Katia Genel et Niklas Plätzer (dirs), Croisements critiques. L’actualité de l’École de Francfort
Katia Genel et Niklas Plätzer (dirs), Croisements critiques. L’actualité de l’École de Francfort, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2023, 240 pages.
Texte intégral
1Un siècle après le début de l’École de Francfort, ce projet de philosophie sociale est toujours aussi dynamique. Loin d’être une école de pensée monolithique, cet espace discursif a depuis longtemps opté pour le pluralisme. Jürgen Habermas, Axel Honneth, Hartmut Rosa, pour ne citer que trois des plus grands représentants vivants de cet institut, ont développé des théories de la société très différentes les unes des autres et entretiennent chacun un rapport spécifique à l’héritage de Max Horkheimer et de Theodor W. Adorno.
2De plus, le projet de théorie critique n’est plus réservé aux membres de cet institut. Depuis longtemps, des auteurs d’autres horizons ont repris à leur compte le projet de construire une théorie qui serait à la fois une description de la société et un diagnostic de la modernité. Par conséquent, les œuvres de Michel Foucault, de Gilles Deleuze ou d’Ernesto Laclau peuvent facilement être mises en dialogue avec celles des représentants de l’École de Francfort. L’intérêt de cet ouvrage est de montrer que cette diversité, tout comme ce dialogue, est toujours présente dans les travaux des membres de cet institut et les auteurs qui se réclament de cette tradition. Trois thèmes sont développés dans cet ouvrage : un questionnement sur les raisons de la crise de la solidarité dans nos sociétés, une réflexion sur la possibilité de créer une démocratie radicale et une analyse du rapport entre théorie critique et action politique.
3Le premier texte est écrit par A. Honneth, le plus grand représentant de la troisième génération de la théorie critique. A. Honneth veut montrer que, contrairement à une tradition majoritaire qui sépare économie et politique, « la qualité de la formation de la volonté politique dépend de manière décisive de l’état de la division sociale du travail » (p. 17). Il est donc nécessaire de reprendre la tradition d’Émile Durkheim et de Karl Marx qui sont partis de la même hypothèse. L’expérience du travail et de la coopération au sein d’une société plurielle permet de prendre conscience d’appartenir à une communauté sociale. Cependant, il est nécessaire de renouveler l’analyse de la division du travail, car non seulement elle repose sur une vision réductrice de ce qui peut être appelé travail, mais aussi sur une survalorisation de la technologie dans l’évolution de la division du travail et enfin sur la croyance de la possibilité de distinguer clairement les rôles des uns et des autres. Ces limites ne permettent pas de reprendre telle quelle la tradition de K. Marx et É. Durkheim dans le cadre des nouvelles formes de travail. De plus, cette généalogie de la tradition critique doit être complétée par un retour sur les alternatives au capitalisme (autogestion, obligations de service imposées par l’État) qui permettra de réveiller de nouvelles potentialités dans la construction de subjectivités démocratiques.
4Les deux articles d’Eva von Redecker (« L’ombre de la propriété », p. 37-74) et Thor João de Sousa Veras (« Fractures du progrès », p. 157-184) construisent deux théories du populisme qui se développent dans nos sociétés. E. von Redecker montre que l’histoire du capitalisme doit s’entendre comme une histoire de la propriétarisation qui s’applique aussi aux identités. L’émancipation de certaines populations dominées a alors conduit à une propriété fantôme autoritaire chez les anciens dominants qui cherchent à restaurer l’ordre inégalitaire précédent. Ces propriétés fantômes existent chez les populations dominées, puisque l’égalité formelle qu’elles ont acquise n’est pas accompagnée des conditions matérielles qui permettent de se l’approprier. La notion de propriété n’est donc plus seulement un concept économique, mais s’inscrit dans l’histoire des subjectivités. Alors que beaucoup de théories politiques considèrent que l’État de droit républicain est le rempart ultime à la montée des populismes de droite apparus depuis la deuxième décennie du xxie siècle, T. João de Sousa Veras affirme dans son article qu’il faut peut-être choisir la voie d’un populisme de gauche (Mouffe Chantal, Pour un populisme de gauche, Paris, A. Michel, 2018) ou d’un socialisme internationaliste démocratique (Honneth Axel, L’Idée du socialisme, Paris, Gallimard, 2017). Ces deux projets se rejoignent sur le potentiel d’indignation contre la politique néolibérale, mais aussi sur la nécessité d’une politique des coalitions qui fait une place à la pluralité des luttes, sans céder au précédent essentialisme du prolétariat. Malgré les insuffisances de ces deux approches, leur négligence vis-à-vis des luttes du Sud global depuis les années 1980, ce pluralisme des coalitions semble être la plus grande force face au populisme de droite. En effet, ce dernier se caractérise par une opposition entre « eux » et « nous », entre le vrai peuple et l’élite, le vrai peuple étant mythifié dans son unité. Sans céder à un nouveau moralisme, les forces progressistes du xxie siècle doivent donc se constituer sur ce pluralisme sans fondement essentialiste.
5Revenons maintenant sur la seconde partie de l’ouvrage et la possibilité de créer une démocratie radicale. Marcus Döller propose un très beau (« La reconnaissance comme lutte dans le partage du sensible », p. 77-90) texte sur la possible convergence entre la théorie de la lutte pour la reconnaissance d’A. Honneth et celle du partage du sensible de Jacques Rancière. Cette convergence est possible car ces deux auteurs ne cessent d’affirmer qu’il ne faut pas présupposer une capacité d’agir politique mais, qu’au contraire, il faut penser des interruptions dans l’ordre perceptif pour que le sujet commence à se voir comme sujet politique, avec d’autres sujets politiques. Tout sujet participe au monde social par son travail, ses interactions avec autrui, mais sans jamais participer pleinement au monde social, car il y a toujours un excès de non-participation sur la participation. Protester politiquement revient à revendiquer cet excès pour repartager le sensible, pour être vu et se voir comme sujet pleinement politique.
6Dans son article « L’erreur de l’ontologie sociale antagoniste » (p. 99-125), H. Rosa, représentant actuel le plus connu de l’institut de Francfort, revient sur un autre présupposé de notre tradition politique : une conception antagoniste du social et du politique reprise par toute la philosophie critique. Cette conception est en réalité désastreuse car elle rend impossible toute construction harmonieuse d’un monde partagé. Il est donc nécessaire de revenir à un geste théorique comparable au geste marxiste du communisme primitif. H. Rosa introduit alors la perspective d’une « ontologie sociale relationnelle » (p. 101), seule capable de nous permettre de reconstruire une relation au monde fondée sur la résonance. En effet, son ouvrage Accélération (Rosa Hartmut, Paris, Éd. La Découverte, 2010) avait montré que l’accélération au cœur du capitalisme tardif crée une dislocation dans les rythmes biologiques, les rythmes de vie et les rythmes de la reproduction sociale qui rend impossible tout accomplissement des individus et d’une vie sociale harmonieuse. Il faut donc repenser le lien politique. Celui-ci ne réside ni dans une substance, ni dans des valeurs, mais « est formé par un rapport particulier des hommes les uns aux autres, et ce rapport est descriptible dans sa plus simple forme comme une relation de l’écoute et de la réponse » (p. 107). Il est donc nécessaire de lutter pour un principe d’indisponibilité par rapport à la nature, au temps et aux autres pour échapper à cette accélération. Le populisme de droite est une fausse réponse dans cette recherche de l’indisponibilité, car les étrangers y sont tenus comme responsables de ces dislocations. Il serait utopiste de croire qu’un retour en arrière est possible, mais un nouveau rapport de résonance nécessitera une stabilisation adaptative qui donnera une priorité au bien commun dans la sphère économique.
7Continuant la traversée des impensés de notre tradition, Oliver Marchart questionne dans « Le frère ennemi, ou la théorie critique de la politique » (p. 127-154) la distinction entre la politique et le politique à partir d’une relecture de Herbert Marcuse. La différence politique sépare classiquement le moment fondationnel du politique et la dimension ontique de la politique. Au sein de l’institut de Francfort, T. W. Adorno fut le premier à penser cette différence politique. Cependant, plusieurs impasses parcourent la pensée de T. W. Adorno. Non seulement, le politique est identifié au moment de la critique, créant ainsi un héroïsme de la pensée, de plus, son pessimisme lui interdit de donner une valeur à l’action politique. En un sens, H. Marcuse peut être considéré comme le frère ennemi de T. W. Adorno. Le politique y est pensé sur un mode objectiviste (lutte des classes ou théorie des pulsions) et la politique sur un mode volontariste et optimiste à partir de la praxis révolutionnaire. Cette quasi-contradiction conduit H. Marcuse à alterner entre le réveil de l’éthique démocratique, celle d’une société non antagoniste, et la praxis révolutionnaire qui, elle, accepterait cet antagonisme. Cependant, il est peut-être possible de dépasser cette contradiction en définissant, à la suite de Claude Lefort, la démocratie radicale par l’absence de fondement. Le vide laissé par l’ontologie du politique permet de concilier la praxis révolutionnaire et une éthique démocratique, qu’il faudrait viser pour créer un lien social harmonieux, lien social qui est l’un des possibles de ce vide du politique. C’est ce qu’avait anticipé la théorie marcusienne de la préfiguration. La révolution ne peut plus être fondée sur un fondement ontologique du politique, mais doit se préfigurer elle-même. Elle doit construire ses conditions d’émergence et « être anticipée dans des pratiques de subjectivation révolutionnaire » (p. 149). Nous sommes face à un des mystères de l’interruption révolutionnaire. Si nous faisons le deuil d’un fondement ontologique du politique, comment des subjectivités mutilées peuvent-elles anticiper la révolution ? Ce questionnement est sans aucun doute ce qui a séduit H. Marcuse dans le non-conformisme des mouvements étudiants des années 1960, car il y voyait une de ces préfigurations.
8Parmi tous les articles qui constituent cet ouvrage, « Reconnaissance et critique dans l’Anthropocène » (p. 185-199) d’Atticus Carnell occupe une place à part en se demandant comment la théorie critique peut éclairer la crise écologique. Même si la domination de la nature comme caractéristique du capitalisme était déjà mise en avant par T. W. Adorno et M. Horkheimer, cette thématique n’a pas été privilégiée dans l’histoire de l’Institut. A. Carnell va même jusqu’à affirmer que la théorie critique ne possède pas de fondements normatifs suffisants pour penser l’ensemble des relations humaines avec le monde non humain. En réalité, l’auteur de cet article s’intéresse avant tout à la théorie d’A. Honneth pour montrer qu’il s’agit essentiellement d’une critique intrasociale et non d’une critique extrasociale. En effet, la mise en avant des luttes pour la reconnaissance permet d’élargir la compréhension des mouvements sociaux au-delà du cadre des simples revendications économiques, mais ne permet pas de comprendre les luttes environnementales, apparues depuis les années 1960. Dès la première génération de l’Institut, M. Horkheimer avait déjà fait une critique de la raison instrumentale comme domination sur les non-humains. Cependant, si cette critique est extrasociale, elle reste anthropocentrique puisque M. Horkheimer « rattache la domination des non-humains par les humains à l’autorépression par les humains et à la domination de certains hommes par d’autres » (p. 191). Choisissant donc une autre perspective, A. Carnell propose deux voies pour compléter le dispositif d’A. Honneth. Il faut inclure le respect du non-humain dans la reconnaissance qu’on porte aux autres. De fait, dans les luttes environnementales, les populations se sentent méprisées car leur cadre de vie, leur environnement lui-même n’est pas respecté. De plus, il faut peut-être considérer que reconnaître les autres, ainsi que ce qui est non humain, est aussi essentiel dans l’accomplissement de soi que le fait d’être reconnu. Sans être des certitudes, ces pistes peuvent devenir des éléments fondateurs pour que la théorie critique élabore une grille interprétative des luttes environnementales.
9Ces différents textes ne montrent pas seulement la diversité et la fécondité de la théorie critique. Ils permettent de comprendre les nouveaux enjeux qu’elle doit affronter pour être capable de se renouveler : introduction de l’analyse de la division du travail et de son évolution pour comprendre les crises des liens de solidarité, nécessité de penser les nouveaux populismes de droite, renouveau du questionnement des rapports entre le politique et la politique et enfin élargissement du cadre actuel de cette théorie pour y inclure les luttes environnementales. Ces pistes n’indiquent aucunement la possibilité d’une théorie englobante, mais permettent d’envisager les prochaines étapes de la théorie critique issue de l’École de Francfort.
Pour citer cet article
Référence papier
Patrice Vibert, « Katia Genel et Niklas Plätzer (dirs), Croisements critiques. L’actualité de l’École de Francfort », Questions de communication, 45 | -1, 637-641.
Référence électronique
Patrice Vibert, « Katia Genel et Niklas Plätzer (dirs), Croisements critiques. L’actualité de l’École de Francfort », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34707 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxl
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page