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Notes de lecture
Théories, méthodes

Marcelo Otero, Foucault sociologue. Critique de la raison impure

Jean Zoungrana
p. 660-664
Référence(s) :

Marcelo Otero, Foucault sociologue. Critique de la raison impure, Québec, Presses de l’université du Québec, 2021, 248 pages.

Texte intégral

1En 1988, la première rencontre internationale à Paris consacrée à Michel Foucault s’intitulait Michel Foucault philosophe. Nombre de philosophes de renommée internationale y avaient apporté leur contribution : Georges Canguilhem, Étienne Balibar, Gilles Deleuze, Hubert L. Dreyfus, Richard Rorty, pour ne citer qu’eux. En l’occurrence, il s’agissait de souligner l’ancrage proprement philosophique de l’archéologue du savoir face au risque d’une dilution dans des disciplines diverses. Surprise, en 2023, apparaît un inédit de M. Foucault de 1966, au titre explicite : Le Discours philosophique (Paris, EHESS/Gallimard/Éd. Le Seuil) sous la direction de François Ewald avec Orazio Irrera et Daniele Lorenzini. Cette dernière livraison finira bien par convaincre quiconque mettrait en doute cette figure philosophique majeure qu’est M. Foucault. En effet, ce dernier a tellement subverti les frontières disciplinaires jalousement gardées que certaines peuvent s’en réclamer et d’autres s’en défier : il effraye les gardiens de temples disciplinaires. Et pourtant, l’œuvre complexe d’un penseur aussi prolixe que M. Foucault ne saurait être appréhendée sous un seul registre disciplinaire.

2À ce titre, l’ouvrage de Marcelo Otero sonne à la fois comme une affirmation forte et comme une revendication affirmée. Sociologue, certes, mais pas un sociologue classique. Un sociologue qui, en raison de son impératif de penser autrement, opère nécessairement un pas de côté pour saisir ce qui, dans le présent, pose question et interpelle le chercheur. Alors, à la recherche d’une sociologie puissante et novatrice chez M. Foucault, M. Otero essaye de répondre aux questions suivantes : « À quoi peut-elle servir aujourd’hui ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients ? Quel type de “raisonnement sociologique” et quel “style de problématisation” se dégagent de son œuvre et quelles sont ses limites ? » (p. XIV-XV). Pour ce faire, le livre est organisé en neuf chapitres qui suivent l’évolution théorique et méthodologique de M. Foucault. Mais, en y regardant de plus près, le premier chapitre, « L’intellectuel et ses doubles » (p. 1-24), peut être lu comme une introduction à l’ensemble du livre, articulée autour de huit grandes thématiques représentant autant de tensions en sociologie et sur lesquelles se fondent les analyses novatrices de M. Foucault : « Folie et raison » (chapitre II, p. 25-46), « Médecine et mort » (chapitre III, p. 47-70), « Sciences humaines et homme » (chapitre IV, p. 71-94), « Discipline et corps » (chapitre V, p. 95-118), « Pouvoir et liberté » (chapitre VI, p. 119-140), « Gouvernement et population » (chapitre VII, p. 141-162), « Sexualité et désir » (chapitre VIII, p. 163-184), « Sujet et vérité » (chapitre IX, p. 185-211). Confronter systématiquement les thèmes canoniques de M. Foucault aux controverses classiques de la sociologie, telle est la voie choisie par l’auteur. « Notre grille de réeffectuation, dit-il, sera alors constituée par la sélection d’une série de thèmes qui correspondent certes à des problématisations classiques de la sociologie, mais que le style vitaliste de problématisation foucaldien déstabilise, renouvelle et reconfigure pour les rééquilibrer à l’intérieur de nouveaux termes du débat, de nouvelles controverses et des prises de position relatives » (p. 23).

3Ainsi, dans « Folie et raison », l’auteur distingue-t-il trois grandes conceptualisations sociologiques de la folie : la folie en circulation, la folie enfermée et la folie intériorisée. La première, à travers la nef mythique transportant des fous (Stultifera Navis), La Nef des fous (Bâle, J.  Bergmann von Olpe, 1494) de Sébastien Brant, montre comment la culture occidentale a rejeté la folie. En effet, l’analyse de M. Foucault, en dehors de toute approche métaphysique de la folie, vise à démontrer concrètement ce qu’on a fait des fous. La deuxième porte sur leur enfermement en termes de gestion de populations problématiques : une forme de correction de la non-conformité. Enfin, la troisième souligne la permanence de la folie dans la cité ; le terme lui-même restant sociologiquement pertinent. « Peu importe la période historique, on s’est toujours méfié des fous, on a mis en doute à plusieurs niveaux leur humanité et on a réagi par des gestes institutionnels, thérapeutiques, coercitifs et juridiques de mise à distance afin de s’en protéger ou de les protéger, de les bannir ou de les aider » (p. 45).

4La partie « Médecine et mort » décortique l’analyse de la médecine (sciences biomédicales) et l’antimédecine (critique sociologique de la médecine) telle que proposée par M. Foucault. La médecine moderne participe des modes de gouvernementalité des populations. Ici, sans doute qu’une réflexion sur la biopolitique et les modes de gestion de la pandémie de Covid-19 en 2020 aurait permis de mettre en évidence l’actualité des analyses de M. Foucault. Il reste que la formation des États-nations est redevable à la médecine moderne via sa contribution à la production de deux forces essentielles : la force de travail avec la figure du travailleur, la force militaire dans celle du soldat. Une sorte de somatocratie comme relève de la théocratie semble régir cette médecine. Se laissent voir en filigrane les linéaments d’une sociologie historique de l’État à travers cette analyse sociologique de la médecine et de la santé.

5Un Claude Lévi-Strauss (1908-2009) de la culture occidentale, tel est le M. Foucault de Les Mots et les Choses (Paris, Gallimard, 1966) son ouvrage princeps qui « fourmille d’idées stimulantes pour la sociologie » (p. 71). Autant C. Lévi-Strauss a porté son regard sur les cultures lointaines, autant M. Foucault a porté son enquête sur la culture occidentale. Il s’est intéressé aux a priori historiques, aux conditions de possibilité d’émergence des sciences humaines et de l’Homme. À ce titre, l’espace d’ordre foucaldien évolue entre les homotopies (les lieux du même) et les hétérotopies (les lieux autres). De fait, du point de vue sociologique, on peut, par exemple, penser aux familles homoparentales, aux enfants transgenres, aux mères porteuses, etc. qui sont autant d’expressions empiriques de vivre autrement. « Si les utopies consolent (la famille idéale, la société harmonieuse, la sexualité épanouie, l’humanité authentique, la santé mentale, la société communiste, etc.) c’est parce qu’elles sont en connivence implicite avec l’espace d’ordre (ou l’envers rassurant de la norme), et même qu’elles contribuent à le rendre psychologiquement supportable. Si les hétérotopies inquiètent, car elles s’invitent d’elles-mêmes dans un espace d’ordre qui ne les avait pas prévues, c’est parce qu’elles laissent scintiller des fragments d’autres ordres possibles qui sont bien réels et nullement chimériques » (p. 74).

6Pour M. Otero, la réflexion foucaldienne sur la discipline et le corps renvoie à la manière d’étudier sociologiquement les dispositifs dans lesquels les corps sont investis : prison, école, hôpital, usine. D’où l’intérêt que M. Foucault porte à l’histoire des technologies politiques du corps dont Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975), ouvrage le plus exploité par les sociologues, en porte témoignage. En effet, Cette question sur la prison lui permet d’aborder celle du pouvoir à partir de cette interrogation fondamentale : comment fonctionne le pouvoir ? Ce faisant, il rompt avec les questions traditionnelles de la sociologie : qui détient le pouvoir ? Qui est dominé ? De fait, c’est à partir de la notion de discipline qu’il analyse le fonctionnement du pouvoir tandis que le néologisme de gouvernementalité permet de comprendre les modes de gestion des populations dans leur dynamique. « Le croisement de la discipline et de la gouvernementalité offre une grille d’analyse du fonctionnement du pouvoir dans les sociétés modernes et contemporaines qui renouvelle en profondeur les sociologies du pouvoir disponibles » (p. 120). Et l’originalité de M. Foucault réside dans le fait de montrer qu’il n’y a pas de pouvoir sans liberté : pouvoir et liberté étant sociologiquement liés ; ce qui permet à M. Otero de proposer dix caractéristiques de la conception foucaldienne du pouvoir particulièrement exploitables pour la sociologie : le pouvoir comme des relations inégalitaires ; les implantations des relations de pouvoir ; la détermination des prises des relations de pouvoir comme tâche principale de l’analyste ; les relations de pouvoir sont immanentes aux domaines où elles s’exercent, nul ne peut y échapper car on est d’emblée dans le pouvoir ; les relations de pouvoir sont intentionnelles et non subjectives ; l’exercice du pouvoir produit du réel et du vrai ; le pouvoir échoue dans ses objectifs mais réussit dans ses stratégies ; l’omniprésence du pouvoir ; le pouvoir dépolitise et ne fonctionne pas à partir de son fondement.

7Alors, quels sont les lieux de gouvernement ? Contrairement à la pensée politique classique qui considère qu’on gouverne à partir d’institutions politiques telles que l’État, le gouvernement, M. Foucault renverse cette pyramide classique avec la notion de gouvernementalité. Il réhabilite en même temps la notion de population en lui donnant un statut sociologique, bien loin de celle portée par la démographie.

8Dans « Sexualité et désir », l’auteur souligne l’actualité et la vitalité du dispositif de la sexualité telle qu’analysée par M. Foucault et sa pertinence pour la réflexion sociologique. Par exemple, la prolifération des sites pornographiques sur internet, la création des départements de sexologie dans les universités, l’hypersexualisation des corps, les revendications identitaires autour du sexe, traduisent l’importance des préoccupations actuelles autour de la sexualité dans les sociétés occidentales. On peut aussi noter que le succès du mouvement #MeToo, la revendication d’un lexique propre à la question du genre ne font que renforcer les enjeux identitaires et de pouvoir autour de la sexualité.

9Quant à la thématique « Sujet et vérité » dont on peut mesurer la constance de préoccupation de M. Foucault depuis Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (Paris, H. Plon, 1961) et Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984 (Paris, EHESS/Gallimard/Éd. Le Seuil, 2009), M. Otero descelle la controverse classique en sociologie « autour des figures de l’agent et de l’acteur, ou encore aux sens à donner aux notions d’autonomie et d’hétéronomie, de singularisation et de standardisation, de socialisation et d’individuation, de conditions de l’action et de moyens de l’action, de réflexivité et de reproduction, d’adaptation première et secondaire, etc. » (p. 187-188).

10Penseur immoraliste donc, M. Foucault l’est au sens de Friedrich Nietzsche à travers son style de problématisation de l’actualité qui relève de la sociologie. C’est-à-dire que faire l’histoire du présent au sens foucaldien, c’est prendre appui sur des enquêtes historico-critiques pour interroger l’actualité du temps présent : les conditions de possibilités historiques, sociales, culturelles qui permettent de comprendre ce que nous sommes aujourd’hui. À cet effet, la généalogie, comme méthode non historiciste, telle qu’initiée par M. Foucault, en tant que réactualisation d’éléments du passé pouvant rendre compte de certains phénomènes contemporains, ne cesse d’inspirer sociologues et historiens. C’est le cas de Dahlia Namian dans son livre Entre itinérance et fin de vie. Sociologie de la vie moindre (Québec, Presses de l’université du Québec, 2012).

11Au-delà des classiques usages sociologiques de M. Foucault, M. Otero en propose, avec ce livre qui témoigne d’une bonne connaissance du corpus des textes foucaldiens, une figure sociologique unifiée dont la lecture nécessite tout de même et paradoxalement une certaine culture philosophique pour en saisir toute la profondeur et toute la portée. L’auteur le dit lui-même : « Le malaise que bien des sociologues éprouvent envers les difficultés théoriques, disciplinaires et méthodologiques que l’œuvre de Foucault pose à la tradition sociologique dérive du fait que sa pensée complexe ne peut être appréhendée dans un seul registre disciplinaire ou méthodologique qu’au prix de la stériliser, de miner son originalité et de lui ôter sa force subversive » (p. XIII). M. Otero relève bien le défi avec cet ouvrage qui souligne avec vigueur et rigueur l’apport décisif de M. Foucault à la sociologie. On peut lui appliquer cette belle image de Jean-Paul Sartre (1905-1980) : une fois déplacé le bandeau apposé aux yeux de la déesse Thémis, on ne peut plus le replacer. Tel est l’apport, telle est l’actualité de M. Foucault.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Zoungrana, « Marcelo Otero, Foucault sociologue. Critique de la raison impure »Questions de communication, 45 | -1, 660-664.

Référence électronique

Jean Zoungrana, « Marcelo Otero, Foucault sociologue. Critique de la raison impure »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34760 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxp

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Auteur

Jean Zoungrana

Sage, CNRS, Université de Strasbourg, F-67000 Strasbourg, France zoungrana[at]unistra.fr

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