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Notes de lecture
Théories, méthodes

Nathalie Heinich, La Valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur

Véronique Pillet-Anderlini
p. 641-648
Référence(s) :

Nathalie Heinich, La Valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur, Paris, Gallimard, 2022, 416 pages.

Texte intégral

1La question des valeurs dans une approche descriptive, compréhensive et neutre a déjà été abordée dans un précédent ouvrage de Nathalie Heinich (Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017 ; voir aussi « Dix propositions sur les valeurs », Questions de communication, 31, 2017, p. 291-313. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/​10.4000/​questionsdecommunication.11156). Elle avait déjà traité directement ou indirectement des valeurs comme objet sociologique dans d’autres travaux. De fait, L’Épreuve de la grandeur (Paris, Éd. La Découverte, 1999) examinait de la reconnaissance littéraire, L’Élite artiste (Paris, Gallimard, 2005) et De la visibilité (Paris, Gallimard, 2012) analysait du statut de l’artiste, La Fabrique du patrimoine (Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009) du patrimoine et Le Paradigme de l’art contemporain (Paris, Gallimard, 2014) identifiait celui-ci comme un nouveau paradigme acquérant son propre système de valeurs. Cette question trouve ici un développement particulier s’agissant des mécanismes d’attribution des valeurs à des personnes. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas pour l’autrice d’émettre des jugements, mais d’analyser les moyens d’attribution de la valeur. En introduisant son propos par une citation d’un roman de Jane Austen de 1804 (The Watsons, Londres, Omnibus, 1871) illustrant la dépendance de la condition d’une jeune femme aux critères de choix d’un éventuel prétendant, l’autrice dont on connaît le féminisme universaliste surprend. À partir de cet exemple littéraire, elle montre combien « [l]’acte d’attribuer » (p. 15) de la valeur aux personnes est à la fois une activité familière mais mal connue tant les personnes sont des objets particuliers. Elle développe d’abord la distinction entre les qualités personnelles et les qualités statutaires, les contextes interactionnels dans lesquels ces qualités sont évaluées, avant de passer à l’analyse des opérations d’attribution de valeur dans une perspective pragmatique. Cet axe de recherche est largement explicité dès l’introduction et il faut se hisser au niveau d’exigence de neutralité axiologique de l’autrice en faisant abstraction de son propre désir de lecteur de juger les situations qu’elle présente, peut-être même aussi de celui d’y trouver quelques anecdotes dont elle s’abstient avec une grande rigueur. Un paragraphe de l’introduction est d’ailleurs sous la forme d’un avertissement « Ce dont il ne sera pas question » (p. 17) : il ne s’agira pas de « qualifier des acteurs mais de décrire des actes » (p. 17). Elle justifie la liste des restrictions qu’elle pose à son sujet par l’ampleur de celui-ci. Sa première restriction concerne la question de la sincérité qu’elle remplace par celle de « l’efficience du jugement » (p. 17). En excluant de son analyse « les sociétés non occidentales » (p. 18), elle assume avec cette deuxième restriction son absence de « prétention à l’universalité » (p. 18), puis pose une troisième restriction en refusant d’étudier « les processus de dévalorisation » (p. 18), par souci de ne pas alourdir son travail, tout en engageant ses lecteurs à garder à l’esprit que tout processus de valorisation peut s’inverser. Une quatrième restriction exclut l’auto-évaluation d’une personne (p. 19). Une cinquième restriction porte sur « le jugement de valeur que nous pourrions être tentés d’appliquer aux processus d’évaluation observés » (p. 19). Ces précisions montrent l’exigence de neutralité à laquelle l’autrice se soumet strictement. N. Heinich s’appuie d’emblée sur de nombreuses références (Honneth Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. Le Cerf, 2002 [1992]) explicitant son choix de proposer « une synthèse systématique des différentes catégories de ressources susceptibles d’étayer l’importance accordée à une personne » (p. 21).

2L’autrice se réfère à plusieurs reprises à ses précédents ouvrages traitant directement ou indirectement des valeurs, mais fait aussi appel à plus de trois cents références qui fournissent une revue de littérature quasi exhaustive des auteurs ayant travaillé sur des questions connexes aux valeurs. On peut ainsi citer « sur la forme particulière d’évaluation qu’est la justification des actions » (Boltanski Luc et Thévenot Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991) une « théorie anthropologique de la valeur » (Graeber David, Toward an Anthropological Theory of Value. The False Coin of Our Own Dreams, New York, Palgrave, 2001) mais aussi sur « l’acte d’attribuer » (Menger Pierre-Michel, « Chapitre 1. Le talent et la physique sociale des inégalités », dans P.-M. Menger (dir.), Le Talent en débat, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 15-99), sur les « épreuves » (Rosanvallon Pierre, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Éd. Le Seuil, 2021) ou encore cinq longues citations sur le mérite (Michaud Yves, Qu’est-ce que le mérite ?, Paris, Bourin, 2009).

3Sous le titre « Les preuves de la grandeur : évaluer et hiérarchiser » (p. 23-226), la première partie de l’ouvrage étudie en cinq chapitres les principales formes de valorisation, les qualités, les prises (sur lesquelles l’autrice reviendra plus loin), les valeurs et registres de valeurs, ainsi que les évaluations contradictoires ; de l’instabilité axiologique aux dissonances, le principe de la valorisation se termine avec l’application de la grammaire axiologique à l’observation de quelques cas significatifs d’observations contradictoires. La lecture de cette première partie peut susciter l’envie de la traduire dans une carte mentale tant les formes de l’attribution de la valeur sont complexes ; le lecteur qui n’est point expert en axiologie fera quelques retours. Les trois principales formes de valorisation d’une vie humaine conduisent l’autrice à identifier dans un premier chapitre les « mesures » (p. 28) : l’évaluation éthique quasiment impossible, sauf cas extrême, d’une vie et l’évaluation d’ordre moral d’une personne en s’appuyant sur différents travaux (e. g. Leichter-Flack Frédérique, Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Paris, A. Michel, 2015 et Colonomos Ariel, Un prix à la vie. Le défi politique de la juste mesure, Paris, Presses universitaires de France, 2020). À l’aide de quelques autres exemples, comme l’achat d’une performance d’un sportif, l’autrice montre combien mesurer « la valeur d’une personne demeure une opération problématique, qui expose facilement son auteur à la critique » (p. 34). « Les marques d’attachement » (p. 35) en « prenant en compte l’ensemble des mouvements qui poussent à aller vers un objet » (p. 35) et leurs effets sur la personne concernée représentent la deuxième forme d’attachement – la première étant celle qui pousse l’individu vers une autre personne ou un objet, sans réflexion sur les qualités qui suscitent cet élan –, tandis que nommer une personne est un acte de « positionnement » (p. 53) valorisant ou dévalorisant.

4Dans un deuxième chapitre, en reprenant l’exemple de l’héroïne de J. Austen cherchant un époux, cité en introduction, l’autrice procède à l’étude des « qualités » devenues des « critères » – modes de choix qui conduisent à reconnaître cette qualité – s’appuyant sur des « prises » – points caractéristiques sur lesquels s’appuient la construction du critère –, et qui sont portées par des « valeurs » – dans cet ouvrage, celui de la personne. On voit dans ce chapitre combien « la distinction entre les qualités personnelles et les qualités statutaires est fondamentale » (p. 61). Ces deux types de qualités ne sont pas vues comme des « catégories étanches mais plutôt comme des polarités sur un axe continu » (p. 65). Elles relèvent également de la différence entre statut inné et statut acquis des personnes (p. 67) dans une perspective socio-historique qui peut aussi être une histoire « du glissement des qualités statutaires aux qualités personnelles » (p. 75). Ce deuxième chapitre, qui se conclut sur les déplacements entre personne et statut, retoque encore, si besoin était, que « la visée consistant à invalider les qualités hiérarchiques en les imputant non à des qualités personnelles mais à des qualités statutaires – et l’on aura reconnu là le programme typiquement bourdieusien exemplifié par La Distinction » (p. 96).

5Le troisième chapitre est organisé autour de « la notion de prise […] donnée essentielle de la grammaire axiologique » (p. 106), en désignant ainsi un « point d’appui » (p. 106) qui permet d’allouer à une personne des qualités. Une typologie des prises occupe l’essentiel de ce long chapitre : grandeur par le nom de la personne, par les biens, par les apparences, par les dispositions (le saint), par les œuvres, par les actes. N. Heinich donne un exemple de la notion de « prise » assez parlant : la disposition des ouvertures sur une façade donne « prise » à la perception d’une symétrie et, partant à l’application d’un critère de beauté si la symétrie est considérée comme une qualité architecturale, de même pour les personnes. Elle cite aussi l’exploit de Jean Le Cam, un compétiteur de 61 ans durant le Vendée Globe Challenge 2020-2021 (course autour du monde en solitaire et son escale) qui changea de cap en pleine nuit pour chercher un autre compétiteur, Kevin Escoffier, contraint d’abandonner son bateau en train de couler dans le Pacifique Sud. J. Le Cam renonçait en faisant cela à un classement dans les trois premiers (une prise) alors que les chances de retrouver l’autre concurrent étaient quasiment nulles et prenait lui-même un risque pour sa propre vie (une autre prise) : il le retrouva et parvint à finir 4e après avoir confié le marin sauvé à un bateau de la Marine nationale qui croisait dans la zone. Cet exploit (un critère) qui restera dans les annales de la course au large été mis en exergue du fait de la simplicité du héros se contentant de dire qu’il avait fait son devoir (une valeur), il est d’ailleurs appelé « Le Roi Jean » du fait de son palmarès exceptionnel en course océanique. L’exemple de J.  Le Cam redonne un élan à la lecture complexe de ce chapitre en renouant le fil d’une réflexion de haute volée et celui de l’exploit d’un « héros » très simple (p. 154). Ce qui fait donc la « valeur » de ce marin est à la fois sa qualité de marin d’exception, le « critère » est celui de son abnégation dans un moment dramatique, les « prises » sont les risques qu’il prend pour tenter ce sauvetage. Il s’agit d’une étape importante de l’ouvrage. L’exploitation du potentiel de ces « prises » va permettre aux qualités invoquées de « se typifier et de s’ordonner » (p. 178). Le quatrième chapitre permet de passer des valeurs aux registres de valeurs, mais en remarquant que « les registres de valeurs ne se superposent pas aux domaines d’activité » (p. 198). Il montre les difficultés de l’évaluation de la valeur d’une personne du fait de la pluridimensionnalité de toute identité, de la difficulté à définir le « grand homme », mais aussi de l’instabilité axiologique, la valeur des personnes peut être hétérogène et multidimensionnelle voire incohérente, ainsi de l’exemple d’une évaluation d’un projet de recherche qui devrait obligatoirement satisfaire l’excellence scientifique et éthique. Le cinquième chapitre, consacré aux évaluations contradictoires, renvoie à la complexité d’une personne et aux limites d’une évaluation ne prenant en compte qu’une partie de son identité qui peut inclure une dissonance stratégique décidée par la personne. Ces « dissonances » entre prises, valeurs et régimes de qualifications donnent tout son intérêt à ce chapitre. La dissonance stratégique peut être celle d’une personne qui s’inscrit à la fois dans un régime de communauté et dans un régime de singularité. N. Heinich donne l’exemple de la mode qui joint un régime de communauté (s’habiller selon les tendances du moment) et un régime de singularité (se distinguer par un détail marquant dissonant des tendances).

6La deuxième partie, sous le titre « Les épreuves de la grandeur : établir, mesurer, manifester la valeur » (p. 229-282), objective par les épreuves la grandeur des personnes et permet en trois chapitres d’éclairer l’établissement de la valeur et, en conséquence, un « phénomène familier qu’est l’inégalité entre les personnes ainsi évaluées, au moins en ce qui concerne telle ou telle de ses capacités » (p. 282). Ces trois derniers chapitres s’interrogent sur le mécanisme « Des écarts de grandeur et de la gestion des tensions hiérarchiques ». Dans le neuvième chapitre « De l’attribution de la valeur et aux écarts de grandeur », du fait de la pluralité des principes de hiérarchisation, elle exemplifie valeur et grandeur à travers deux modèles : celui de la grandeur par la proximité, par exemple « fille de… », et la grandeur par la mobilité, celui d’une chercheuse dont le passage par une université étrangère valorise le profil et améliore la carrière. En terminant ce chapitre sur les tensions que peuvent provoquer ces écarts de grandeur, elle peut aborder le dixième chapitre sur les « Ambivalence des écarts de grandeur », les risques de tension que ces écarts peuvent faire courir à une communauté, et décrit rapidement les techniques relationnelles destinés à les contenir, qu’elle résume en trois opérations : « brider la vanité » de celui à qui on donne davantage de valeur, « contrôler l’envie » de celui qui n’est pas autant valorisé et « forcer l’admiration » pour neutraliser la jalousie.

7L’analyse de la dualité de l’épreuve, comme dispositif d’évaluation de la personne et sa description, renverra à leur soutenance de thèse tous ceux qui en ont un souvenir mitigé, car la notion de valeur est souvent discutée en soutenance de thèse, décevant les espoirs du candidat ou au contraire lui ouvrant des perspectives inespérées. « De la grandeur potentielle à la grandeur réalisée » (p. 245), l’autrice s’emploie à montrer comment « les dispositifs de l’examen, du concours ou de la compétition constituent la formalisation par excellence d’un passage quasi immédiat du potentiel à la réalisation » (p. 246) et renvoie à l’article de Pierre-Michel Menger (« Le talent et la physique sociale des inégalités », op. cit.).

8La troisième partie de l’ouvrage, « À l’épreuve de la grandeur : gérer les tensions hiérarchiques » (p. 283-361), décrit en trois chapitres les conséquences des « écarts de grandeur » (p. 285) qui remplacent le trop politiquement connoté « inégalité » dans l’établissement d’une hiérarchie des individus, ainsi que de leurs ambivalences et paradoxalement de leur potentiel de neutralisation des inégalités. Cette hiérarchie s’incarne dans le classement donc dans un traitement collectif en mode comparatif. En abordant la question des inégalités, « récurrente dans la sociologie contemporaine […] par la compréhension des processus complexes et parfois contradictoires » (p. 285) qui les établissent, N. Heinich démontre comment la production de hiérarchies peut à la fois attribuer des valeurs différentes aux personnes, tout en ayant à cœur de les neutraliser. Elle pointe aussi les limites de la sociologie critique de la domination en y substituant une sociologie compréhensive des représentations. La « grandeur par proximité » (p. 292) peut expliquer les « conduites de déférence » (p. 293) qui instrumentalisent une proximité, comme on peut le constater dans de nombreuses situations, qu’il s’agisse de la proximité d’une vedette ou d’un chercheur célèbre. N. Heinich rappelle que cette proximité « ne dit rien objectivement de la valeur propre de la personne ainsi grandie » (p. 296). Elle cite d’autres modalités d’attribution de valeur comme la grandeur par la mobilité : des voyages dans des endroits extraordinaires et des rencontres exceptionnelles (p. 297). Dans le dixième chapitre, les ambivalences des écarts de grandeur et les tensions qu’elles peuvent susciter sont pointées par l’autrice, qui rappelle que le contrôle social est là pour contenir ces tensions, et présente des techniques relationnelles qu’on aimerait voir plus répandues comme « brider la vanité » (p. 303), « contrôler l’envie » (p. 309) et « forcer l’admiration » (p. 316). Le onzième et dernier chapitre intitulé « L’effort pour neutraliser les inégalités » explicite ce désir de justice qui « serait presque une définition de l’être humain » (p. 321) en faisant « une rapide revue des façons de gérer les tensions hiérarchiques engendrées par l’épreuve des écarts de grandeur » (p. 322). L’autrice cite l’extension du domaine de la dignité et la démocratisation de celle-ci mais aussi l’extension du domaine de l’égalité avec au moins une réduction de la visibilité des écarts et l’exemple précis de l’interdit tacite que s’imposent les critiques « s’agissant de publier un avis négatif sur un jeune auteur peu ou pas connu » comme dans « les embarras de la notation scolaire » (p. 327), même si à force d’hésiter à donner une mauvaise note on finit par perdre de vue l’indispensable évaluation. A contrario, elle n’hésite pas à justifier les inégalités par le rang, par le besoin, par le mérite, citant longuement le philosophe Yves Michaud, « auteur d’un livre de référence sur le mérite » (p. 337) qui résume clairement cette évolution : « D’un “à chacun selon sa naissance”, on passe “à l’égalité pour tous”, principe lui-même nuancé par un “à chacun selon sa capacité”. Les inégalités, appelées des “préférences”, ne sont acceptables qu’en raison des talents et vertus du citoyen » (ibid.). Cependant Y. Michaud rappelle que le vocabulaire du « mérite » ne s’installe qu’au début du xxie siècle, remplaçant désormais les « capacités », les « vertus » et les « talents » (ibid.). N. Heinich ne manque pas de pointer les résistances à la justification des inégalités par le mérite individuel en « bridant la vanité » avec l’exemple de la modestie des « Justes parmi les Nations », mais surtout « le rabattement des qualités personnelles sur les qualités statutaires qu’opère systématiquement […] la sociologie critique » (p. 341) dont N. Heinich a su s’éloigner. Elle rappelle également que « le mérite » est devenu le faux-nez de la domination, que la distinction ne serait dans l’expression choc de Pierre Bourdieu que « le racisme de l’intelligence » et qu’une telle vision du monde ne laisse aucune place aux propriétés personnelles qui ne seraient que les alibis des propriétés statutaires – les « titres scolaires, les diplômes » faisant de leurs propriétaires non pas les héritiers d’un régime démocratique fondé sur « les capacités, les talents, les vertus » invoqués par la Déclaration des droits de l’Homme, mais les indignes propagateurs d’un système aristocratique qui ne dirait pas son nom mais que le sociologue, lui, ose nommer : « titres de noblesse ».

9Ces deux citations antagonistes, celle d’Y. Michaud et celle de P. Bourdieu, ajoutent quelques étincelles à cet ouvrage tant leurs positions respectives sont éloignées. « Croire au mérite », c’est « adhérer à l’idée que ce sont les compétences et les efforts des individus qui doivent guider leur évaluation et non pas, par exemple, ce privilège qu’est la naissance dans un milieu favorisé » (p. 344) insiste l’autrice qui rappelle que viser la justice c’est faire en sorte « que les élèves puissent être évalués pour leurs performances personnelles et non pas en fonction des atouts ou des handicaps dus à leur origine sociale, que le système scolaire peut prétendre à davantage d’équité », non en laissant le mérite remplacer l’idéal de l’égalité des chances (p. 345). L’autrice revient toutefois sur le concept de « vocation », « cette mystérieuse élection du don […] où s’insinuent à la fois la grâce et le mérite, le talent inné et le travail qui permet de s’incarner dans œuvres » (p. 349). Ce dernier chapitre décrit précisément le combat bourdieusien contre l’inné qui fonderait la domination sociale absolue en ramenant le privilège à la nature, domination que N. Heinich a réfuté dans la plupart de ses ouvrages, en rappelant ici encore l’adhésion massive des personnes « à la valeur d’excellence et à la récompense du mérite » et au soupçon d’injustice qui peut entacher certains mérites.

10Dans sa conclusion, la sociologue revient sur la question des inégalités, inséparable de celle des valeurs, en nous invitant à « prendre au sérieux […] la question des hiérarchies » (p. 368), et pointe les limites de la sociologie critique de la domination tout en encourageant à s’emparer, comme elle l’a fait, d’une sociologie compréhensive des représentations pour tendre vers une sociologie pragmatique des valeurs, ce qui la conduit à terminer son ouvrage sur une quasi-injonction à « ouvrir la boite des inégalités » (p. 378).

11Dans cet ouvrage aussi magistral que didactique, on retrouve l’autrice exigeante et la scientifique à l’écoute attentive qui lui permet de s’extraire par sa hauteur de vue des polémiques stériles et des rivalités picrocholines, même si la « neutralité axiologique » peut poser un problème à d’autres chercheurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Pillet-Anderlini, « Nathalie Heinich, La Valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur »Questions de communication, 45 | -1, 641-648.

Référence électronique

Véronique Pillet-Anderlini, « Nathalie Heinich, La Valeur des personnes. Preuves et épreuves de la grandeur »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 17 juillet 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34722 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxm

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Auteur

Véronique Pillet-Anderlini

Université Côte-d’Azur, SIC.Lab Méditerranée, F-06200 Nice, France veronique.pillet-anderlini[at]besignschool.com

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