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  • 1 Voir notamment les deux ouvrages que David O. Dowling consacre à ces questions (2019 ; 2021), ains (...)
  • 2 Voir la note 1 de son article ci-après. Celui-ci est une version remaniée de la conférence d’ouver (...)

1Dans l’article publié au sein de cette rubrique « En VO », David O. Dowling, professeur à la School of Journalism and Mass Communication de l’Université de l’Iowa, spécialiste du « longform journalism » (le « journalisme long format ») à l’heure numérique1, met en valeur la manière dont certains jeux vidéo immersifs et interactifs « peuvent fonctionner comme du journalisme ». À tel point qu’il les désigne comme constituant des « newsgames ». L’un des intérêts de son texte est alors d’explorer la façon dont cette forme nouvelle de journalisme narratif, équipée des dernières technologies numériques, peut contribuer à mieux comprendre l’actualité du monde, puisque tel est l’objectif de certaines des organisations qui promeuvent ces newsgames2.

2En effet, tels que décrits par D. O. Dowling, les newsgames se montrent capables de s’affranchir de quelques-uns des nombreux problèmes qui contraignent la production de l’information des médias dits « traditionnels » (presse écrite, radio et télévision), en particulier de l’information sur l’étranger. Comme le chercheur le souligne dans son texte, il n’est par exemple pas facile de bien remettre en contexte l’expérience de l’exil d’un réfugié quand le nombre de mots d’un article est limité, quand le nombre de minutes d’un reportage télévisuel ou de caractères d’un tweet sont non moins réduits. Dans une certaine mesure, les newsgames que D. O. Dowling étudie se libèrent de cette contrainte en accordant l’espace nécessaire au traitement de telle ou telle actualité. De plus, ces jeux ont pour avantage de s’appuyer sur un « riche storytelling » avec lequel les supports d’information traditionnels peuvent avoir bien du mal à rivaliser. Un autre des atouts de ces newsgames réside dans « l’expérience de l’actualité » qu’ils procurent à leurs usagers : immergés dans le programme, ils sont amenés à vivre de plus près les situations dépeintes, ce qui permet de susciter « un sentiment d’empathie accru ».

3L’un des traits communs des newsgames évoqués par D. O. Dowling est l’« éthique » dont ils font preuve dans la « représentation des groupes marginalisés » – des groupes dont la réalité est présentée par l’auteur comme étant « déformée ou tue dans les informations mainstream ». L’empathie générée par ces jeux en fait des véhicules idoines pour « un journalisme socialement progressiste », défendant les « droits humains ». À travers ces newsgames, l’usager pourra faire l’expérience, ainsi que D. O. Dowling les décrit, du périple d’un réfugié syrien ayant dû quitter son pays, des conséquences d’un tremblement de terre en Haïti, de la brutalité de la répression des manifestations contre le Chah d’Iran en 1979, de la vie d’une jeune Iñupiat en Alaska, ou du racisme aux États-Unis. Autant d’éléments permettant à ces jeux, selon lui, d’inciter leurs usagers à une « prise de conscience politique » ou à un « engagement civique ».

4Stimulantes, les réflexions que développe ce texte font également naître nombre de pistes de recherche. D’abord sur le terme de « newsgames » : l’ensemble que celui-ci recouvre est défini de façon assez large et la dimension journalistique qu’il recèle n’est pas toujours facile à évaluer. Certains de ces jeux sont développés par des médias : le New York Times, le Financial Times, BuzzFeed ou Al Jazeera sont cités. Ils peuvent aussi être créés par les unités « marketing de marque » de médias, comme celle du Wall Street Journal. Pour d’autres, leur dimension journalistique se mêle avec leur vocation explicite de plaidoyer, à l’image du Project Syria développé par Nonny de la Peña, commandité par le Forum économique mondial de Davos. Se pose alors la question de la nature journalistique de ces newsgames, qui appelle, entre autres, une exploration du travail de reportage leur ayant donné corps et une étude approfondie de leurs contenus. Ont-ils eu les ressources nécessaires à leur travail journalistique, qui manquent à tant de médias d’information ?

5De même, si ces newsgames contournent certaines des contraintes pesant sur la production et la distribution par les médias de l’information sur l’étranger, ils n’en sont pas moins eux-mêmes intégrés dans une économie transnationale du jeu vidéo (Kerr, 2017). Économie avec des logiques dominantes qui ne concourent pas toutes – c’est peu de le dire – à toujours faciliter la production et la distribution de contenus destinés à promouvoir un « engagement civique », ce qui invite à explorer la manière dont ces newsgames composent avec ces logiques.

6Si ces jeux entendent donner une « voix aux sans-voix », pour reprendre une expression utilisée par D. O. Dowling, il est de plus nécessaire de s’interroger sur la nature des voix qu’ils font entendre. C’est d’ailleurs l’objet de deux questions posées par Florent Maurin qui dirige le studio parisien de « jeux du réel » The Pixel Hunt3 et qui est cité dans l’article : « Whose stories get told? [De qui raconte-t-on les histoires ?] » dans ces newsgames, « Who is allowed to tell these stories? [Qui est autorisé à raconter ces histoires ?] ». Des interrogations importantes qui font écho à des débats animant le monde académique depuis des décennies sur le pouvoir que détiennent certaines entreprises de représenter médiatiquement le reste du monde.

7Il est intéressant de remarquer que la grande majorité des newsgames mentionnés dans le texte ont été produits par des entreprises ou des institutions basées en Amérique du Nord ou en Europe occidentale, à une exception : Pirate Fishing et #Hacked, produits par Al Jazeera, mais par les branches anglophones du média qatari. Cette prédominance des newsgames occidentaux interroge d’autant plus que les thématiques qu’ils traitent, telles que dépeintes dans l’article, portent largement sur les réalités d’autres pays – par exemple Haïti, la Syrie, l’Iran –, ce qui invite à explorer plus avant comment celles-ci sont représentées.

8Enfin, une autre piste qui se dessine est celle des publics de ces newsgames. D. O. Dowling souligne les logiques de concurrence structurant « l’économie de l’attention » sur le web, qui, elles aussi, contraignent le rôle qu’ils peuvent espérer jouer. Dans quelle mesure les jeux cités dans le texte réussissent à faire leur place dans cette compétition ? Pour quels publics, de quels hémisphères ? Autant d’interrogations qui aideraient à évaluer la capacité de ces newsgames à susciter la « prise de conscience politique » ou les « actions publiques » qu’ils sont censés provoquer.

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Bibliographie

Dowling D. O., 2019, Immersive Longform Storytelling: Media, Technology, and Audience, New York, Routledge.

Dowling D. O., 2021, The Gamification of Digital Journalism: Innovation in Journalistic Storytelling, New York, Routledge.

Hagemann S., 2022, « David O. Dowling, The Gamification of Digital Journalism. Innovation in Journalistic Storytelling », Questions de communication, 42, p. 586-589. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.30694

Kerr A., 2017, Global Games: Production, Circulation and Policy in the Networked Era, New York, Routledge.

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Notes

1 Voir notamment les deux ouvrages que David O. Dowling consacre à ces questions (2019 ; 2021), ainsi que la recension que Simon Hagemann (2022) fait du second.

2 Voir la note 1 de son article ci-après. Celui-ci est une version remaniée de la conférence d’ouverture que D. O. Dowling a prononcée à l’occasion de la Journée d’étude internationale, « L’avenir de la médiation technologique dans le journalisme et les médias », organisée par Marguerite Borelli, Jaércio da Silva, Thomas Jaffeux et Gilson Schwartz, à l’Université Paris-Panthéon-Assas, le 27 juin 2023.

3 Accès : https://www.thepixelhunt.com/fr/, (consulté le 12 av. 2024).

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Pour citer cet article

Référence papier

Tristan Mattelart, « Présentation »Questions de communication, 45 | -1, 369-372.

Référence électronique

Tristan Mattelart, « Présentation »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 20 juin 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/34597 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wwz

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Auteur

Tristan Mattelart

Université Paris-Panthéon-Assas, Carism, F-75006 Paris, France

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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