue manifeste néanmoins une même exigence assortie d’une ambition élevée, celle en particulier de constituer des ouvrages de référence, centrés sur la figure d’un écrivain ou d’un grand courant du patrimoine dramatique, richement illustrés par des archives et des illustrations photographiques. Sa principale vocation était de mieux faire connaître la vie, l’œuvre et la réception des grands dramaturges de l’histoire du théâtre classique ou contemporain (Koltès, Beaumarchais, Horváth, Musset, Jarry, Fo, etc.). Quant au contenu éditorial, on y trouve des articles de fond, des parcours biographiques, des analyses d’œuvres, des entretiens, des repères bibliographiques faisant appel à la collaboration d’écrivains, de journalistes, de dramaturges, et d’autres signatures du monde théâtral.

13Avec les Cahiers puis les Nouveaux cahiers, la Comédie-Française a donc proposé des publications inscrites dans la volonté institutionnelle de la transmission d’un patrimoine culturel, centré sur l’art théâtral. Ces publications font figure de revues de référence sur le théâtre, sous l’autorité de l’institution de référence, et symbolisent la haute culture par le prestige même de leur forme. En effet, ce sont des « revues-livres », destinées à être conservées, voire à être collectionnées et à remplir le rayonnage des bibliothèques. Dans un compte-rendu du numéro 5 de la revue Les Cahiers. Comédie-Française d’automne 1992, publié dans les notes de lecture de la revue Dix-Huitième Siècle en 1993, on en souligne ainsi les qualités formelles : « Beau papier, mise en page austère et noble » (de Rougemont, 1993, p. 612). En outre, elles sont publiées avec le concours de maisons d’édition prestigieuses : les éditions POL, puis les éditions Actes Sud. Enfin, leur prestige est également signifié par un rythme de publication marqué par la rareté : trimestriel pour les Cahiers et semestriel pour les Nouveaux cahiers.

14La production éditoriale de la Comédie-Française ces trente dernières années atteste alors une institution culturelle qui sait se faire média et générer des contenus, à la fois à vocation pédagogique et auréolée du sceau du prestige, essentiellement centrés sur l’art théâtral lui-même, en lien direct avec sa mission de transmission patrimoniale.

La Lettre d’information mensuelle : un format médiatique témoignant des reconfigurations en cours

15De manière générale, si le secteur théâtral a pu être décrit comme « en retard en termes d’appropriation du numérique, en particulier en comparaison avec le secteur des musées ou avec celui des musiques actuelles » (Denizot et Petr, 2016 : 10), la situation tend à évoluer dans le sens d’une adoption significative des outils numériques, se traduisant par la mise en place de sites Internet et de profils officiels sur les réseaux sociaux numériques. Le rapport intitulé L’état des lieux 2016 du numérique dans les théâtres en France constate que « 8 théâtres sur 10 considèrent que l’engagement numérique de leur structure est une réponse aux évolutions de leurs publics » (ibid. : 17).

16La Comédie-Française adopte elle-même ce virage en introduisant des formats éditoriaux dématérialisés et mis en ligne à partir des années 2000, Internet et ses plateformes apparaissant comme « des outils permettant de diversifier les publics » (Pérez Lagos, 2019 : 171). Les Lettres d’information mensuelles, diffusées aux abonnés, s’inscrivent dans cette perspective impliquant un important travail communicationnel, du format papier au format numérique.

Les contours d’une analyse sémio-discursive

17Avant d’aborder l’analyse de ce corpus constitué de douze Lettres d’information mensuelles, précisons, en termes méthodologiques, que notre approche peut être qualifiée de sémio-discursive, dans la mesure où elle emprunte à la fois à l’analyse de discours et à la sémiotique, cette articulation permettant de mettre au jour les rhétoriques, les stratégies énonciatives et argumentatives des locuteurs. Il s’agit donc d’appréhender la communication comme « activité de discours » (Krieg-Planque, 2012 : 28). De plus, l’inspiration pragmatique de la sémiotique suppose une prise en compte des conditions d’énonciation d’un message (ou du discours), de la situation d’interaction, des usages, des représentations sociales, des différentes conditions de manifestation du sens. Et, comme le souligne Jean-Jacques Boutaud (2011 : 24), « au niveau des organisations, la conséquence directe de ce mode d’entrée sémiotique est de privilégier, précisément, le travail sur l’image, d’abord visuelle et graphique, à l’intérieur d’un travail plus large sur le discours, dans son acception rhétorique et argumentative ».

18Dans cette analyse, une catégorie héritée de la rhétorique aristotélicienne va occuper une place centrale, celle d’ethos. De fait, à travers l’énonciation se montre la personnalité de l’énonciateur, ses « traits de caractère » pour reprendre les termes de Roland Barthes (1970 : 212) : « Ethé sont les attributs de l’orateur (et non ceux du public, pathé) : ce sont les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression : ce sont ses airs. […] L’ethos est au sens propre une connotation : l’orateur énonce une information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela ».

19Par conséquent, les logiques d’ethos, soit de présentation de soi, sont étroitement liées avec les stratégies argumentatives déployées par les acteurs, dans un but de persuasion et donc d’influence. Si l’on se réfère précisément à la variante argumentative de l’analyse du discours, qui constitue une démarche « qui se confronte nécessairement à la façon dont le locuteur, dans son discours, construit une identité, se positionne dans l’espace social et cherche à agir sur l’autre » (Amossy, 2010 : 9), la catégorie de l’ethos fait figure de « dimension constitutive du discours » (ibid. : 42). Elle permet d’appréhender la mise en scène de soi des acteurs sociaux « dans ses multiples manifestations au sein d’une approche unifiée qui met l’accent à la fois sur la construction discursive de l’identité et sur l’efficacité verbale » (ibid. : 6).

Un objet sémiotique à l’hybridité intrinsèque

20Il faut d’abord préciser que les Lettres d’information mensuelles sont envoyées par e-mail à toute personne faisant le choix de s’y abonner à partir du site internet de la Comédie-Française. Elles sont composées de deux à quatre pages et présentent un rubriquage non stabilisé, qui varie selon les lettres. Elles font état de l’ensemble des activités de l’institution. On peut noter que la fréquence de publication augmente, par rapport aux Cahiers et Nouveaux cahiers évoqués précédemment. On sort donc du régime de la rareté.

21Deux axes d’analyse, intrinsèquement liés, ont été développés : d’une part, la tension entre mission historique et inscription dans la contemporanéité – coexistent ainsi références à la tradition historique et marques de la modernité/nécessité de renouvellement – ; d’autre part, l’hybridité entre contenus informatifs et contenus relevant de la communication institutionnelle – on peut observer et analyser un certain nombre de similitudes entre les contenus étudiés et des supports de communication institutionnelle, tels que produits par des organisations marchandes.

  • 6 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, janv. 2022, p. 3.

22Pour commencer, la mission historique et patrimoniale est présente dans chacune des Lettres d’information mensuelles, naturellement par les œuvres du répertoire, l’omniprésence de la Troupe dans les visuels mobilisés, le registre pédagogique fréquemment adopté qui renvoie à la mission de service public de l’institution. Le nom de certaines rubriques renvoie directement à l’histoire longue de la Comédie-Française : citons les « illustres greniers »6 (allusion à l’Illustre théâtre, troupe créée par Molière au xviie siècle), décrits comme des « lectures, conférences, rencontres à la Coupole [qui] sont l’occasion d’évoquer la figure de Molière, de voyager dans son œuvre et d’aborder le personnage, son héritage littéraire et sensible ». L’année 2022 correspondant au 400e anniversaire de Molière, l’institution surnommée « Maison de Molière » ne pouvait que lui rendre un hommage appuyé. Ces propos de l’administrateur général, Éric Ruf, ouvrent ainsi la Lettre d’information de novembre 2021, évoquant en ces termes cette figure à la fois iconique et tutélaire :

  • 7 Éric Ruf, La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, nov. 2021, p. 1.

« Molière aux mille visages et aux mille théâtres, bien malin celle ou celui qui désignerait l’authentique. Alors ne craignons pas de continuer à le pister dans toutes les directions, qu’elles soient fastueuses ou maigres, révolutionnaires ou potaches, fondées ou masquées, ciblées ou détournées. Tous les spectacles de cette saison Molière sont une parcelle, un fragment de ce qui pourrait reconstituer un juste portrait mêlant l’Histoire et les histoires »7.

  • 8 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 2.

23« L’Histoire et les histoires » : à la mission historique, patrimoniale sont fréquemment associés en effet des récits, autrement dit une mise en scène sous la forme narrative. Ce recours au récit s’accompagne d’un procédé d’événementialisation avec le recours à la célébration d’anniversaires. C’est le cas à l’occasion de la réouverture du Théâtre du Vieux-Colombier (qui constitue la deuxième salle de la Comédie-Française) : « Joyeux anniversaire au Théâtre du Vieux-Colombier »8. La mobilisation de formes narratives va renvoyer ici à l’histoire, à l’identité de la Comédie-Française, en présentant en quelque sorte ses hauts faits, citant ses figures héroïques, écrivant sa légende – au sens étymologique de « ce qui doit être lu » en des termes hagiographiques :

« Le 7 avril 1993, le Théâtre du Vieux-Colombier rouvrait ses portes […]. C’est Jacques Lassalle, alors administrateur général de la Comédie-Française, qui ouvre la première saison […]. Quatre-vingts ans auparavant… En 1913, le Théâtre du Vieux-Colombier est fondé par Jacques Copeau qui y défend un théâtre d’art et de création, accompagné entre autres par Charles Dullin et Louis Jouvet. Son histoire foisonnante est ponctuée de transformations. Haut lieu du théâtre moderne […], le Vieux-Colombier devient dans les années 1920 le vivier du cinéma d’avant-garde… » (ibid.).

24Dans cette dimension narrative, on le voit, la dimension temporelle est essentielle, comme l’ont bien montré les travaux de Paul Ricœur. Et, comme souligné par Nicole D’Almeida (2001 : 31) dans son approche narratologique des discours d’entreprise, « les récits du passé participent d’une approche muséale, d’un souci d’héroïsation qui est aussi souci d’esthétisation ». Ainsi, les anniversaires sont représentés ici comme des événements, à l’instar de la communication événementielle, rythmant le temps précisément, narrant une intrigue, et proposant des moments ritualisés (indépendamment des 400 ans de Molière, une célébration annuelle de son anniversaire a lieu par exemple tous les ans au mois de janvier).

25Il faut souligner un autre élément structurant de l’élaboration de ce récit qui se confond avec la construction d’un ethos institutionnel : la parole donnée à l’administrateur général, par des verbatim, généralement en ouverture des Lettres, tel le discours d’autorité patronale figurant dans les éditoriaux des rapports produits par les organisations marchandes.

26Dans cette même perspective, on peut relever l’omniprésence du logo – soit l’identité visuelle de l’institution – dans les Lettres. Il est intéressant de noter que charte graphique et logo ont connu en 2015 un changement complet, répondant à un souci de modernisation conforme à la volonté de l’actuel administrateur général, Éric Ruf, au début de son premier mandat. A. Sanjuan et M. Poirson (2018 : 278) soulignent que « face au poids du passé, des traditions, de ce patrimoine matériel et immatériel qui tend à confiner la Comédie-Française dans une histoire révolue, l’institution a toujours eu à cœur d’offrir au public une image maîtrisée et moderne à travers ses supports de communication (affiches, programmes, plus récemment site Internet et réseaux sociaux) » et évoquent en ces termes la transformation de la charte graphique et du logo opérée :

« L’évolution de la charte graphique est ici instructive de la relation que l’institution entretient avec son passé. […] Quant à Éric Ruf, il revoit entièrement la charte, en lien avec le site Internet qui ménage un miroir entre passé et présent en doublant les pages du site institutionnel : à toute page consacrée à l’actualité correspond une seconde offrant un regard historique en parallèle. Il transforme le logo [la fameuse cocarde] en cible, symbolisant le cœur battant du théâtre (agence c-album). Le trombinoscope de la Troupe […] est également l’un des éléments clés de communication d’une image en phase avec son temps » (Sanjuan et Poirson, 2018 : 279).

27Travail de modernisation de la charte graphique et du logo externalisé et confié à une agence de communication, élaboration d’un trombinoscope pour présenter l’ensemble des membres de la Troupe, autant d’éléments qui renvoient en droite ligne à la communication stratégique des entreprises. Cette construction minutieuse d’une identité visuelle transformée et modernisée s’inscrit dans la perspective de la construction d’un ethos institutionnel qui prend ici la forme d’une véritable identité de marque. Or, selon Benoît Heilbrunn et Jean-Paul Petitimbert (2014 : 67), « loin de se réduire à une série de traits identifiants, l’identité de marque doit essentiellement être conçue comme un processus différentiel (on acquiert une identité dans la différence), dialogique (on négocie des facettes identitaires avec d’autres acteurs sociaux plutôt qu’on ne dispose d’une identité) et temporel (l’identité résulte d’un processus temporel plutôt que d’un état) ».

  • 9 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, mars 2021, p.  2.
  • 10 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, oct. 2021, p. 3 : « Lancement de la saison d (...)
  • 11 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, nov. 2021, p. 3.

28Si l’ethos institutionnel comme l’identité de marque résultent, entre autres, d’un « processus différentiel » tel qu’évoqué par B. Heilbrunn et J.-P. Petitimbert, ce dernier transparaît dans la grande diversité quant au contenu de l’offre théâtrale présentée : de la représentation théâtrale in situ, dans les murs de l’institution, au podcast/replay, en passant par des rencontres, des lectures, des adaptations radiophoniques, des expositions, une « université théâtrale » qui consiste en un « espace d’échange en visioconférence entre des étudiants et des professionnels du spectacle vivant9 », des « diffusions sur grand écran10 », etc. De plus, notons que le théâtre contemporain a désormais sa place dans la « Maison de Molière » : « La Comédie-Française met à l’honneur le théâtre contemporain : ces deux cycles de lectures par la Troupe proposent d’en découvrir toute la richesse et la pluralité11 ».

29Par conséquent, on peut évoquer la présence d’une véritable approche transmédiatique : en termes de formats médiatiques évoqués, on passe ainsi, dans la pluralité des activités dont les Lettres d’information rendent compte, de la scène théâtrale à la radio, à la télévision, au cinéma, à la photographie, aux supports numériques, etc. Le fait d’investir tout le spectre des formats/supports médiatiques est tout à fait notable dans le corpus et renvoie à une volonté d’élargissement, de diversification et de renouvellement des publics pour l’institution. Cette évolution résulte aussi d’une stratégie de segmentation des publics de la Comédie-Française, dans la mesure où les contenus rédactionnels sont de plus en plus pensés et conçus en fonction des cibles sous-jacentes – selon une logique empruntée aux stratégies commerciales et au marketing.

  • 12 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juil. 2021, p. 1.

30Autre ingrédient significatif de ce « processus différentiel », les références permanentes à la Troupe (toujours évoquée avec une majuscule, en majesté) sont omniprésentes dans le discours verbal comme dans le discours visuel. Notons ici une rupture avec la représentation mythifiée de la Troupe de la Comédie-Française comme incarnant l’élite du monde théâtral : elle est en effet présentée à travers de nombreuses photographies à la fois dans le jeu théâtral, dans l’action, en mouvement, et très humaine, accessible, proche. Si tout un imaginaire des coulisses est associé à l’institution théâtrale, on semble ici ouvrir les portes précisément sur ces coulisses, donner à voir la « réalité » de la Troupe, montrée sa quotidienneté. On passe donc à un imaginaire du dévoilement, qui se fait jour à travers de nombreuses interviews, photographies, portraits d’acteurs, rencontres, séances de dédicace, etc. En outre, est évoqué le « dévoilement de la saison12 », le terme « dévoilement » étant préféré à celui, plus neutre, de « présentation ».

31On voit donc émerger une ligne éditoriale qui cherche à donner à voir la vie dans les coulisses de l’institution. Cette nouvelle démarche d’information, qui se fait dévoilement au sens propre de « lever le voile » (ou le rideau), relève d’une stratégie de communication par la mise en scène de soi. Par ailleurs, elle est assez communément partagée aujourd’hui par les théâtres subventionnés qui cherchent à attirer une curiosité d’ordre affectif sur les pratiques des métiers artistiques, techniques, administratifs pendant les différentes phases du cycle de création et d’exploitation des spectacles.

  • 13 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 1.
  • 14 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juin 2021, p. 1.
  • 15 Le teasing est un anglicisme que l’on peut traduire en français par « aguichage ». Il consiste en (...)
  • 16 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, sept. 2021, p. 1.
  • 17 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, déc. 2021, p. 1.
  • 18 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juil. 2021, p. 1.
  • 19 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 1.

32De plus, si la dimension de « processus temporel » de la construction de l’ethos institutionnel comme de l’identité de marque a déjà été évoquée, celle de « processus dialogique » va transparaître tout particulièrement à travers l’adresse au public et l’évolution que l’on peut observer en la matière dans les Lettres d’information mensuelles étudiées. Il est intéressant de noter que l’on passe de « Chers spectatrices, chers spectateurs », à « Cher public » au fil des mois, formule moins traditionnelle mais plus totalisante et inclusive. On observe ici un véritable changement de posture de l’institution qui se traduit par l’instauration de nouvelles relations avec le public. Dans ce changement de posture et de ton, la Troupe joue un rôle central, en tant qu’elle personnifie l’institution ; elle lui donne corps, et constitue en cela une instance de médiation essentielle avec le public, qui est fortement mobilisée dans le corpus des Lettres d’information. Le jeu des pronoms personnels « nous »/« vous » cherche à construire une relation de proximité, voire de connivence entre l’institution et son public : « Cher public, Lectures, théâtre, rencontres… La Troupe vous convie à différents événements numériques en libre accès […] Bon visionnage !13 » ; « Cher public, ne manquez pas notre ouverture des ventes […] !14 ». Dans ce dernier verbatim, on peut ainsi observer le recours au teasing15, très fréquemment utilisé dans le discours publicitaire. Dans cette recherche de proximité, de relation directe, qui n’est pas exempte d’une certaine familiarité contrastant avec le registre institutionnel attendu, s’expriment des affects, des émotions, suscitant l’effet pathémique décrit par Patrick Charaudeau (2000) : « Quel plaisir de vous retrouver bientôt dans nos salles !16 » ; « Au plaisir de vous accueillir dans nos salles17 » ; « Le spectacle idéal pour accueillir joyeusement l’été ?18 ». On est loin, on le voit, d’une communication informative, froide et strictement factuelle et impersonnelle ; domine plutôt le registre des émotions partagées : « Notre voyage commun dans La recherche se poursuit, cette semaine avec les comédiennes…19 ». On assiste à un véritable changement de ton, qui fait la part belle à la proximité et à la convivialité, marquant le passage d’une culture à transmettre à une culture à partager.

33Si les Cahiers et les Nouveaux cahiers de la Comédie-Française se voulaient dédiés avant tout à la célébration de l’art théâtral lui-même, dans une visée de transmission conforme à la mission de l’institution – laquelle s’effaçait ainsi derrière la volonté de servir le théâtre avant tout –, le corpus numérique des Lettres d’information mensuelles témoigne lui du passage d’une logique informative et pédagogique à une logique communicationnelle et promotionnelle.

34Soulignons que ce registre de la conversation continue, désormais caractéristique de la relation créée avec le public, se retrouve plus largement, et de manière omniprésente, sur le site Internet de la Comédie-Française, grâce à la grande diversité de dispositifs destinée à attirer de nouveaux publics, comme le montre l’analyse sémio-discursive réalisée par Camila Pérez Lagos (2019 : 178-179) :

« Sur le site Internet de la Comédie-Française, dans la partie "Séries, rencontres, événements" convergent des activités variées qui engagent différents acteurs de l’institution du théâtre avec les publics : par exemple, l’"école d’acteur" est un entretien dirigé par Olivier Barrot et un acteur invité par la Comédie afin de parler de la théorie de la pratique du comédien ; le "grenier des acteurs" est une rencontre entre public et comédien pour faire connaître son travail d’écriture ; le "grenier des poètes" dans lequel un comédien partage avec le public une heure de poésie ; le "grenier des maîtres" dans lequel un metteur en scène, un costumier et un scénographe se retrouvent avec le public ; des "journées particulières" qui consistent en des rencontres entre la conservatrice-archiviste de la Comédie-Française et les publics. Ces activités montrent l’intention de créer un exercice de réflexion autour de la pratique des publics de la Comédie-Française qui se manifeste plus explicitement dans le "bureau des lecteurs", activité qui consiste en la lecture, par la Troupe, de pièces qui peuvent entrer dans le répertoire de la Comédie ».

35On peut y voir un dialogue fictif, auquel il est possible d’associer des stratégies de mise en scène du « dialogue avec les parties prenantes », d’une « conversation » avec les différents partenaires ou publics – les réseaux sociaux numériques s’y prêtant tout particulièrement – auxquelles ont recours nombre d’entreprises. Ajoutons que la mobilisation du registre émotionnel, des affects, est de plus en plus notable dans le discours, à la fois verbal et visuel, des organisations marchandes.

De la célébration de l’art théâtral aux stratégies de brand content ?

36On voit ainsi se dessiner une évolution très significative, à la fois dans la transformation progressive des contenus éditoriaux produits par la Comédie-Française, depuis les Cahiers et les Nouveaux cahiers de la Comédie-Française, et dans la manière dont est appréhendé l’outil numérique lui-même par une institution patrimoniale comme la Comédie-Française. En effet, Marion Denizot et Christine Petr (2016 : 10) rappellent que :

« le spectacle vivant a pu entretenir une méfiance ontologique envers le numérique, à partir de ces couples d’opposition : d’un côté, la présence des acteurs et le réel des actions versus le virtuel des images projetées et la disparition des corps humains, de l’autre, le caractère éphémère de l’expérience théâtrale versus la mémoire des données numériques qui nourrissent le big data ».

37Elles précisent que :

« cette méfiance qui repose sur l’essence même du théâtre s’accompagne d’un rejet historique du mercantilisme et consumérisme culturels, fondé au tournant des xixe et xxe siècles à partir de la constitution du "Théâtre d’art" et de l’avènement de la mise en scène moderne, à l’origine des paradigmes esthétiques du secteur du théâtre public en France. Cette critique du théâtre commercial trouve un prolongement dans le rejet des industries culturelles, assimilées au loisir et au divertissement et dont le développement économique est désormais lié aux apports du numérique » (ibid. : 10-11).

  • 20 Le brand content est la déclinaison de l’image d’une marque sur différents supports et sa mise en (...)

38Or, loin de cette méfiance héritée de l’histoire longue des conceptions de l’art théâtral, on observe dans le cas de la Comédie-Française, au nom du désir de modernisation, de l’ouverture vers de nouveaux publics et d’une stratégie communicationnelle de construction d’un ethos institutionnel se confondant avec du brand content20 (contenu de marque), une volonté de se saisir résolument des apports et opportunités fournis par les outils numériques.

39Confrontée à la nécessité de développer ses fonds propres, à l’instar des autres structures culturelles publiques, et pour cela à élargir et diversifier son vivier de publics, la Comédie-Française s’est aussi saisie du numérique pour rajeunir son image en mobilisant des dispositifs innovants susceptibles d’attirer de nouveaux publics. En effet, elle continue de se heurter au constat qui émerge des études portant sur les pratiques de consommation culturelle : le public de théâtre demeure généralement assez fortement homogène en termes de classe sociale d’appartenance : « [Les] enquêtes de participation montrent que l’univers des pratiques culturelles et des médias est fortement stratifié et que la corrélation est très forte entre le niveau de diplôme, l’emploi, le revenu, le lieu de résidence et la situation familiale qui exercent une très grande influence sur les pratiques culturelles » (Thévenin, 2016 : 9).

40La réponse de la Comédie-Française, à travers ses Lettres d’information mensuelles, envoyées à l’ensemble de ses abonnés, consiste donc à construire un dispositif numérique hybride, destiné au plus grand nombre, répondant aux stratégies et aux codes de la communication organisationnelle contemporaine. Précisons qu’une lecture pourrait en être faite à partir des travaux visant à interroger les enjeux de requalification, de captation et d’hybridation observables dans l’étude des relations entre marques et médias (Patrin-Leclère, Marti de Montety et Berthelot-Guiet, 2014).

Conclusion

41Ainsi, on l’a vu, une institution théâtrale aussi emblématique en France que la Comédie-Française a ressenti le besoin, de longue date, de se faire média en produisant elle-même des contenus informatifs, éditorialisés, sur l’ensemble de ses activités. Comme on peut le voir avec le corpus des Lettres d’information mensuelles étudiées, s’ajoute la nécessité d’entrer dans une logique véritablement communicationnelle, en construisant son ethos. Cet ethos tend à se confondre avec son identité de marque, à l’instar de toutes les grandes organisations contemporaines, qu’elles soient marchandes ou non-marchandes, privées ou publiques et fait évoluer la relation que l’institution culturelle cherche à nouer avec ses publics, répondant à l’impératif de leur diversification et de leur renouvellement. Il s’agit bien pour la Comédie-Française d’affirmer sa singularité, de se présenter plus que jamais comme un « théâtre altermoderne », selon l’expression de Donatien Grau (2009), en mobilisant toutes les ressources des « médiacultures » (Maigret et Macé, 2005). En effet, comme le soulignent Frédéric Lambert et Katharina Niemeyer (2016 : 27), « Penser les médiacultures, c’est considérer la plasticité des imaginaires collectifs qui circulent entre l’art, les industries culturelles et les médias, et considérer les formes hybrides des productions culturelles et médiatiques. Cette nouvelle géographie des médiations culturelles et médiatiques demande aussi de repenser les formes de la réception par les publics ».

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Notes

1 Ces propos sont repris dans la rubrique « L’institution » du site internet de la Comédie-Française : https://www.comedie-francaise.fr/fr/les-salles, (consulté le 14 mai 2024).

2 Précisons que cette période a été choisie parce qu’elle se situe un an précisément après le début du confinement lié à la pandémie de Covid-19, dont on sait quel bouleversement il a pu constituer pour le monde du spectacle vivant et pour la Comédie-Française, en particulier en matière d’intégration accélérée de nouveaux dispositifs numériques (voir Errecart et Fache, 2023).

3 La Croix, 2020, « Jean-Pierre Vincent, complice de Chéreau, "grand Monsieur du théâtre français" », 5 nov. https://www.la-croix.com/Jean-Pierre-Vincent-complice-Chereau-grand-Monsieur-theatre-francais-2020-11-05-1301123089, (consulté le 8 janv. 2024).

4 Valérie Beaudoin et Bruno Maresca (1997 : 17) soulignent, non sans une certaine ironie, en 1997 : « On a presque envie de retourner la célèbre formule d’Antoine Vitez : loin d’être élitaire pour tous, la Comédie-Française apparaît comme un théâtre universel pour quelques-uns ».

5 Les spécificités de la Comédie-Française en tant que théâtre national peuvent être ici encore soulignées, telle que la forte hiérarchie au sein de la Troupe, constituée à son sommet par des sociétaires qui se partagent une partie des bénéfices de l’exploitation des spectacles. Muriel Mayette et Jérôme Lamy (2010 : 26) précisent ainsi que « le principe est le suivant : au-delà d’un taux de remplissage correspondant à la moitié de la salle, les recettes reviennent à 75 % aux sociétaires et à 25 % au reste des salariés de la Comédie-Française, dont les pensionnaires. Ce principe d’intéressement, outre la complexité qu’il introduit dans la gestion de l’institution, n’est pas sans conséquences sur les choix artistiques ». Par ailleurs, il permet de mieux comprendre les propos des administrateurs évoquant la difficulté d’assurer la régulation d’une institution qui est donc cogérée par les sociétaires intéressés au résultat de « l’entreprise ».

6 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, janv. 2022, p. 3.

7 Éric Ruf, La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, nov. 2021, p. 1.

8 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 2.

9 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, mars 2021, p.  2.

10 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, oct. 2021, p. 3 : « Lancement de la saison de la Comédie-Française au cinéma ! La Maison poursuit ses diffusions sur grand écran pour une saison entièrement dédiée à Molière à l’occasion de son 400e anniversaire ».

11 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, nov. 2021, p. 3.

12 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juil. 2021, p. 1.

13 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 1.

14 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juin 2021, p. 1.

15 Le teasing est un anglicisme que l’on peut traduire en français par « aguichage ». Il consiste en un « procédé publicitaire qui cherche à éveiller la curiosité du public par l’emploi de teasers », soit de « publicités au message plus ou moins énigmatique dont le sens sera dévoilé plus tard », selon Le Robert, accès : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/teasing, (consulté le 15 mai 2024).

16 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, sept. 2021, p. 1.

17 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, déc. 2021, p. 1.

18 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, juil. 2021, p. 1.

19 La Comédie-Française, Lettre d’information mensuelle, avr. 2021, p. 1.

20 Le brand content est la déclinaison de l’image d’une marque sur différents supports et sa mise en valeur par un contenu identifiable.

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Pour citer cet article

Référence papier

Amaia Errecart, Labsic, Université Sorbonne Paris Nord, F-93430 Villetaneuse, France et Philippe Fache, « La Comédie-Française, un média culturel ? »Questions de communication, 45 | -1, 73-90.

Référence électronique

Amaia Errecart, Labsic, Université Sorbonne Paris Nord, F-93430 Villetaneuse, France et Philippe Fache, « La Comédie-Française, un média culturel ? »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34965 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wx5

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Auteurs

Amaia Errecart

Labsic

Université Sorbonne Paris Nord

F-93430 Villetaneuse

France

Philippe Fache

Lara, Institut du commerce et du développement, F-75010 Paris, France

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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