Patrick Leconte, Merleau-Ponty, une esthétique du langage
Patrick Leconte, Merleau-Ponty, une esthétique du langage, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Philosophie et langage, 2023, 144 pages.
Texte intégral
1« Le langage est l’essentiel de l’horizon d’humanité, auquel il donne son “ouverture” et qu’il rend endlos » (Merleau-Ponty Maurice, Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 44 ; cité par Patrick Leconte [p. 5]) : telle est la phrase mise en exergue par l’auteur du livre qui doit guider le lecteur dans sa tentative de comprendre pourquoi le « paradoxe du langage » fut un thème de réflexion permanente pour M. Merleau-Ponty.
2S’appuyant sur des ouvrages du philosophe, publiés à Paris chez Gallimard entre 1945 et 1998 – surtout sur la thèse intitulée Phénoménologie de la perception (Paris, Gallimard, 1945) –, mais aussi sur d’autres livres ainsi que sur les lectures de M. Merleau-Ponty dont, d’abord, celles des œuvres d’autres philosophes bien connus ayant défendu une vision phénoménologique du monde et ayant influencé sa pensée philosophique, enfin sur ses réflexions sur l’Art poétique (Paris, Éd. Mercure de France, 1913) de Paul Claudel ou bien sur la Crise de vers. Divagations (Paris, E. Fasquelle, 1897) de Stéphane Mallarmé, P. Leconte s’attache à justifier l’intérêt que l’illustre phénoménologue a toujours manifesté à l’endroit du « paradoxe de l’expression ». Il construit, dans un style remarquablement limpide et précis, un modèle de discours explicatif fait pour inciter le lecteur à se demander quel est le rapport entre « expérience » et « expression », quelle est la relation entre l’« être » et le monde du « sens », entre le « vouloir dire » et le « dire » du « sujet parlant et connaissant », « sujet » qui « s’institue comme sujet en parlant », alors que l’« objet est objet parlé, institué dans son objectivité par le discours objectivant » (p. 8).
3Au fil des sept chapitres du livre, P. Leconte explicite avec force détails l’émergence du sens dans le « miracle » de l’expression, souvent en mettant en regard les points de vue de M. Merleau-Ponty et ceux des philosophes qui ont influencé sa conception phénoménologique du monde sensible. L’exposé de P. Leconte, dont l’intention pédagogique ne fait aucun doute, embrasse les idées philosophiques de M. Merleau-Ponty ainsi que, dans une moindre mesure, son engagement politique.
4L’une des premières questions que P. Leconte aborde dans son ouvrage est l’explication de la formule qu’il a choisie pour en faire l’intitulé du volume. En effet, si le langage en tant qu’expression de ce que l’homme perçoit au contact de ce qui existe, de ce qui a lieu autour de lui – expression qui entre elle aussi dans l’expérience du sujet connaissant, car dans la vision phénoménologique de M. Merleau-Ponty, l’expérience déborde l’expression –, n’est qu’une sorte de praxis, pourquoi parler de ce mode d’expression dans les termes d’une « esthétique » de cette ressource particulière du discours ? La réponse n’est certes pas facile à apporter, car la question une fois posée en suscite une multitude d’autres qu’on ne saurait trancher sans s’arrêter d’abord sur des notions telles que celle de « sens » – que M. Merleau-Ponty ne comprend pas uniquement dans sa dimension logique et langagière, mais dans la signification très générale « où elle se rapporte toujours à quelque orientation intentionnelle » (p. 32) –, celle de « silence » – le « silence parlant » en opposition avec l’« expérience muette » – ou d’« intentionnalité », avec lesquelles opèrent la philosophie – dans ce cas, M. Merleau-Ponty – mais aussi certaines sciences dont la philosophie révèle les fondements, les objectifs et la méthodologie, ainsi que sur les relations qu’une lecture philosophique du monde établit entre elles.
5Dans la conception de M. Merleau-Ponty, plus précisément dans sa compréhension de l’expressivité en général et du langage en particulier, nous dit P. Leconte, le sens est immanent au monde sensible. C’est dire que le philosophe renonce à voir dans la pensée silencieuse la « maîtresse » de la parole, qui ne serait qu’« un simple vêtement pour la pensée ». Comme tout mouvement expressif, le langage reprend « le sens épars dans l’être », dans l’expérience, et le porte « sur un autre plan où il se donne son propre élément », où le sens repris « trouve sa chair propre ». Cette métamorphose risque d’être génératrice d’illusion « lorsque la parole oublie [l’]origine silencieuse de son pouvoir expressif », faisant accroire que le langage est « le seul univers du sens ». Le sens est toujours émergent, il émerge du silence, de l’expérience muette : c’est ce que nous enseigne la vie animale et infantile, c’est ce que nous apprennent les arts, surtout la peinture et la musique, et même la littérature. Si le langage se laisse définir comme le geste de reprendre « le sens épars dans l’expérience », ce geste « est humain […] parce qu’il se charge d’un sens » (p. 8). Faisons toutefois remarquer que ce point de vue – qui change le rapport de la parole et du silence, ce dernier « enveloppant » la première –, confère au rapport lui-même le caractère d’un « mystère » qu’il faut expliquer.
6Le sens ne se réduit pas au jeu des significations langagières, comme le veut le « positivisme logique » que la linguistique adopte avec le structuralisme dans la lignée saussurienne. Il suppose le « logos du monde esthétique », considéré déjà par Edmund Husserl, dans son ouvrage intitulé Logique formelle et Logique transcendantale (trad. de l’allemand par S. Bachelard, Paris, Presses universitaires de France, 1957 [1929]), comme « le soubassement de toute institution de sens ». Cependant, la ressemblance entre les idées des deux philosophes n’est qu’apparente, car le contenu de l’assertion d’E. Husserl relève d’une « esthétique transcendantale » qui traite « de la description eidétique de l’a priori universel », alors que M. Merleau-Ponty est obligé de repenser le plan transcendantal à partir de l’immanence du sens au sensible. P. Leconte parle donc d’une « esthétique du langage » afin de « souligner avec [M. Merleau-Ponty] la fondation du langage dans un mouvement expressif qui le précède et le déborde, et la “prégnance de la signification dans les signes qui pourrait définir le monde” et qui constitue la condition de possibilité des actes donateurs de sens. Esthétique du langage donc parce que le pouvoir expressif est celui d’une parole incarnée, d’un corps sensible et d’une voix où s’articulent le souffle et le sens dans un rapport de réversibilité, dans l’“émergence de la chair comme expression” » (p. 9).
7Si on rapporte l’expression langagière à sa fondation gestuelle, il est possible de souligner l’unité de l’élan expressif « dans ses différents modes corporels et symboliques » (ibid.). Mais, ce faisant, ne risque-t-on pas de perdre de vue la puissance expressive qui singularise le langage ? En outre, comment expliquer le passage du silence à la parole sans susciter une autre difficulté : si la parole présuppose déjà le langage institué, comment éviter la conclusion que le langage précède le silence lui-même ? La solution que M. Merleau-Ponty propose consiste dans la « reconduction du langage au silence qui à la fois l’habite et l’entoure » pour que l’on puisse « assister à la genèse de l’expression dans l’expérience muette qui la motive » (p. 9-10). Inviter le sujet connaissant à « assister à la genèse de l’expression », c’est le geste que fait la peinture dans chacun des objets d’art qu’elle produit. Cependant, la peinture n’a pas besoin de l’appui de la parole pour rendre compte du sens émergent ; il y a élan expressif dans les deux cas, mais les « modes corporels et symboliques » par lesquels il est porté à la connaissance du sujet percevant les formes et les couleurs de l’ensemble peint, retournant au silence de l’expérience muette, ne sont pas les mêmes. À son tour, la musique « dit » quelque chose, mais la signification d’une pièce de musique est dans son exécution, ne pouvant pas être détachée de l’ensemble des sons qui composent cette pièce, ni traduite en langage parlé. Néanmoins, dire que la musique est un langage, ce n’est pas se tromper grossièrement, car le langage est lui aussi, comme la musique, lié pour toujours « à la texture sonore de la parole » (p. 23). Enfin, la littérature – « parole par excellence » – « laisse la parole porter à sa formulation effective le rassemblement d’un sens dans l’élan expressif » (p. 10). La puissance expressive des mots s’explique par le fait que les mots ont un sens qu’ils ne font pas que manifester, mais qu’ils incarnent, pareillement au geste.
8D’autres particularités de l’expressivité langagière viennent creuser davantage la différence entre le langage et l’expressivité propres aux arts. La parole reprend toujours d’autres paroles, où elle puise « les significations disponibles de la langue et de la culture, [ainsi que] l’appartenance à la communauté des sujets parlants » (p. 22). C’est la participation au même monde du sens qui permet la communication. Toutefois, il faut rapporter le « monde commun du langage […] à une communauté de sens prélangagière et discerner dans la pluralité des langues la variation d’une même fréquentation du monde sur de multiples modes. Parce que la parole est un geste et que tout geste est une manière de s’inscrire au monde, d’être en dialogue avec les autres êtres » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 218 ; cité par P. Leconte [p. 22-23]). Le langage a un caractère de sédimentation et d’historicité que la peinture, par exemple, n’a pas. Dans son livre déjà cité à plusieurs reprises, M. Merleau-Ponty affirme que chaque peintre doit « reprendre la tâche à son début », car chaque fois qu’il se met au travail, il y a quelque chose de nouveau à dire, ce qui demande à chaque fois un nouveau langage. Il n’en va pas de même dans le cas du sujet parlant – fût-il écrivain – qui, essayant de faire connaitre aux autres un « vouloir dire », dont il espère vainement qu’il coïncidera avec son « dire », choisirait la parole comme mode d’expression, car toute parole est « une modulation d’une seule et même intentionnalité expressive portée par toutes les paroles, toutes orientées vers un même télos : “l’idée de vérité comme limite présomptive de son effort” » (ibid., p. 218 ; cité par P. Leconte [p. 23-24]).
9L’idée déjà mentionnée ci-dessus, conformément à laquelle « la parole reprend toujours d’autres paroles », peut servir d’introduction aux questionnements de M. Merleau-Ponty visant le problème de l’« héritage langagier » et de l’« historicité » du langage ou celui de la « conscience incarnée » – « présence à soi d’un être au monde, d’une existence » –, conscience qui fait toutefois partie d’un monde parlant ; le problème d’un monde subjectif, du moment qu’il est monde pour un sujet, mais sans se confondre avec le « monde » tel qu’on l’a évoqué jusqu’à présent ; enfin, celui du mystérieux rapport de la parole et du silence, autrement dit, le problème de la miraculeuse transformation du silence en parole et du reversement de la dernière dans le premier (p. 32-33).
10On a dit – et on le dit encore souvent – que le langage a deux « fonctions » : celle d’exprimer, pour soi-même aussi bien que pour autrui le sens qui émerge de l’expérience et celle d’intervenir en tant qu’instrument dans la réalisation de la communication. Les analyses de P. Leconte montrent que M. Merleau-Ponty est loin d’accepter une conception instrumentiste du langage, voyant dans la communication « l’espace intersubjectif de l’expression, cet espace où des hommes se parlant se rassemblent autour de ce dont ils parlent, de ce qui parle par leur voix » (p. 95). Le langage joue donc un rôle dialogal. Dans la conception du philosophe, la communication n’est pas un « simple transfert d’informations selon un code établi » impliquant l’existence d’un « émetteur » et d’un « récepteur » ; pour M. Merleau-Ponty, il s’agit d’un échange surgissant « d’une communauté d’être dans le partage d’un même monde ». L’appartenance au monde, qui est première, est en fait une co-appartenance au même monde, un monde de significations partagées, confortée – grâce au langage – par la communauté de langue. Quand un homme parle à un autre, il réveille en lui comme en celui à qui il s’adresse « ce pouvoir qui s’appuie sur les sédimentations de sens acquises pour les dépasser » (p. 101). C’est dans et par la communauté que sont préservées les sédimentations du sens, ouvertes à l’interprétation et à des « re-compréhensions » nouvelles.
11Comme on peut lire dans l’ouvrage Signes (Paris, Gallimard, 1960), précise P. Leconte, pour le philosophe M. Merleau-Ponty, la parole est le lieu de la vérité, ce qui ne signifie nullement que « n’est vraie qu’une parole » ou que « la vérité est dans un dire » (p. 103). Les paroles se reprennent les unes par les autres et les énoncés, y compris ceux de la science, s’appellent les uns les autres dans le discours en vertu de l’implicite existant dans toute parole qui demeure ainsi ouverte à d’autres. Si on admet le point de vue suivant lequel « c’est la vérité qui se parle au fond de la parole », on comprend qu’il y ait un « devenir de la vérité », chaque moment de la parole pouvant être repris en un autre « capable d’en élever le sens à une compréhension nouvelle » (M. Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 200 ; cité par P. Leconte [p. 102]). Les sujets parlants et connaissants se retrouvent dans le langage dont on a déjà souligné la dimension communicationnelle, le rôle dialogal. Une compréhension dialogique de la vérité est donc toujours envisageable.
12Dans ses écrits, M. Merleau-Ponty distingue soigneusement approche philosophique et approche politique, souligne P. Leconte, et on ne saurait parler d’une philosophie politique chez le phénoménologue. On pourrait toutefois affirmer que les deux parcours se rapprochent, que ce qui rend possible l’émergence d’une telle convergence, c’est précisément le lien que le philosophe établit entre le « sens de l’histoire » et la « signification langagière » (p. 11).
13On l’a vu, dans tout acte langagier, les paroles qui le rendent possible s’enchaînent dans le dialogue grâce à l’implicite qu’elles contiennent, tout en se reprenant les unes par les autres, capables de porter le sens émergent à une compréhension nouvelle. L’histoire est faite d’événements, et ce qui fait événement n’est pas simple « survenue », mais constitue « l’avènement d’un sens ». Comme dans le cas du langage, il y a un recouvrement qui « fait à la fois de l’événement une possibilité d’avènement et de l’avènement “une promesse d’événements” » (p. 131). Les événements passés sont repris dans et par les événements présents. C’est devant les événements – qui sont équivoques, provoquant alors la « confusion de l’histoire » –, comme les paroles sont ambiguës, à cause surtout des sédimentations de sens, que « nous nous posons la question du sens et du non-sens », c’est à ce qui fait événement que « nous sommes redevables d’une compréhension et d’une action politique » (p. 130). Si l’action est vue, pareillement à l’œuvre, comme avènement d’un sens – et l’ambiguïté n’empêche pas la naissance du sens –, alors elle doit accepter de s’inscrire dans la « confusion de l’histoire », elle doit accepter les incertitudes, aussi bien que les risques d’une existence en quelque sorte soumise au hasard.
14M. Merleau-Ponty a fort bien compris et expliqué cette leçon, mais probablement pour avoir voulu, d’une part, que le trajet de sa pensée philosophique soit toujours lié aux événements de son époque, d’autre part, que cette pensée demeure critique envers toute position idéologique, nous dit P. Leconte, côté politique il s’est fait remarquer par des engagements discutables et a évité de laisser une « phénoménologie politique ». Il a même évité de formuler une thèse politique. Mais, s’il n’a pas parlé d’une morale de la langue, il a défendu l’idée d’une « éthique » de l’expression langagière, y compris dans le domaine politique, au nom de la vérité dont le langage est une « praxis ».
15Une analyse pénétrante et circonstanciée d’une problématique complexe, qui convient à merveille à l’auteur de l’ouvrage chroniqué, un exposé dont le style clair et précis met encore mieux en évidence la qualité, – arguments qui le font recommander non seulement aux chercheurs, aux enseignants et à leurs élèves passionnés de philosophie, mais aussi au grand public curieux de connaître de près les idées philosophiques de M. Merleau-Ponty – tel apparaît le livre de P. Leconte. On peut regretter seulement que la pensée politique du philosophe n’ait pas été analysée aussi minutieusement que sa conception phénoménologique de l’expression.
Pour citer cet article
Référence papier
Alexandra Cuniţă, « Patrick Leconte, Merleau-Ponty, une esthétique du langage », Questions de communication, 45 | -1, 648-653.
Référence électronique
Alexandra Cuniţă, « Patrick Leconte, Merleau-Ponty, une esthétique du langage », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34723 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxn
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