Thierry Crépin, François Hache-Bissette, dirs, Les presses enfantines chrétiennes au XXe siècle
Thierry Crépin, François Hache-Bissette, dirs, Les presses enfantines chrétiennes au XXe siècle, Arras, Artois Presse Université, coll. Études littéraires, 2008, 251 p.
Texte intégral
1Issu d’un colloque organisé à Arras en 2004, cet ouvrage rassemble dix-sept contributions portant sur des magazines regroupés sous l’appellation de « presses enfantines chrétiennes ». Les auteurs désignent ainsi des publications pour enfants, créées directement au sein de l’Église, telle la revue Cœurs Vaillants, ou alors des publications lancées par des éditeurs professionnels mais nourries d’esprit chrétien, telle la revue pour petites filles La semaine de Suzette. Tous ces journaux ont joué un rôle notable dans l’histoire de la presse, de la culture, de la jeunesse. Ils ont popularisé des héros réunissant plusieurs générations de lecteurs comme Tintin, Bécassine, Lili ou, plus récemment, Petit Ours Brun. Si la plupart des titres ont disparu, c’est de la presse enfantine qu’est issu le groupe Bayard qui constitue une belle réussite éditoriale et économique.
2C’est durant un siècle, qui pourrait être situé entre 1860 et 1960, que la presse enfantine chrétienne connut le plus d’écho. La floraison de titres à la Belle Époque a accompagné et renforcé le processus d’« invention de l’enfance », qui voit cet âge s’imposer comme une catégorie propre à laquelle sont destinées de nouveaux produits, comme les jouets fabriqués en série ou ces nouvelles publications. Les années 30 et 40 marquent l’apogée de cette presse enfantine. En revanche, elle connaît un déclin à partir de la fin des années 50. Elle est alors touchée par le recul de la pratique religieuse et de la sociabilité qui lui est liée. Elle subit de plus la concurrence d’autres types de loisir, au premier rang desquels la télévision.
3Dès la fin du XIXe siècle, un premier journal pour enfants est créé au sein de l’Église catholique. Fondée en 1860 par le père Emmanuel d’Alzon (1810-1880), la congrégation des Augustins de l’Assomption détient la Maison de la Bonne Presse, d’où sera issu le groupe Bayard. Après avoir lancé Le Pèlerin en 1873 puis La Croix en 1883, la Maison de la Bonne Presse crée le magazine pour enfants Le Noël en 1895. Ce titre publie des romans à suivre, poésies et chansons. Ces productions sont imprégnées d’un idéal conservateur, les romans célébrant la chouannerie ou, comme ceux de René Bazin, la province d’antan. La religion tient une grande place avec une présentation liturgique de la semaine, des anecdotes de la vie des saints, un courrier des lecteurs qui traite régulièrement de questions d’indulgences ou de médailles. Le Noël inaugure deux phénomènes qui reviendront régulièrement dans l’histoire de cette presse enfantine. D’abord, il donne lieu à une série de publications satellites et de titres nouveaux s’adressant chacun à une tranche d’âge spécifique, selon la pratique dite du « chaînage ». Ensuite, il suscite la création d’un mouvement de jeunesse, les Noëlistes, regroupés en clubs et réseaux de correspondants séparés selon l’âge ainsi qu’entre garçons et filles. En 1913, le titre devient réservé aux jeunes filles. Un journal destiné aux enfants est crée en 1915, L’Étoile noëliste, qui paraîtra jusqu’en 1938.
4L’autre titre créé au sein de l’Église est l’hebdomadaire Cœurs Vaillants, lancé à Arras en 1929 par plusieurs prêtres et propriété de l’Union des œuvres catholiques de France. Éditant dès 1930 « Les aventures de Tintin », Cœurs Vaillants connaitra un succès considérable. Le magazine donnera aussi lieu à une publication satellite, Âmes-Vaillantes, destinée aux filles. Il suscitera également un mouvement de jeunesse, celui des Cœurs Vaillants-Âmes Vaillantes. Une contribution de Michel Renouard restitue bien la sociabilité des patronages et séances de catéchisme dans lequel les jeunes lecteurs découvraient leur journal : « Quand disparaît le titre, le 3 octobre 1963, en plein Vatican II, tout un monde disparaît avec lui. Celui des patrons, des colos, des films fixes, des écussons polychromes, des ventes à la criée à la sortie des messes et des curés à béret et à soutane. Les soutanes elles-mêmes, mais elles aussi l’ignoraient, seraient bientôt remisées au vestiaire ».
5À côté de ces journaux crées au sein de l’Église, trois publications pour fillettes éditées par des maisons commerciales se font concurrence tout en se réclamant semblablement de valeurs chrétiennes. Le plus ancien est La Semaine de Suzette, titre créé en 1905 et qui durera jusqu’en 1960. Ce journal est lancé par la maison Gautier Lauguereau, qui édite également Les Veillées des chaumières (créé en 1877 et qui existe toujours), ainsi que L’ouvrier (1861-1917) destiné, en dépit de son titre, aux jeunes hommes de bonne famille. Issu d’une maison d’édition spécialisée dans les ouvrages de piété, le groupe est dirigé par Henri Gautier qui l’a racheté en 1885 et a pris pour associé son neveu Maurice Languereau. La Semaine de Suzette connaît immédiatement un grand succès, grâce en partie à une innovation commerciale, à savoir la poupée Bleuette « offerte pour tout abonnement d’un an ». À partir de 1913, le succès du journal s’appuie principalement sur la popularité de son héroïne principale, Bécassine. Bécassine est dessinée par Joseph Pinchon et ses scénarios sont écrits par Maurice Languereau qui signe sous le pseudonyme de Caumery, anagramme transparent de son prénom.
6À partir de 1909, La semaine de Suzette doit soutenir la concurrence de Fillette (qui sera publié avec quelques interruptions jusqu’en 1964). Ce titre est lancé par les frères Offenstadt connus comme éditeurs de romans grivois qui se sont reconvertis dans la presse enfantine avec L’Illustré, créé en 1904, et L’Épatant, créé en 1908 et qui publie notamment les Pieds Nickelés de Pellos. Fillette vise un public plus populaire que La Semaine de Susette, et est vendu du reste cinq centimes au lieu de dix. Pour le reste, dans son graphisme et ses rubriques, Fillette est copié jusqu’au plagiat sur son prédécesseur. Dès les premiers numéros, Fillette lance aussi sa poupée Friquette offerte moyennant un abonnement. Fillette se dote aussi d’une héroïne conçue comme le strict opposé de Bécassine, l’espiègle Lili. Quand Bécassine est une domestique pauvre et ignorante, Lili est une jeune fille riche, éduquée et même de petite noblesse, de son vrai nom Émilie d’Orbois. Bécassine est simple et respectueuse, quand Lili est active et malicieuse. Durant la Grande Guerre, les deux héroïnes sont enrôlées au service de la France chacune à sa manière. D’abord passive et apeurée, Bécassine deviendra cantinière, ce qui reste un rôle traditionnel féminin. Par-delà sa simplicité, le personnage possède une profondeur qu’a bien analysée Francis Lacassin. Bécassine incarne des valeurs positives, l’optimisme, le bon sens, la fidélité et l’empathie envers les humbles qui lui valent la sympathie de tous et la réussite finale dans ses entreprises. Ainsi, patriote sans faille et auxiliaire de la victoire, elle désamorce la violence du conflit par sa bonté, sa naïveté et par l’humour. Dans Fillette, le ton est bien plus martial, comme si les frères Offenstadt, juifs allemands naturalisés, s’appliquaient à une surenchère patriotique. Lili est durant la Guerre une combattante qui délivre son père, porte les armes et tire même contre l’ennemi, transgressant les rôles traditionnels dévolus à son âge et à son sexe. Alors que la fin du conflit est à peine évoquée dans les aventures de Bécassine, elle ne cessera de traquer les espions et les mauvais Français qu’en 1923, lorsqu’elle épousera un aviateur.
7Un troisième journal destiné aux filles est Lisette, qui paraitra à partir de 1921 jusqu’en 1942, puis de 1946 à 1973. S’il ne dispose pas d’héroïne comparable à ces deux concurrents, Lisette saura refléter la modernité de son époque. Dans les années 30, ce titre est l’un des premiers à intégrer des photographies. L’univers qu’il propose aux jeunes lectrices intègre des techniques et des loisirs modernes (radio, cinéma, mode). Il exalte des figures de femmes contemporaines actives et autonomes comme les exploratrices et aviatrices. Toutefois, Lisette promeut parallèlement une morale traditionnelle qui voue la femme au foyer et à la maternité, dans un décalage qui confine à l’oxymore.
8Les exemples précédents illustrent nombre des facteurs qui contribuèrent au succès de cette presse enfantine : des héros populaires, séduisant enfants et parents ; des innovations graphiques et narratives, les histoires illustrées conduisant progressivement à la bande dessinée avec phylactères ; d’efficaces procédés de fidélisation, comme le chaînage des publications et le lancement de produits dérivés ; une consommation souvent collective, les magazines édités par l’Église étant diffusés dans le cadre de patronages ou suscitant des mouvements de jeunesse. Les titres lancés par des maisons commerciales s’appuient également sur un mode de diffusion qui intéresse la famille élargie. Par exemple, il est souvent avancé que le succès de Bécassine repose en partie sur les bonnes bretonnes qui s’occupaient des jeunes enfants. Tous ces titres impliquent l’ensemble de la famille en proposant des travaux manuels qui requièrent l’aide des adultes. Un point commun est la forte interactivité avec les lecteurs, qui s’exprime par le courrier de lecteurs, la constitution de réseaux de correspondants, la présence d’un éditeur qui conseille enfants et adultes, telle la « Tante Jacqueline » de La Semaine de Suzette ou la « Marraine » de Lisette.
9La Maison de la Bonne Presse se rebaptise Bayard en 1969. En 1966, elle a lancé le mensuel Pomme d’Api, qui connaitra un succès durable et contribuera fortement au développement du groupe. Ce journal est novateur en ce qu’il s’adresse aux enfants de 3 à 7 ans, public mixte parmi lequel tous ne savent pas lire. Attractif pour l’enfant par la qualité de ses illustrations, il s’adresse également à l’adulte en donnant une grille de lecture des récits. Pomme d’Api fut abondamment diffusé dans les maternelles, accompagnant l’essor de cette nouvelle forme de scolarisation. À l’origine, sa rubrique phare est une bande dessinée présentant la vie quotidienne de deux enfants, David et Marion. Elle sera suivie jusqu’en 1984, quand la situation des personnages (trois enfants vivant dans une famille unie avec une mère au foyer) sera jugée trop éloignée de la réalité des jeunes lecteurs. En 1975, apparaît Petit Ours Brun qui connaît immédiatement un succès jamais démenti. Dans chaque épisode, Petit Ours Brun vit une expérience à la fois quotidienne et sollicitant ses affects ou sentiments, petite aventure émotionnelle qui en fait un véritable héros de l’intériorité. Pomme d’Api séduit un large public par son ouverture et sa qualité. Journal catholique, il contient quelques pages religieuses dûment identifiées. Elles ont été plusieurs fois déplacées, proposées en cahiers amovibles ou réintégrées au cœur du journal, reflétant le positionnement subtil du groupe Bayard. Celui-ci entend rester fidèle à son origine chrétienne mais se veut également ouvert à tout public et s’applique à éviter la constitution d’un lectorat replié sur lui-même. Suite au succès de Pomme d’Api, le groupe a lancé, selon la logique du chaînage, une série de publications pour les tranches d’âge successives : Okapi (1971), J’aime lire (1977), Astrapi (1978), Phosphore (1981). En 2004, Bayard a consolidé sa position en rachetant son concurrent laïque Milan qui lui a apporté Toboggan, Julie et Lorie.
10Du point de vue de leur contenu idéologique et religieux, ces journaux pour la jeunesse sont passés par trois grandes étapes. Jusqu’aux années 30, les valeurs catholiques s’affichent sans complexe. Les récits du scoutisme associent par exemple les jeunes lecteurs aux chevaliers des croisades pour les inviter explicitement à construire une cité chrétienne idéale. Ceci apparaît nettement dans les célèbres illustrations de Pierre Joubert, qui présentent le scout comme un adolescent héroïque et cependant gracile, presque féminin, dont l’irréalité contraste avec la précision méticuleuse des détails de son uniforme. Les années d’Occupation sont marquées d’un raidissement et de dérives. Ainsi, en 1941, dans Cœurs Vaillants autorisé à reparaître, Robert Rigot (qui dessinera plus tard les aventures de Frédéri le gardian) signe La cité perdue, récit qui participe de la propagande vichyste en présentant une Atlantide dirigée par un vénérable patriarche et menacée par des banquiers cosmopolites au nez crochu. Après la guerre, les publications évoluent vers un humanisme de bonne volonté marqué par la tolérance et l’ouverture à l’autre.
11Ces trois étapes sont parfaitement incarnées par l’évolution du personnage de Tintin. Dans les trois premiers albums, le héros reste proche du scoutisme par sa jeunesse et son engagement explicitement catholique. Il combat les Soviets (1929), appuie les missionnaires au Congo (1930), mais part aussi combattre la pègre aux États-Unis rongés par un capitalisme anglo-saxon corrompu, oppresseur des « Nègres » et des « Peaux Rouges » (1931). Publiée en 1941 et 1942 dans Le Soir, L’Étoile mystérieuse contient plusieurs strips antisémites et voit Tintin appuyer l’expédition de savants issus de pays de l’Axe ou de pays neutres contre une équipe des États-Unis. Après guerre, Hergé peut recommencer à publier grâce à l’éditeur et ancien résistant Raymond Leblanc, avec qui il crée les éditions du Lombard et Le Journal de Tintin. L’hégémonisme catholique de Tintin laisse alors la place à de nouvelles valeurs d’humanisme et de tolérance. Dans Les sept boules de cristal (1946) et Le temple du soleil (1948), les Incas tentent de préserver leur mode de vie et leur civilisation que menace une modernité destructrice. Tintin leur donne finalement raison en promettant de ne pas révéler l’emplacement de leur Temple. Les spiritualités orientales sont valorisées dans Tintin au Tibet (1960). Les Bohémiens s’avèrent innocents du vol dont on les accuse dans Les bijoux de la Castafiore (1961). Dans Tintin et les Picaros (1976), dernière aventure publiée du vivant d’Hergé, prévaut un certain scepticisme. Ami de Tintin, le général Alcazar s’empare du pouvoir sans que cela ne réduise en rien la misère des habitants des bidonvilles. Dans un monde aux repères brouillés, Tintin finit par incarner des valeurs de paix, de générosité et de tolérance, bien loin des certitudes de ses premières aventures.
Pour citer cet article
Référence papier
Vincent Hecquet, « Thierry Crépin, François Hache-Bissette, dirs, Les presses enfantines chrétiennes au XXe siècle », Questions de communication, 19 | 2011, 300-303.
Référence électronique
Vincent Hecquet, « Thierry Crépin, François Hache-Bissette, dirs, Les presses enfantines chrétiennes au XXe siècle », Questions de communication [En ligne], 19 | 2011, mis en ligne le 19 avril 2012, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.339
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