1L’évolution de la critique vidéoludique constitue un élément révélateur des profondes mutations observées dans les médias spécialisés, illustrant une réinvention éditoriale significative du genre du « test » de jeu vidéo. Cette recherche s’inscrit dans le champ d’étude de la critique culturelle et du journalisme, visant à examiner ces transformations selon une perspective historique des médias spécialisés dans les jeux vidéo. La transition vers le numérique a bouleversé les supports, conduisant certains journalistes à réviser leurs méthodes éditoriales, privilégiant la création de contenu à valeur ajoutée et une approche critique. Ce changement révèle une crise d’identité chez les journalistes, qui se traduit par un renouveau éditorial et des métadiscours sur leurs pratiques d’évaluation. L’étude se concentre sur la réinvention du « test » de jeu vidéo et analyse de corpus d’articles et d’entretiens, dont la méthodologie sera détaillée en aval, pour remonter aux origines de la critique vidéoludique et identifier des continuités avec d’autres formes de critique culturelle. L’analyse est structurée autour de trois axes majeurs. Dans un premier temps, sont retracées les origines de la presse vidéoludique et son évolution initiale vers un rôle de guide d’achat, en mettant en évidence l’émergence des premiers tests de jeu vidéo et leur intégration dans les revues spécialisées. Cette première partie permet de contextualiser l’évolution du genre du « test » au sein du paysage médiatique vidéoludique. Ensuite, se déroule une analyse des pratiques éditoriales associées au « test » de jeu vidéo, en examinant les codes et les conventions qui ont façonné ce genre journalistique au fil du temps. L’intérêt se porte sur les critères d’évaluation utilisés, les techniques rédactionnelles employées, ainsi qu’à l’impact de ces tests sur le public et l’industrie du jeu vidéo. Enfin, seront explorées les récentes tendances éditoriales qui remettent en question le modèle traditionnel du « test » de jeu vidéo, en mettant en lumière les initiatives visant à intégrer des approches plus analytiques et critiques dans la couverture médiatique des jeux vidéo. Sont interrogées les motivations sous-jacentes à ces changements et leur signification plus large pour la critique culturelle dans le domaine des jeux vidéo. En articulant l’analyse autour de ces trois axes, l’objectif est de fournir une perspective approfondie sur l’évolution du genre du « test » de jeu vidéo et sur ses implications pour la critique culturelle contemporaine.
2Comme d’autres sous-champs spécialisés, la presse de jeu vidéo est bien moins souvent étudiée en tant qu’espace de production journalistique à part entière que comme la sphère d’éclosion d’une culture spécifique, empreinte de divertissement. Par exemple, elle est analysée de manière ponctuelle par des auteurs se concentrant sur les magazines de leur pays (Glashüttner, 2008 pour l’Allemagne ; Kirkpatrick, 2015 pour le Royaume-Uni ; Suominen, 2015 pour la Finlande). Autrement dit, les travaux académiques convoquent davantage la presse de jeu vidéo pour sa thématique vidéoludique que pour ses caractéristiques journalistiques, en tant que source historique ou au prisme des usages qu’en font les joueurs-lecteurs. Les médias vidéoludiques occupent au sein de ces sources une posture secondaire, en tant qu’ils se font le support de la construction d’une culture vidéoludique partagée (Consalvo, 2007), ou encore d’un « habitus du joueur » (Kirkpatrick, 2015 : 67).
- 1 La notion de capital ludique, principalement développée par Mia Consalvo (2007), désigne les conna (...)
3La figure du journaliste de jeu vidéo, elle, est principalement étudiée du point de vue de son rôle de prescripteur, d’évaluateur d’œuvres culturelles charriant des enjeux commerciaux (Carlson, 2009 ; Zagal et al., 2009). À ce titre, les chercheurs rappellent la proximité économique avec l’industrie que sous-tend cet espace spécialisé, la comparant directement à la presse « féminine » « qui instruit le lecteur sur la “manière” d'accomplir un certain rôle ou style, [comme le font par exemple] Glamour et Seventeen » (Consalvo, 2007 : 22) ou « lifestyle » (Ribbens et Steegen, 2012 : 3 ; Perreault et Vos, 2018 : 565). Lorsque ces travaux se font le porte-voix des journalistes spécialisés, ils citent les critiques internes de la profession, qui appellent à y injecter plus d’exigence et de créativité (Gillen, 2004 ; McCrea, 2007 ; Costikyan, 2008). Qu’ils proviennent de billets de blog ou d’entretiens, ces témoignages se plaignent du manque de profondeur (Stuart, 2005) et de la pauvreté d’écriture (Buffa, 2006) des médias vidéoludiques, ou encore de leur dépendance aux « relations presse » de l’industrie (Jenkins, 2010). Pour David Nieborg et Tanja Sihvonen (2009 : 7-8), il s’agit, sur fond de constat de ces critiques internes et de comparaisons avec les « principes fondamentaux » du journalisme généraliste, de démontrer en quoi la presse vidéoludique déploie une idéologie professionnelle basée sur « une nouvelle conception du journalisme : les journalistes ne visent pas à travailler comme des chiens de garde des institutions, mais plutôt comme des médiateurs d’évaluations qui délivrent du capital ludique »1. À partir de types de textes en particulier ou d’entretiens avec des critiques de jeu vidéo professionnels, la littérature académique conclut du journalisme vidéoludique qu’il incarne une « presse enthousiaste » (Carlson, 2009 : 12), « une extension, un porte-voix […] des éditeurs de jeux vidéo » (Nieborg et Sihvonen, 2009 : 6) qui « remet en question les notions journalistiques traditionnelles d’objectivité et de dépendance » (Ribbens et Steegen, 2012 : 3) ; ou encore un champ professionnel dans lequel « la frontière floue entre les départements de l’éditorial et du marketing est considérée comme inhérente [au champ et aux standards professionnels] » (ibidem : 28). À contre-courant de ces conclusions, notre approche vise à réinscrire la presse vidéoludique dans le champ journalistique et à identifier plusieurs parallèles entre sa démarche et celle de la critique culturelle.
- 2 Pour construire cette approche, nous nous sommes inspiré à ce titre du concept de « temps plissé » (...)
4La méthodologie adoptée pour cette étude se situe à l’intersection de la critique culturelle, des game studies et des recherches sur le journalisme, offrant une approche novatrice pour analyser l’évolution de la presse vidéoludique. En adoptant une perspective généalogique2, l’objectif est de témoigner de la diversité des articulations possibles des capitaux ludiques et journalistiques par le prisme des débordements du cycle médiatique. Plutôt que d’ériger les techniques d’enquête observées dans les textes de presse en normes professionnelles, la démarche est d’interroger leur supposé statut d’anomalies et de comprendre leurs spécificités au regard de l’« idéologie professionnelle » (Deuze, 2005), ainsi que de l’épistémologie du journalisme. Pour ce faire, sera utilisée une triangulation systématique des textes, des contextes éditoriaux et des habitus des journalistes qui signent ces textes (à la manière de Singer, 2008). Le corpus s’est formé par des carottages méthodiques, visant à baliser les périodes et les publications pertinentes pour la recherche. Au cours du processus de « close reading » (Bruke, 2016), seront examinés les « éléments paratextuels » (Ringoot, 2014), la construction d’un « lecteur modèle » (Eco, 1979) et les « saillances au sein des textes » (Bonhomme, 2014) pour mieux appréhender les identités éditoriales et les ruptures avec la routine éditoriale. En adoptant cette approche méthodologique intégrée, l’idée est de construire une généalogie de la critique culturelle dans la presse vidéoludique, offrant alors une perspective nuancée sur son évolution.
- 3 Ce corpus comprend des textes issus des médias spécialisés suivants (par ordre chronologique de pr (...)
- 4 Conceptualisé par Jean-Claude Kaufmann (2011), l’entretien compréhensif est une méthode qualitativ (...)
5L’article vise à observer la réinvention éditoriale d’un sous-genre particulier de la critique culturelle : le « test » de jeu vidéo, institutionnalisé par les revues spécialisées des années 1990 telles que, en France, Génération 4 ou Joystick. Effectuée dans le cadre d’un travail doctoral (Krywicki, 2022a), la recherche découle de l’analyse d’un corpus de 771 articles, publiés dans 19 médias spécialisés parus entre 1982 et 20193. Cette étude de textes a été complétée par 17 « entretiens compréhensifs »4 (Kaufmann, 2011) d’une heure en moyenne, réalisés entre 2017 et 2019, auprès de 14 journalistes spécialisés en jeu vidéo qui participent aux médias analysés, toujours en activité. Il a été choisi de s’inscrire dans une démarche généalogique, en remontant aux origines de la presse vidéoludique pour retracer différentes étapes de changements cruciaux, mais aussi identifier des filiations entre le « genre journalistique » (au sens de Ringoot et Rochard, 2005) particulier du test et la pratique de la critique au sein d’autres sphères culturelles.
6Bien avant l’installation du terme « test », la caractéristique de « contrôle technique » que sous-tend ce vocable imprégnait déjà les publications professionnelles dédiées aux placiers de machines (bornes d’arcade, flippers, etc.), à l’instar de L’Officiel de l’automatique (Paris, 1961-1983), active dès les années 1960. Dans ces revues, le discours critique avoisine le degré zéro : il s’agit avant tout d’énumérer les caractéristiques techniques et logistiques des appareils (voltage, dimensions, etc.), à la manière d’un catalogue commercial (Blanchet et Montagnon, 2020). Deux décennies plus tard, lorsque paraît Tilt, le premier magazine spécialisé en jeux électroniques s’adressant aux joueurs, les rédacteurs ont à cœur d’endosser le rôle de guide d’achat, d’éclairer les lecteurs dans leurs choix de produits à acquérir. Les textes de la rubrique « Tubes », présentant les nouveautés en vogue, « s’emploient à mettre le joueur en situation de jeu, à lui expliquer les règles et le guider » (Trajkov, 2022 : 87). À une époque où l’aspect visuel des œuvres demeure loin du réalisme, narrer explicitement le contexte du jeu chroniqué constitue une priorité, comme dans cet exemple :
« Choplifter vous place aux commandes d’un hélicoptère chargé de la récupération de pauvres otages. Ceux-ci sont enfermés dans des casernes, à raison de 16 par bâtiment. On a fait sauter l’ouverture de l’une d’entre elles. Décollant de votre aire de départ, vous allez vous approcher le plus près possible de la caserne éventrée. En vous apercevant, les otages viendront à votre rencontre, et grimperont dans l’hélicoptère. Mais vos ennemis (il y a toujours des gens mal intentionnés) ne l’entendent pas de cette façon, et vont s’acharner à liquider joyeusement les otages, ou à faire exploser votre engin » (Chazoule, 1982).
7S’ils ne proposent pas un inventaire exhaustif des points positifs et négatifs, ces articles témoignent tout de même d’une volonté critique, incarnée par une série de critères (« intérêt », « graphisme », « fiabilité », etc.) affublés de notes.
8La première utilisation du mot « test » que nous avons pu identifier remonte à avril 1987, dans la troisième livraison de MSX News (Paris, Sandyx, 1986-1992), avec l’apparition d’une rubrique éponyme (p. 12-19). Le terme va ensuite s’incorporer à l’habitus des journalistes vidéoludiques, sous l’influence de la revue pionnière Génération 4, qui installe la tradition d’une note en pourcentage et une ambition d’exhaustivité, visant à traiter l’intégralité des nouveautés publiées, y compris celles jugées médiocres.
9Mais alors, qu’est-ce que les magazines de jeu vidéo appellent « test », récusant par le même geste le mot « critique » ? Il s’agit plus généralement d’un vocable propre à la presse informatique ou à celle dédiée aux nouvelles technologies. L’exercice consiste originellement à statuer sur le bon fonctionnement d’un appareil électronique ou d’un produit, à mettre ses limites techniques à l’épreuve. Dans le cas du jeu vidéo, le terme « test » désigne « l’essai, dans un but d’évaluation, d’un logiciel vidéoludique. Une évaluation qui s’attache à la fois à la technique (le fonctionnement du jeu), à sa qualité et qui juge de l’intérêt de son contenu et de sa pratique » (Ammouche, 2022 : 67). La plupart du temps accompagné d’une note, le test se voit le plus souvent publié en synchronie avec la sortie commerciale du jeu qu’il traite. Ainsi, dès ses premiers temps, la presse vidéoludique indique-t-elle par sa nomenclature qu’elle va évaluer les œuvres en tant que produits de consommation. Ces médias spécialisés ont également pour particularité de s’inscrire dans un rapport extrêmement ténu avec l’industrie qu’ils couvrent, au point que la communication des éditeurs du marché régisse leur modèle éditorial : un cycle en trois temps (« news – previews – tests »), avec des genres rédactionnels chevillés aux stades de développement des œuvres, de leur annonce à leur sortie commerciale, enclavée par une série d’embargos à respecter scrupuleusement.
10En marge de ce modèle dominant, installant la presse vidéoludique dans un rôle de guide d’achat, on peut régulièrement remarquer des tentatives éditoriales visant à rapprocher l’évaluation de jeux vidéo des préceptes de la critique artistique : détournement ou abandon de la note, replacement du terme « test » par celui de « critique », rétrospectives détournant le regard des nouveautés, empreints à la « politique des auteurs » des Cahiers du cinéma (Paris, Éd. de l’Étoile, 1951 en cours) pour désigner certains créateurs (comme Hideo Kojima). Cela pose ainsi l’hypothèse suivante : dans ce débat sémantique (« test » contre « critique »), s’opposent deux traditions journalistiques majeures (guide d’achat contre analyse), mais aussi deux visions du jeu vidéo (divertissement ou objet culturel). Dans un secteur où le discours majoritaire relève de l’évaluation commerciale, les codes éditoriaux de la critique d’art, pourtant séculaires, paraissent paradoxalement rafraichissants aux yeux des journalistes spécialisés.
11Dans la presse vidéoludique, se rejoue le rejet du modèle éditorial dominant – respectivement la critique traditionnelle et le guide d’achat commercial – au profit de l’emprunt à des codes rédactionnels d’autres spécialisations qui, convoqués dans un contexte inédit, se drapent d’une saveur nouvelle.
« [Pour s’inspirer,] on a beaucoup lu ce qui se faisait en dehors de la presse jeu vidéo. Au moment de créer le magazine [JV], on s’est vachement inspirés de ce qui pouvait exister ailleurs que dans notre sphère. […] Il y a un moment donné, on est même arrivé à se dire que les tests ça serait bien que ça soit un tiers de page. Parce que, les critiques de cinéma, dans la presse culturelle, ça ne fait jamais deux pages. Une critique de cinéma, c’est une colonne. Moi, j’ai toujours milité pour que, les critiques de jeux vidéo, elles fassent une colonne, qu’elles soient très courtes. On s’était dit aussi qu’on allait virer les notes [des tests], parce qu’on en avait marre de mettre des notes […] qu’elles ne disent pas grand-chose. Moi, ça ne m’intéressait pas du tout. En fait, je trouve ça un peu vulgaire comme exercice » (entretien avec Corentin Lamy, co-fondateur du magazine JV, par téléphone, 8 fév. 2019).
12Au cours de ce passage d’entretien, l’on peut saisir comment Corentin Lamy et ses collègues vivent la création de la revue JV comme un renouveau éditorial. Cette table rase permet de s’autoriser des positionnements ambitieux qui étaient impensables dans la structure figée des magazines des années 1990-2000. La note sur vingt, que C. Lamy juge « vulgaire » et réductrice à l’égard du jeu vidéo, est troquée contre une mascotte, dont l’humeur reflète l’appréciation de la rédaction – semblable à celle que l’on retrouve dans Télérama (Paris, Télérama SA, 1947 en cours), par exemple. Cet abandon constitue probablement la manœuvre de renouvellement la plus novatrice. La création d’un média constitue donc un moment pivot, une occasion d’identifier collectivement les aspects du journalisme vidéoludique envisagés comme les moins intéressants, pour mieux les prendre à contrepied, les détourner ou les réorienter.
- 5 Par exemple, dans « La psychanalyse du pneu », Emmanuel Denise (2020) raconte le vague à l’âme que (...)
13Comme l’ont déjà relevé de nombreux auteurs, les genres journalistiques constituent des balises problématiques à plus d’un titre. « Les définitions varient et les catégories se chevauchent » (Adam, 1997 : 11) ; « les frontières sont perméables entre les genres » (Agnès, 2008 : 201), « ne sont ni stables ni univoques » (Ringoot, 2014 : 202). S’il est un modèle extrêmement codifié (critères détaillés, place accordée à l’image, volonté de traitement exhaustif, etc. voir Krywicki, 2022b), le genre du test cache en définitive des formes très différentes, tout comme les canons du reportage ou de l’interview recèlent plusieurs déclinaisons possibles. Certains textes flirtent avec l’essai philosophique5, d’autres proposent des exercices de style – par exemple, dans « La mécanique des Druides », la journaliste Cécile Fléchon (2017) multiplie les allitérations en « -obe » pour parler du jeu vidéo Hob (2017). D’autres détournent un élément identitaire central du test, « consubstantielle à la presse de jeu vidéo » (Audureau, 2022 : 92) : la note. On a pu ainsi lire, dans les colonnes du Monde, des œuvres gratifiées d’un « Couac couac/10 » (Lamy, 2019), ou même de l’étonnant « Boost de Bandicoot aux dents longues qui saute au-dessus de la banane d’un journaliste d’un plombier moustachu qui rêvasse au volant/10 » (Audureau, 2019). Ces exutoires transgressifs recèlent une volonté de dédramatiser l’évaluation de jeu vidéo, se manifestant, encore une fois, par un rejet du terme « test » au profit de celui de critique. Le journaliste William Audureau (Le Monde) se justifie sur le réseau social X (anciennement Twitter) :
« C’est une critique de jeu vidéo, pas un test. Si vous voulez une description détaillée, il y a des sites spécialisés Et la note est de “Fifa 19/20” [et non de 19/20 comme vous le laissez entendre.] Toutes nos notes sont des parodies de notes ! » (Tweet du 27 sept. 2018)
14Actuellement, on peut constater un enrichissement éditorial gravitant autour du terme « test », dont l’un des initiateurs fut le billet de blog manifeste de Kieron Gillen en 2004. Ce journaliste pour le pure player « Rock, Paper, Shotgun » encourage alors ses confrères testeurs à s’inspirer du New Journalism (un courant rendu célèbre par Tom Wolfe, Truman Capote ou encore Hunter S. Thompson) : assumer davantage leur subjectivité, écrire des passages narratifs à la première personne ou encore exprimer in extenso le ressenti qu’a provoqué l’œuvre chroniquée. S’est aussi illustré un fleurissement des techniques d’enquête dans la presse vidéoludique (Krywicki, 2022a), qui traverse une période teintée de crise et de renouveau suscitant l’envie, chez les journalistes spécialisés, de se réinventer en se réappropriant les codes d’autres « sous-champs » (au sens de Marchetti, 2002). Mais pourquoi cette mue s’opère-t-elle dans un mouvement de rejet de l’héritage des magazines de jeux vidéo ? Quels arguments motivent le divorce avec le mot « test », au profit du vocable « critique » ?
15Lorsqu’elle se lance en 2013, avec une volonté d’embrasser ce qu’elle appelle la « culture jeu vidéo », la revue JV récuse paradoxalement le test, le troquant pour le genre de la critique, et ce, dès son communiqué de presse :
« JV se positionne comme un magazine destiné aux 25-40 ans pour qui le jeu vidéo ne se résume pas aux deux mêmes jeux achetés chaque année. Ainsi, nous leur proposons une alternative au relai d’information pure que représente le Net à travers des dossiers, des enquêtes et des décryptages. L’actualité, quand elle est traitée, est analysée à froid, décortiquée. Les tests cèdent la place à des critiques sans note, un produit culturel ne devant, selon nous, pas être traité comme un produit de grande consommation » (communiqué de presse de JV, 6 nov. 2013).
16L’enjeu serait presque ontologique : parler de « critique » reviendrait à sortir de l’optique commerciale du jeu vidéo pour mieux le considérer comme un objet culturel. Mais il s’agit de ne pas sous-estimer les contraintes dont émane ce positionnement. S’écarter du « relai d’information pur que représente le Net », comme le revendique JV, constitue une stratégie cherchant à raffermir la « valeur ajoutée » de ses journalistes. Rendue particulièrement vulnérable par la montée en puissance de l’information en ligne à la fin des années 2000 (Dozo et Krywicki, 2018), la presse vidéoludique s’est vue dépossédée de ce qui faisait naguère sa force. Avec l’avènement du numérique, les « news » exclusives des mensuels sont propagées sur les portails en ligne, tandis que les « démos » des jeux vidéo à venir, traditionnellement délivrées à l’achat d’un périodique, sont désormais téléchargeables gratuitement. Cette déroute, aggravée par une concentration d’une immense majorité des titres autour d’un unique éditeur (Breem et Krywicki, 2020), a d’abord été vécue comme une défaite par les journalistes spécialisés, dépossédés de leurs « capitaux ludiques » (Consalvo, 2007). Lorsqu’ils se décident à lancer leur propre magazine sur fonds propres après la liquidation judiciaire de la firme qui possédait pratiquement toutes les revues du secteur, l’équipe de JV a le sentiment qu’elle ne peut pas simplement réitérer le modèle éditorial des années 1990, l’enthousiasme débordant, aujourd’hui incarné par les influenceurs (« On s’est dit : “si ce n’est que ça, si c’est refaire ce qu’était Joystick et ce qu’est 90 % de la presse vidéoludique [ça n’en vaut pas la peine]” » (entretien avec C. Lamy, par téléphone, 8 fév. 2019).
17En brandissant le genre de la critique, même si la pratique semble similaire (jouer à un jeu, puis produire un texte à son sujet), le « contrat de lecture » (Verón, 1988) change : il ne s’agit plus de recommander ou non l’acte d’achat, d’évaluer chaque dimension point par point, mais d’emmener le jeu vidéo vers un questionnement précis, réflexif, philosophique, dans une dimension analytique, avec un angle bien plus fermé que dans les tests « classiques », résolument ouverts, car drapés dans une exhaustivité méthodique, mécanique. Avec la critique, on ne cherche plus à vérifier si le jeu fonctionne, mais plutôt à interroger ce qu’il raconte. Par cette démarche, le journaliste de jeu vidéo retrouve une dimension pionnière, en ce qu’il a le sentiment d’inventer une nouvelle forme de discours sur son domaine de prédilection en important des codes exogènes. Comme le formule Erwan Higuinen, journaliste spécialisé en jeu vidéo pour Les Inrockuptibles (Paris, Éd. Indépendantes, 1986 en cours) qui a notamment écrit pour les magazines IG et Games :
« Pour moi qui vient de la critique de cinéma, mon approche, c’est de considérer qu’il s’agit d’œuvres plutôt que de produits. Qu’il y a déjà tellement de sites et de magazines qui font des tests que, moi, je n’ai pas à le faire. Donc, ma façon d’écrire, et je pense que ça colle bien à la presse généraliste, c’est de m’adresser aux gens qui ne connaissent pas le jeu vidéo plus que ça. Avoir un discours sur l’expérience, l’univers, essayer de faire des rapprochements avec des œuvres qui ne sont pas issues du jeu vidéo. Éventuellement, m’adresser aussi aux gamers en leur proposant un discours qu’ils ne trouveront pas ailleurs – ce qui ne fonctionne pas toujours » (Higuinen, 2020).
« J’ai tendance à penser, concernant le jeu grand public, blockbuster, triple A, que, de toute façon, on est arrivé à un niveau où l’industrie est tellement bien rodée qu’il y a très peu de mauvais jeux qui sortent. Je veux dire, dans le sens où le jeu ne fonctionnerait pas. Maintenant, la question, il faut la reporter sur un autre terrain. Celui de l’esthétique, de la morale, de la politique… […] C’est là où intervient la vraie critique, et la critique cinéma, c’est ça. Ce n’est pas : “est-ce que l’histoire est bien racontée” ou “est-ce que la lumière est [belle ?]” La vraie question, c’est : “qu’est-ce que te dit le jeu vidéo ?” […] la presse spécialisée en cinéma, elle existe depuis beaucoup plus longtemps. Elle a formé ses armes, elle a formé ses outils, elle découle de décennies et décennies de théories, de dogmes… Il y a une histoire que le jeu vidéo n’a pas derrière, mais c’est intéressant, parce que c’est à nous d’inventer les outils qui permettent d’analyser le jeu vidéo » (entretien réalisé avec Victor Moisan, journaliste et auteur de livres sur le jeu vidéo, Kyoto, 5 juil. 2018).
- 6 Selon Pierre-Yves Hurel (2020 : 198), le ludème constitue l’unitié minimale du jeu vidéo en tant q (...)
18Parmi les profils, on retrouve donc d’anciens ou actuels critiques de cinéma qui transposent leur sensibilité de critique au domaine du jeu vidéo. Mais la démarche inverse existe : certains spécialistes du jeu vidéo puisent dans leur expertise pour situer les œuvres dans des temporalités et des courants esthétiques, comme le ferait un historien de l’art au sujet des disciplines canoniques. Il s’agit de révéler des titres pionniers méconnus, retracer l’historique de certains genres de jeux vidéo, comme celui du jeu de voitures ci-dessous ou encore d’identifier, avec le recul, les œuvres qui ont marqué leur époque et continuent d’inspirer les créateurs actuels. Les journalistes exploitent leur capital ludique « encyclopédique » (Dozo et Krywicki, 2022), multipliant les référents d’antan pour cadrer leurs évaluations à l’aune d’une historicité du médium. Et, d’un même geste, écrire et raconter l’histoire de l’art vidéoludique, même lorsque le « ludème »6 (Hurel, 2020) – dont la généalogie se voit retracée – semble anecdotique – par exemple, le lecteur apprend dans la revue IG que « Rally-X [1980] est le premier jeu de course à proposer un tour supplémentaire lorsqu’on récolte suffisamment de drapeaux » (Suvilay, 2009).
« Si nombreux sont les joueurs qui se rappellent de [la simulation de course Indianapolis 500 parue en 1989], c’est pour une seule chose : la possibilité de faire demi-tour sur la piste dans l’unique but de foncer à pleine vitesse sur ses concurrents et de provoquer de monstrueux crash à la physique réaliste, plus de dix ans avant Burnout et six avant Destruction Derby » (Falcoz, 2009).
19Toujours dans IG, un article particulièrement original s’inscrit dans la critique d’art en comparant les cheveux de personnages de jeux vidéo à des œuvres d’art traditionnelles (une sculpture et une photographie aperçues au musée du quai Branly, à Paris) :
« Dans [le jeu vidéo] Final Fantasy XIII-2, par exemple, les principaux protagonistes arborent des coiffures sublimes, qui se conduisent comme de véritables écrins cherchant à mettre en valeur la préciosité de leur chair. C’est cette même idée que l’on trouve sur la statue de Marie-Madeleine de la collégiale d’Écouis : le cheveu cache la chair quasi divine. Mais du divin au déchu, il n’y a qu’un pas, et la photo de [l’artiste] Nobuyoshi Araki est là pour nous le rappeler. Il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre ce cliché et certaines poses de [l’héroïne du jeu vidéo] Bayonetta. Les deux personnages cachent leur corps derrière leurs cheveux non pas pour l’abriter, mais plutôt comme une incitation à couper davantage la chevelure pour le découvrir » (Le Pivain, 2012).
20L’avènement des jeux vidéo dits « indépendants » (à partir de 2008 avec Braid), dotés de budgets et d’équipes moins substantiel, a aussi poussé les tests de jeu vidéo à revoir leurs mètres étalons. Auréolant traditionnellement les titres les plus époustouflants d’un point de vue technique et graphique, les journalistes sont de plus en plus nombreux à se pencher davantage sur l’esthétique, sans quantifier le nombre de polygones, mais plutôt en parlant d’ambiance, de tons, d’univers, de cohérence visuelle, de lisibilité. Présenté comme un véritable courant artistique par le magazine JV, le pixel art incite les critiques à juger les jeux sur le fond plutôt que la forme, ce qui peut impliquer, par effet de ricochet, à juger les jeux « blockbusters » de manière plus critique. The Witness (2016), Subnautica (2018), This war of mine (2014), Undertale (2015) ou encore Outer Wilds (2019) constituent autant de jeux vidéo désignés comme extrêmement marquants pour d’autres raisons que leur aspect graphique (mécaniques, propos, émotions procurées, etc.).
21Revenons à la question de la note, dont nous présentions plus haut quelques détournements possibles. Sempiternellement débattue, sa suppression n’implique pas nécessairement des velléités analytiques. Certaines tentatives ont envisagé une échelle d’évaluation binaire édictant l’injonction d’un comportement commercial (« tu achètes/tu n’achètes pas », dans Game Mag, Saint-Mandé, Éd. Laser Presse, 1987-1988) ou une estimation financière du prix d’achat que mériterait une œuvre (« 50 €/10 » dans Canard PC). D’autres prises de position récusent plutôt la note pour des questions de posture idéologique : le jeu vidéo n’aurait pas à être évalué tant le plaisir ludique qu’il procure n’a rien d’objectivable.
« Puisqu’il semble vain de comparer, la note représenterait donc une forme d’absolu, une échelle de Richter du plaisir. Là encore, là où les secousses telluriques sont quantifiables via des dispositifs de mesure, les vibrations du joueur le sont beaucoup moins. Chacun trouvera du plaisir dans des domaines aussi différents qu’une direction artistique, des musiques, des mécanismes de jeu, une construction de niveau, de l’humour, de la peur, un scénario original, un mode multi bien équilibré, etc. Et avec tout cela, on en revient à l’antienne de la note parfaite et des débats inextricables qui en découlent. […] Comme si de l’amalgame d’avis subjectifs émanant de différents médias pouvait sortir une vérité. Ce gloubi-boulga revisité à la sauce jeu vidéo ne réduit ce dernier qu’à sa simple expression commerciale » (Donain, 2013).
22Aux arguments militant pour l’abandon de la note afin de rapprocher le jeu vidéo de sa dimension artistique, certains journalistes objectent que l’évaluation chiffrée ferait au contraire partie intégrante de la tradition critique.
« Faut la garder la note, c’est obligatoire. Si un critique n’arrive pas à mettre une note à une œuvre, c’est qu’il ne fait pas bien son travail. Mettre une note, c’est justement savoir placer une œuvre au milieu d’un tout. Le jeu vidéo, c’est des arts appliqués. C’est comme le cinoche, c’est comme la musique. Ça obéit à plein de règles d’arts appliqués, l’art ça existe depuis je ne sais pas combien de milliers d’années […] si une personne n’est pas capable de situer ce truc-là, c’est là où est l’aberration » (Hébert, 2015).
- 7 Les médias utilisant le modèle économique que nous appellerons paywall bloquent l’accès à tout ou (...)
23Plus qu’un prolongement du texte, la note symbolise une vision du jeu vidéo que défend l’auteur d’un l’article. L’atteinte du maximum, voire son dépassement, installe un ton hagiographique, de célébration, fréquent dans les années 1990. Il présente le jeu vidéo comme un divertissement surpuissant, mais déforce par là même toute velléité d’analyse retenue : « 15/10 » (Dishonored, 2012, dans Canard PC) ; « 150 % » (Donkey Kong Country, 1994, dans Consoles +) ; « 21/10 » (Red Dead Redemption 2, 2010, sur Jeuxactu.com) ; « 9 ou 10, on s’en fout, c’est une tuerie/10 » (The Witcher 3, 2015, dans Canard PC), etc. La note parodique, quant à elle, recèle une autre finalité que son caractère humoristique. En refusant l’évaluation chiffrée, elle vise à déplacer l’attention du lecteur sur le texte : « Confiné/10 » (Animal Crossing : New Horizons dans Canard PC) ; « Couac couac/10 » (Untilted Goose Game, 2019 dans Le Monde) ; « Chocolat chaud/10 » (The Disney Afternoon Collection, 2017, dans Canard PC), etc. Ce procédé a d’autant plus d’importance dans un contexte où les journalistes ont fréquemment le sentiment que le public ne prend plus le temps de les lire. Une autre méthode consiste à lancer un abonnement « paywall »7, nourri par l’idée que les lecteurs-payeurs qui acceptent de débourser quelques euros pour lire un article qu’ils avaient l’habitude de consulter gratuitement retrouvent une implication dans leur acte d’achat, et donc dans la relation qui les unit au texte – ce que le journaliste Gauthier Andres appelle la « valeur lecture ».
« Ce qui me plaît vraiment dans [ce modèle économique payant], c’est de retrouver la valeur lecture. Quand tu écris sur internet, tu vas lire les commentaires, et tu comprends vite qu’on ne t’a pas lu. On a scrollé [défilé] vers la note, ou on a scrollé vers la conclusion, on a lu le début et la fin. Et en fait, tu regardes tes collègues du papier et tu dis “vous, il y a un mec, le matin, il va dans un kiosque, il pose un billet et il achète ce que vous avez écrit, et il veut vraiment le lire !” Voir des mails ou des tweets qu’on nous envoie qui nous disent […] “j’ai donné de l’argent parce que j’avais envie de lire”, je trouve ça super cool de pouvoir revenir à la valeur lecture sur Internet » (Andres, 2015).
24Ces multiples stratégies (textuelles, éditoriales, économiques, etc.) visent le même objectif : détourner l’attention des lecteurs de la note, artefact qui aurait tendance à accaparer les regards au détriment de l’intérêt porté au fond, au ressenti, au développement critique dans lequel l’auteur du texte investit la majorité de leurs efforts. En fournissant une balise de moins, les journalistes raffermissent leur angle et annoncent que leur critique n’explore qu’une dimension précise de l’œuvre chroniquée, plutôt que de revendiquer une sanction définitive. Là où la déontologie réclame que le journaliste ait « terminé le jeu » en entier pour en proposer un test, la critique peut se concentrer, par exemple, sur le ressenti éprouvé au cours des premières heures de l’aventure.
« [Pour recevoir le jeu vidéo Death Stranding, 2019, en avance,] les journalistes devaient s’engager à ne pas publier de critique du jeu avant de l’avoir “terminé”, c’est-à-dire d’avoir atteint son générique de fin. Ce qui tiendrait de l’évidence pour un film ou un roman va beaucoup moins de soi pour un jeu vidéo, a fortiori quand, comme celui-là, cela impose, semble-t-il, d’y passer entre 40 et 60 heures. “Semble-t-il”, parce qu’on n’a pas poussé l’affaire jusque-là. On n’était pas obligé, ce qui tombe plutôt bien. On n’aurait pas eu le courage » (Higuinen, 2019).
25S’affranchir du rôle de « testeur » pour lui préférer celui de « critique » implique aussi un allègement des missions que le journaliste se fixe en termes d’expertise technique. L’abandon de ces aspects est généralement justifié par l’adresse à une audience « grand public », supposée moins tatillonne quant aux performances des machines ou au nombre d’images par seconde. La critique serait ainsi pensée pour les lecteurs béotiens, là où le test se dédierait aux passionnés, plus exigeants, comme le résume William Audureau (Le Monde) sur X :
« On ne parle jamais de framerate [nombre d’images par seconde], on laisse ça aux sites spécialisés. Ce n’est pas vraiment un critère pour le grand public. […] À titre personnel, ça ne m’intéresse pas de comparer le nombre de pixels, d’images par seconde, de [Mégaoctets]… J’évalue des jeux, des produits culturels, pas le rendement de machine à laver. […] L’idée, c’est d’être complémentaire avec les sites spés, qui sont très regardants là-dessus. Nous, on ne parle de technique que si c’est un élément qui est vraiment remarquable, au sens le plus littéral, genre rend l’expérience injouable » (W. Audureau 5 juil. 2019).
26Test et critique sont chacun reliables à des pôles de pratiques distincts. Ils s’affilient respectivement à la presse vidéoludique traditionnelle et au journalisme de critique culturelle, perçu comme inédit là où il paraît routinier, voire vieillissant dans d’autres domaines. Nous avons rassemblé les différentes caractéristiques du test et de la critique dans le tableau ci-dessous. La mise en avant de ces critères ne doit pas être vue comme la circonscription de deux silos indissociables, mais plutôt comme deux modèles-types égrenant une multitude de réappropriations et de propositions journalistiques, s’approchant ou s’éloignant de la « routine éditoriale » (Vos et Shoemaker, 2009) de la presse vidéoludique.
Tableau 1. Les différences éditoriales constatées entre tests et critiques
Test |
Critique |
Le guide d’achat
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L’analyse
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Optique commerciale
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Optique culturelle
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Présence d’une note (sur 5, 10, 20, etc.)
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Absence ou discrétion de la note
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Long (angle ouvert)
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Court (angle fermé)
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Impératif d’avoir fini le jeu (évaluation compartimentée)
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Aucune nécessité d’avoir parcouru l’intégralité du jeu (ressenti)
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Focalisation « intra-jeu vidéo »
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Comparaisons et parallèles « hors-jeu vidéo »
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Respect de la culture du spoiler
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Acceptation du dévoilement
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Capital ludique psychomoteur
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Capital ludique intellectualisant
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Pratique traditionnelle
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Pratique vécue comme nouvelle
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Importance des images
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Importance du texte
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27Entre ces deux pôles, les productions se font plus en plus hybrides, à cheval entre les envies d’envisager le jeu vidéo comme un domaine artistique et culturel et l’impératif de s’inscrire dans une industrie commerciale de plus en plus gargantuesque. À notre sens, cette diversité doit nous inspirer deux enseignements, qui valent pour le journalisme vidéoludique, mais peuvent aussi éclairer d’autres sous-champs du journalisme.
28D’une part, il convient, pour les chercheurs comme pour le public, de s’extirper de ce que Gilles Lugrin (2001) appelle le « genre auto-désigné » des textes, c’est-à-dire le genre d’un article tel qu’il est nommé et catalogué par l’instance de diffusion elle-même. Il existe des tests tissés d’ingrédients de la critique, et vice-versa. Si le genre constitue un indice, une première balise, l’analyse doit évidemment se voir agrémentée par des notions exogènes et plus subjectives, comme le ressenti du journaliste-auteur. En travaillant sur la pratique de l’enquête, nous avons constaté que certains journalistes vidéoludiques se sentaient frileux vis-à-vis de ce terme ou du mot « investigation » (Krywicki, 2022a), se montrant mal à l’aise, ne s’estimant pas à la hauteur de son prestige. Au contraire, certains se ménagent un espace pour pratiquer l’enquête au sein de genres qui n’en contiennent habituellement pas. À l’aide d’entretiens, plus que le genre de l’article, les analyses peuvent sonder l’ambition de l’auteur, l’effort que nécessitent ses pratiques et l’écart qui sépare celles-ci de sa routine éditoriale. En comprenant le rapport que le scripteur entretient avec le cycle communicationnel et le jeu vidéo traité, l’acte de déplacement vers le pôle critique devient contextualisé à l’aune de phénomènes économiques, culturels et éditoriaux. Par conséquent, ce rapprochement s’opère rarement de façon hégémonique, comme un changement radical de paradigme, mais plutôt par touches légères. Le rapport à l’actualité et la quantité croissante de nouveautés à traiter (Steam a publié sur sa plateforme 9 279 nouveaux titres en 2020, soit un nouveau jeu toutes les 53 minutes) implique que les journalistes n’ont pas toujours le temps ou l’inspiration pour se prêter à l’exercice critique.
- 8 « Thus, there is no single critical mode for discussing video games today, but the difference betw (...)
« Ainsi, il n’y a pas un seul mode critique pour aborder les jeux vidéo aujourd’hui, mais la différence entre cette naissance frénétique de styles et les cadres discursifs établis de, disons, la critique littéraire, repose dans leur nouveauté et leur absence d’histoire. D’autre part, le changement constant de la critique signifie que les participants de ce débat sont constamment en train de négocier ce que cela renferme de critiquer des jeux, de les évaluer, de les analyser » 8 (Gursoy, 2013 : 89 ; notre traduction).
29De cette saturation du marché découle le second enseignement : les journalistes vidéoludiques ne peuvent plus prétendre à l’exhaustivité, comme dans les années 1990. Outre l’explosion du nombre de titres, la précarisation du métier et les manques de moyens ont asséché les rédactions spécialisées qui, en France, comptent aujourd’hui en moyenne une demi-douzaine de journalistes. L’accès à la matière première ne suffit plus, dans un contexte où les vidéastes populaires sur YouTube et Twitch drainent davantage d’audience et mobilisent l’image pour mettre en scène les nouveautés, dans une optique divertissante. Les chercheurs doivent garder à l’esprit que les journalistes spécialisés ne demeurent pas passifs face à cette dépossession : ils adoptent un « rôle adaptatif » (Krywicki, 2022a : 205). Les emprunts aux codes de la critique, voire à ceux de l’essai littéraire, permettent de fournir une valeur ajoutée, de proposer un autre regard lorsque leur publication mensuelle délivre son discours avec de longues semaines de retard sur l’actualité chaude. Emmanuel Denise, ex-journaliste de Canard PC, nous expliquait en entretien être particulièrement fier de sa critique « La psychanalyse du pneu » (Denise, 2020), justement parce qu’il ne cherche pas à édicter les points forts et faibles d’un jeu sur lequel tout le monde a déjà promulgué un avis, et que la majorité du public a déjà acheté.
« Chez Canard PC, on a reçu [le jeu vidéo] Animal Crossing assez tard. Quand, dans d’autres médias, le test était déjà paru. Il y a aussi le fait qu’on ne sort qu’une fois par mois. On savait que le test serait dans le numéro d’après, tous les tests seraient déjà sortis depuis presque un mois. En plus, Animal Crossing est sorti durant le confinement, ça été un carton absolu et, pendant des semaines, tout le monde ne parlait que de ça sur Twitter. Donc, il n’y avait pas l’enjeu de faire découvrir le jeu : “regardez cette perle à côté de laquelle tout le monde est passé”. Ni celui de statuer : “est-ce qu’il faut l’acheter ou pas ?” Parce qu’un mois et demi après la sortie, tous les gens susceptibles de l’acheter sont déjà allés se renseigner. […] En conférence de rédaction, on s’est dit que ce serait tout de même bien de parler d’Animal Crossing, parce que tout le monde en parle, donc c’était quand même un jeu un peu important. J’ai dit “d’accord, je veux bien en parler. Mais je ne vais pas faire un vrai test, je vais faire quelque chose de très personnel”. Simplement parce que j’avais l’impression qu’arriver un mois et demi après les autres pour faire un test exactement comme tout le monde qui résume les qualités et les défauts du jeu, ça n’avait pas vraiment de sens » (entretien réalisé avec E. Denise, journaliste à Canard PC, en ligne, 16 juin 2020).
30Le rôle adaptatif, par lequel le journaliste vidéoludique troque épisodiquement les préceptes du test pour ceux de la critique, constitue donc une tactique de différenciation ponctuelle, survenant lorsque le rôle du testeur est perçu comme empreint de perte de sens : impression d’arriver « trop tard » pour que l’évaluation soit utile, sentiment vain de devoir critiquer une œuvre déjà plébiscitée par la majorité ou encore volonté de conserver son indépendance lorsque l’accès à la matière première (le jeu vidéo) implique d’accepter les conditions édictées par l’industrie.
« Konami nous a proposé de venir “tester” le jeu [Metal Gear Solid V: The Phantom Pain, 2015] pendant quatre jours dans ses locaux, moins d’une semaine avant le bouclage de ce numéro. De base, on a plutôt tendance à refuser ce genre d’invitations, préférant découvrir les jeux dans l’intimité de la rédaction ou dans nos salons plutôt que dans une pièce bondée. […] D’un point de vue journalistique, ça n’aurait pas été très professionnel. La critique de [ce jeu], vous la lirez dans le numéro [du mois prochain]. Et tant pis si on arrive après le “buzz”. On privilégiera toujours l’analyse à froid à la réaction à chaud » (Bitterlin, 2015).
31Depuis l’avènement des jeux dits « indépendants », la diversité de l’offre culturelle vidéoludique a engendré une révision significative des pratiques d’évaluation journalistique. Les critères traditionnels, axés sur les performances techniques et graphiques, ont cédé la place à une appréciation plus holistique, mettant en avant des éléments tels que l’esthétique, l’ambiance et la cohérence visuelle. Cette transition a aussi remis en question la pertinence de la notation chiffrée, certains la considérant comme une forme d’absolu difficilement quantifiable, tandis que d’autres défendent son maintien en tant que tradition critique. Face à cette diversité d’approches, les journalistes se sont adaptés en développant des stratégies éditoriales et économiques variées pour détourner l’attention des lecteurs de la seule notation. Cela se traduit par une préférence pour des analyses approfondies et personnelles, ainsi que par l’adoption de formats plus flexibles, allant jusqu’à la suppression totale de la note. Cette évolution reflète une transition vers une conception plus complexe du jeu vidéo en tant qu’objet culturel, où l’accent est mis sur l’analyse critique et l’enrichissement du discours journalistique plutôt que sur une simple évaluation commerciale. Le journalisme vidéoludique est en pleine mutation, naviguant entre les impératifs de l’industrie et les attentes d’un public toujours plus diversifié.
32En regardant vers l’avenir du journalisme vidéoludique, il est intéressant de considérer les possibilités qui s’offrent à lui dans un paysage médiatique en constante évolution. Les défis actuels, tels que la saturation du marché et la diversification des attentes des lecteurs, soulignent l’importance pour les journalistes de rester flexibles et innovants dans leurs approches. De plus, la montée en puissance des plateformes de diffusion en direct telles que Twitch et des créateurs de contenu sur YouTube soulève des questions sur le rôle futur des médias traditionnels dans la critique vidéoludique. Comment ces deux mondes peuvent-ils coexister et se compléter, et quelles nouvelles formes de narration et d’analyse pourraient émerger de cette synergie ? Cette dynamique pourrait signifier un engagement plus profond avec les aspects artistiques, narratifs et socioculturels des jeux, ainsi qu’une exploration plus aboutie des interactions entre les jeux vidéo et d’autres formes d’art. Le média « Origami », dénué de site web et diffusé uniquement sur les plateformes de vidéo en ligne, illustre une réinvention du modèle linéaire de la presse vidéoludique en proposant des critiques orales, audiovisuelles, en direct et financées de façon participative, grâce à Patreon.com9. Dès son lancement, les fondateurs de ce canal (des anciens des médias spécialisés « classiques ») ont d’ailleurs précisé qu’ils s’autoriseraient à aborder d’autres thématiques que le jeu vidéo, à l’instar de la culture web, analysée par l’émission « Internet Exploreuses ».
33En définitive, qu’elle soit revendiquée ou s’opère inconsciemment, la transfiguration du rôle de testeur en celui de critique doit être comprise dans une optique d’enrichissement, de diversification et de professionnalisation du métier de journaliste de jeu vidéo, en ce qu’elle le drape dans un exercice d’intellectualisation, d’analyse et de temps long au sein d’un secteur privilégiant généralement l’optique servicielle et la course à la nouveauté. Un signe de plus que, si le jeu vidéo est né en tant que produit de consommation, il est indiscutablement envisagé désormais comme un objet culturel dans les discours journalistiques.