Jean-François Bert et Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science
Jean-François Bert et Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Éd. Anamosa, 2021, 432 pages.
Texte intégral
1Saisir, dans une perspective historique, les matérialités tangibles par lesquelles les savoirs savants s’élaborent, circulent et sont transmis, tel est le projet formulé par Jean-François Bert et Jérôme Lamy dans un ouvrage qui propose une traversée au long cours des organisations matérielles par lesquelles vivent les savoirs. Dans ce morceau d’anthropologie des pratiques savantes, les auteurs adoptent un positionnement spécifique : (i) les savoirs seront observés en tant que « contenus objectivés, matérialisés, sur des supports particuliers (comme par la voix, par les gestes ou sur des objets) » (p. 10) ; (ii) ils seront compris au sens large – celui d’une activité visant la production d’« heuristiques » (ibid.), de tentatives raisonnées et méthodiques d’explicitation du monde – et (iii) ils seront considérés dans une acception transversale, par-delà des frontières disciplinaires. L’introduction précise ainsi les finalités de la démarche et la situe au regard des recherches conduites par les auteurs pionniers, au premier rang desquels on trouvera l’approche archéologique de Michel Foucault. J.-F. Bert et J. Lamy expriment leur intention en ces termes : « L’approche matérielle des savoirs ne constitue pas un secteur totalement ignoré dont nous aurions soudainement et opportunément retrouvé les contours. L’un des premiers enjeux de cet ouvrage est de proposer une récapitulation historiographique précise des principaux acquis de ces études jusque-là dispersées, disjointes, au carrefour de plusieurs disciplines, dont l’épistémologie, l’histoire des sciences, l’anthropologie ou les Science and Technology Studies (STS) » (p. 19).
2L’ambition de l’ouvrage est par conséquent d’opérer une synthèse documentée et illustrée des travaux existants sur les matérialités qui configurent notre rapport au savoir. Les trois parties de l’ouvrage (appelées « Livres »), lieux, objets et gestes, répondent de ce fait à trois jalons bien identifiés de ce champ de recherche, que sont le spacial turn, l’object turn et le practical turn.
3Dans le Livre I, « La topographie des savoirs », sont abordés les méthodes d’analyse des lieux de science et les acquis des recherches portant sur la « géographie des productions scientifiques » (p. 30). Le nécessaire voisinage du livre, source de documentation incontournable pour le chercheur, commande la création d’infrastructures spécifiques. Dans le sillage des travaux de Christian Jacob, les auteurs montrent comment la bibliothèque se constitue progressivement comme lieu privilégié de conservation et d’élaboration du savoir, se déclinant sous des formes architecturales diverses. D’autres lieux construits, comme le laboratoire, ont fait l’objet d’études ethnographiques ; plus généralement, ces lieux, dans la pluralité de leurs arrangements et de leurs fonctions (séminaires, théâtre d’anatomie universitaire, cabinet de curiosités, etc.), apparaissent rarement clos sur eux-mêmes et demandent à être interrogés au travers des échanges qu’ils entretiennent avec d’autres espaces, par exemple l’espace urbain. En effet, la ville apparaît comme un lieu de réappropriation des savoirs par un public populaire ou bourgeois, où la science s’exhibe sous la forme de spectacle, de conférences ou d’expositions : « À chaque fois, la pratique savante est associée à d’autres exigences sociales, politiques et culturelles que le tournant spatial donne à voir avec précision » (p. 136).
4Le Livre II, « Objets savants : les médiations matérielles », traite des objets à travers lesquels opèrent les pratiques savantes : pièces de mobilier, bureaux, outils, ces objets sont associés à une pluralité de fonctions, qui ouvrent autant de perspectives pour la recherche : « Il y a les objets points d’appui pour l’observation, les objets artefacts à explorer et puis un vaste ensemble d’objets-instruments, d’objets-dispositifs qui servent à la production proprement dite de la science. S’il est inutile de tenter un inventaire exhaustif, il importe malgré tout de cerner, au moins de façon oblique, les différentes manières de concevoir l’artefactuel dans le domaine savant » (p. 174). Par exemple, les instruments (de mesure, d’optique, etc.) prennent sens et importance dans le processus de validation des résultats de la recherche : à ce titre, ils deviennent pleinement constitutifs des méthodes de travail au sein d’un domaine disciplinaire et de la communauté qui l’anime. À cet endroit, on soulignera la belle étude de cas consacrée au microscope, qui débouche sur une exploration des liens qu’entretiennent « vue instrumentée » (p. 238) et « perspective scientifique » (p. 254) : « Le regard scientifique est de part en part travaillé par l’artefactuel, conditionné par les objets, formé par la matérialité » (ibid.).
5Le Livre III, « Savoir manipuler : les gestes de la science », est enfin l’occasion d’interroger les techniques et les engagements du corps savant qui président au façonnage des savoirs. Surtout, les pratiques scripturaires connectent les gestes à des lieux (des terrains d’élaboration, des espaces de réception) et des objets comme supports d’écriture et d’organisation de la pensée. À l’usage de la fiche s’associe un geste d’extraction/de commentaire ; au carnet de recherche, les gestes de consignation du relevé des traces, de notation de premières hypothèses, mais aussi de documentation d’un protocole destiné à témoigner de la probité de l’enquêteur ; aux brouillons, les gestes d’annotation en vue d’une réécriture. D’autres matérialités mobilisant une pratique de l’écrit – dossiers, correspondance, tableau noir, revues et livres savants, manuels – impliquent autant de gestes par lesquels on expose les sources, prouve le sérieux d’une recherche, consolide la réflexion ou anime une communauté scientifique. De cette investigation des matérialités de l’écriture découle une conclusion générale en forme d’ouverture, qui discute la notion de « style savant » comme pluralité des modalités du « faire science » (p. 389), permettant d’articuler dans une grille de lecture cohérente les orientations de recherche exposées.
6Sans conteste, l’ouvrage de J.-F. Bert et de J. Lamy remplit l’objectif exprimé à son entame, celui de réaliser une « récapitulation historiographique » (p. 19) transdisciplinaire des recherches touchant à l’anthropologie historique des pratiques savantes : le lecteur en quête d’un panorama de la littérature scientifique sur la question y trouvera amplement de quoi se nourrir, non seulement sur le plan documentaire – les références abondent et puisent dans les différentes disciplines des sciences humaines et sociales : anthropologie, sociologie, philosophie, histoire des sciences, etc. –, mais aussi en termes de perspectives de recherche. En effet, les auteurs veillent à identifier des points de contact, des tensions, à discuter les choix théoriques et les approches méthodologiques présentés. Il en résulte que le livre apparaît comme un véritable réservoir à problématisation, prêt à l’emploi, permettant de poser les bases d’une recherche : ce n’est pas un mince mérite.
7L’ampleur du projet et l’érudition nécessaire pour le mener à bien comportait cependant le risque d’un traitement parfois rapide ou moins cadré de certains aspects. Par exemple, les matérialités associées aux outils numériques ne sont mentionnées que très ponctuellement et de façon assez lapidaire. Or, s’il est rendu compte de La Raison graphique de Jack Goody (Paris, Éd. de Minuit, 1979) et des organisations matérielles par lesquelles se transforment nos manières de penser, que dire de la raison computationnelle qu’imposent les matérialités des dispositifs informatiques, dont se font écho les travaux de Bruno Bachimont (Patrimoine et numérique : technique et politique de la mémoire, Bry-sur-Marne, INA Éd., 2017) ? De la transformation d’un format scripturaire comme le carnet de recherche en média numérique, qu’illustrent les blogs de la plateforme Hypotheses.org (Marin Dacos et Pierre Mounier, « Les carnets de recherche en ligne, espace d’une conversation scientifique décentrée », dans C. Jacob (dir.), Lieux de savoir, 2, Les Mains de l’intellect, Paris, A. Michel, 2010) ? De la médiation des publications savantes par les plateformes et agrégateurs, avec ce que cela implique de transformation du système économique, du régime de la propriété, des principes d’archivage, de documentation par les métadonnées ? La définition d’un terminus ad quem (fin du xxe siècle, par exemple) aurait pu être utile, encore que le memex, sorte de table de travail intelligente imaginée sur plan, en 1945, par l’Américain Vannevar Bush aurait eu toute sa place dans la section consacrée au bureau : organisant la mise en relation de fiches, documents ou médias comme aide à la mémoire et soutien de la réflexion, il constitue l’un des fondements de la technologie hypertextuelle du Web. À l’heure où les discours d’accompagnement des médias numériques valorisent perpétuellement leur nouveauté et entretiennent l’imaginaire de leur immatérialité, rappeler cette dimension matérielle, préciser la place de ces objets dans une histoire longue des pratiques savantes, en soulignant les héritages comme les transformations qu’ils entraînent dans notre rapport au savoir, serait particulièrement bienvenu.
8Cependant, cette limite ne remet pas en cause les qualités déjà soulignées de ce travail : clair et lisible, évitant toute inflation conceptuelle inutile, il se caractérise par un discours invitant à une constante gymnastique intellectuelle entre les échelles micro et macro d’appréhension de son objet. Les exposés des grandes orientations de la recherche alternent, dans chacune des parties, avec des exemples issus de la vie scientifique et des études de cas concrètes. Les trois pôles d’analyse qui structurent l’ouvrage étant interreliés, on peut dire que le mouvement est constitutif de l’écriture : sans cesse, les auteurs montrent comment le matériel se situe à l’interface d’idées et de pratiques, opère une jonction qui est la condition même de la construction et la transmission des savoirs. On relèvera encore que le livre manifeste d’une certaine manière ce qu’il expose, en tant qu’artefact par lequel advient une matérialisation des savoirs incitant à des manipulations spécifiques : outils paratextuels (tables, index) autorisant une lecture tabulaire, marges étendues comportant des repères thématiques ouvrant la possibilité de marquages et d’annotations, richesse de l’iconographie illustrant les objets sur lesquels porte le propos, sont autant de matérialités anticipant des appropriations variées suivant les finalités allouées à la lecture.
9Par la mise en relation qu’il opère entre les éléments d’état de l’art théorique d’un champ de recherche et des focales sous forme d’études de cas, l’ouvrage de J.-F. Bert et J. Lamy témoigne du foisonnement de la recherche en anthropologie historique des pratiques savantes et de la pluralité des manières de s’y confronter. À ce titre, Voir les savoirs constituera une ressource incontestablement utile pour penser les articulations qui existent entre pratiques, objets et lieux qui animent l’élaboration, la circulation et la réception des savoirs.
Pour citer cet article
Référence papier
Ingrid Mayeur, « Jean-François Bert et Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science », Questions de communication, 45 | -1, 633-637.
Référence électronique
Ingrid Mayeur, « Jean-François Bert et Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34697 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wxj
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