Emmanuelle Prak-Derrington, Magies de la répétition
Emmanuelle Prak-Derrington, Magies de la répétition. Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2021, 376 pages
Texte intégral
1Maîtresse de conférences à l’ENS de Lyon où elle enseigne la linguistique et la stylistique allemandes, Emmanuelle Prak-Derrington a consacré de nombreux articles à la répétition depuis une quinzaine d’années. Issu de son habilitation à diriger des recherches (HDR) et préfacé par Claude Hagège, l’ouvrage constitue l’aboutissement de ses travaux sur cette thématique. La répétition a été passablement étudiée au tournant de ce xxie siècle, que ce soit dans une perspective littéraire (Bardèche Marie-Laure, Le Principe de répétition. Littérature et modernité, Paris, Éd. L’Harmattan, 1999), psychanalytique (Delaplace Joseph [dir.], L’Art de répéter. Psychanalyse et création, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014) ou linguistique (Magri-Mourgues Véronique et Rabatel Alain [éds], Semen, 38, « Pragmatique de la répétition », 2015). L’ouvrage d’E. Prak-Derrington tranche avec ces publications par l’originalité de son approche, la spécificité de son corpus et l’étendue de son cadrage théorique. Se positionnant contre les conceptions négatives de la répétition qui voient en elle un défaut de style, cet ouvrage se focalise sur la répétition figurale, source d’effets discursifs valorisant les énoncés. Plus précisément, il se concentre sur les répétitions à l’identique produites par un même locuteur, de façon à mettre en exergue leur dimension existentielle. Dans cette optique, E. Prak-Derrington s’appuie essentiellement sur des discours et des textes politiques tirés de trois langues différentes (le français, l’allemand et l’anglais). Les uns appartiennent à l’histoire, comme « J’accuse… ! » d’Émile Zola ou « Rede im Berliner Sportpalast » de Joseph Goebbels. Les autres prennent place dans des contextes politiques plus récents, à l’instar des discours prononcés par Nicolas Sarkozy ou François Hollande lors des campagnes présidentielles de 2007 et de 2012. Les répétitions relevées dans ces textes et ces discours sont analysées selon un ancrage théorique interdisciplinaire. Fondamentalement, E. Prak-Derrington sollicite les ressources de la linguistique énonciative, dans la lignée d’Émile Benveniste, avec une attention portée à l’inscription de l’homme au sein de la langue. Elle revendique en outre un traitement textuel et pragmatique de la répétition, insistant sur sa performativité (au sens de François Recanati), laquelle renforce le rendement des productions verbales. L’accent est encore mis sur l’iconicité des procédés répétitifs, dans la mesure où ils suscitent une motivation généralisée entre les composantes de la communication. Ces orientations linguistiques plurielles sont elles-mêmes étayées par des considérations anthropologiques sur la répétition, avec des incursions dans les domaines de la psychanalyse, de la phénoménologie et de la philosophie.
2Sur ces bases, Magies de la répétition se présente comme un ouvrage très cohérent, avec deux parties complémentaires, chacune étant subdivisée en quatre chapitres. L’objectif de la première partie est de fournir une théorie de la répétition figurale à travers des propositions stimulantes. Intitulé « La répétition verbale », le premier chapitre (p. 43-65) effectue un bilan sur les acquis de la recherche concernant ce procédé. Il revient sur la distinction classique entre répétition en langue et en discours. Il revisite également les liens de la répétition avec les notions voisines de redondance, de réduplication ou de reformulation. Sur un autre plan, E. Prak-Derrington critique le flou conceptuel des dictionnaires et des théories en vigueur à propos de la discursivité de la répétition, ainsi que leur désintérêt pour les répétitions à l’identique, considérées comme évidentes. L’apport central du deuxième chapitre (p. 67-102) est de théoriser la signifiance de la répétition. E. Prak-Derrington y dégage deux mises en œuvre de la langue pour les procédés itératifs. La première consiste en la répétition-signification qui correspond aux cas où les termes répétés sont substituables (répéter autrement), ce qui instaure le primat du signifié avec sa fonction informative. Ce mode de fonctionnement est celui de la parole ordinaire, fondée sur la transparence des signes. À ce mode s’oppose la répétition-signifiance qui mobilise des termes non substituables (répéter à l’identique), avec un privilège accordé au signifiant, ce qui met en relief la matérialité des signes linguistiques. Constituant l’objet d’étude d’E. Prak-Derrington, ce second type de répétition permet de remotiver le langage et d’activer des relations d’iconicité dans le déploiement des énoncés. De plus, estompant la visée référentielle de la communication, il engendre des effets d’évocation qui peuvent être de nature variée (ludique, esthétique, rituelle, etc.).
3Le troisième chapitre (p. 103-135) rend compte de la figuralité de la répétition, envisagée comme la manifestation formelle de sa signifiance. D’un côté, E. Prak-Derrington reproche à la tradition rhétorique d’avoir réduit la notion de figure au figuré et au sémantisme des tropes, ce qu’il conviendrait de nuancer. D’un autre, elle recentre la figuralité de la répétition sur sa dimension figurale, à savoir sur la facette phénoménale des signifiants qu’elle met en jeu. À cet effet, elle développe une typologie gestaltiste des répétitions, vues comme « l’émergence d’une figure sur un fond » (p. 108). Particulièrement novatrice, cette typologie s’articule sur le concept de saillance et sur les lois de structuration des formes établies par la Gestalttheorie. E. Prak-Derrington montre d’une façon probante que les figures phonétiques et syntaxiques de répétition inventoriées par la rhétorique répondent à ces lois. Traitant par ailleurs de la mise en texte des figures de répétition, ce chapitre formule le concept de « répétition réticulaire » (p. 127), illustré par l’examen de l’anaphore rhétorique dans trois discours politiques, dont celui prononcé par le général de Gaulle à l’hôtel de ville de Paris en août 1944. Ce concept explique comment, loin de fonctionner isolément, les figures répétitives s’organisent en réseaux, avec des mises en écho qui creusent le texte en profondeur et qui provoquent une émergence globale de la signifiance. S’inspirant des travaux de Roman Jakobson, de Henri Meschonnic et de Pierre Sauvanet, le quatrième chapitre (p. 137-178) explore la cohésion rythmique qui charpente les répétitions figurales. Celle-ci apparaît comme l’un des grands principes régulateurs du discours, au même titre que la cohérence sémantique identifiée par la linguistique textuelle. Reposant sur les critères de structure, de périodicité et de mouvement, la cohérence rythmique assure une iconicité entre le son et le sens, tout en réhabilitant la dimension sensible des textes. E. Prak-Derrington propose une classification inédite des figures de répétition (dont l’épanode et la symploque) en fonction des catégories de configurations rythmiques qu’elles construisent. Une telle cohésion rythmique est confirmée par des analyses de discours politiques à portée épidictique. Parmi elles, on peut mentionner l’étude de la logique inversive du chiasme à la fin du discours d’investiture de John F. Kennedy en 1961, ou celle des effets structurants de l’anaphore dans le discours prononcé par Simone Veil en 1974 à l’Assemblée nationale à l’occasion du projet de loi destiné à libéraliser l’IVG (interruption volontaire de grossesse).
4La seconde partie de l’ouvrage déplace la problématique de la répétition sur le terrain pragmatique, avec l’idée que « répéter, c’est faire » (p. 192). Prônant une pragmatique incarnée qui inclut la voix et le postural, E. Prak-Derrington se penche sur trois sous-genres de répétitions qui impliquent une forte motivation entre le discours produit et son contexte de communication. Les chapitres V et VI sont consacrés à la litanie, fréquemment dépréciée en dehors du champ religieux. Ces chapitres s’attachent à la revaloriser, singulièrement dans le domaine politique, et à élucider sa puissance performative qui transforme les énoncés en geste vocal. Si cette section décrit les différentes configurations de la litanie, elle vaut avant tout pour l’analyse de son fonctionnement énonciatif. Celui-ci met en place une « scène extraordinaire » (p. 216), liée à son cérémoniel dans des circonstances exceptionnelles. Une telle scène se signale par l’amplification des instances énonciatives et du message transmis à laquelle concourent abondamment les répétitions. De surcroît, ces dernières confèrent une résonance accrue aux actes de langage présents dans les litanies, comme en témoignent plusieurs exemples politiques. Entre autres répétitions, celles litaniques amplifient les actes déclaratifs dans « L’appel des 800 » (2015) dénonçant le sort des migrants de Calais, ou les actes promissifs dans l’adresse de George W. Bush au Congrès américain après les attentats de 2001. Le chapitre VI insiste plus particulièrement sur la performance vocale assurée par la profération litanique. Non seulement elle enracine l’acte locutoire dans le physiologique, rapprochant la parole du chant, mais comme l’atteste le discours de Martin Luther King « I have a dream » (1963), elle convertit la scène d’énonciation en « scène chorale » (p. 258) du fait qu’elle aboutit à une communion avec l’auditoire.
5Le chapitre VII (p. 273-298) porte sur la forme répétitive condensée qu’est la réduplication. Il s’agit d’une figure très simple qui consiste à répéter, de manière exacte et à proximité immédiate, une unité linguistique. Associée au babil enfantin et aux onomatopées, elle est considérée par E. Prak-Derrington comme une figure de l’implicite verbal dans les discours, en raison de son potentiel connotatif. Produisant un proto-rythme qui redonne vie au signe utilisé, elle a principalement une fonction expressive marquant l’engagement affectif du locuteur face à son dire. Dans ce sens, l’analyse du sketch du télégramme entre Yves Montand et Simone Signoret met en lumière la « voix habitée » (p. 292) qui la caractérise. L’étude complémentaire d’une intervention du philosophe, essayiste et académicien Alain Finkielkraut sur la chaîne LCI en 2019 révèle aussi l’interactivité de la réduplication, ouverte à des effets d’ironie à condition qu’ils soient maîtrisés par l’énonciateur. Quant à l’incantation, elle fournit la matière du dernier chapitre (p. 299-334) qui en souligne la dimension phénoménologique. Définie comme une répétition performative basée sur la croyance en la puissance démiurgique du langage, l’incantation opère entre la parole et le chant. E. Prak-Derrington insiste judicieusement sur son pouvoir de conversion, vu qu’elle donne corps à l’invisible ou à ce qui n’existe pas encore à travers une énonciation rituelle où prédomine le symbolique. Transformant des signes arbitraires en signes motivés et sacrés, elle constitue une répétition magique, surtout lorsque la répétition atteint le seuil de la triplication, comme l’exemplifie la conclusion du discours d’investiture du président de l’Afrique du Sud Nelson Mandela en 1994. L’apport de ce chapitre est également de clarifier la double orientation de la triplication incantatoire. Elle est destructrice quand elle revêt la forme de la malédiction, comme dans Les Châtiments de Victor Hugo (Paris, H. Samuel et Cie, 1853). À l’inverse, elle s’avère créatrice dès qu’elle évolue en conjuration, à l’image de la réitération de la phrase « La vie est belle » (p. 333) qui tente de positiver le génocide rwandais dans Le Bain et la Douche froide de Mélanie Richoz (Genève, Slatkine, 2014).
6Dans l’ensemble, l’ouvrage d’E. Prak-Derrington se remarque par la densité de ses réflexions qui renouvellent l’étude de la répétition. À l’encontre de ses analyses généralement fragmentaires, il en propose une approche unitaire intégrant ses dimensions énonciatives, textuelles et anthropologiques. Dépassant une vision purement informationnelle sur ce procédé discursif a priori banal, il en saisit l’essence profonde, axée sur l’incarnation, le rythme et les effets évocateurs. Par ailleurs, tout en s’attachant à la figuralité de la répétition, il apporte des éclairages significatifs sur ses liens avec les rites ou la magie et sur ses formes moins prises en compte que sont la litanie ou l’incantation. Sans doute, cet ouvrage gagnerait en rigueur s’il resserrait l’extension de certaines notions, comme celles d’iconicité et de performance. De plus, une exploitation davantage systématique des enregistrements audio et audiovisuels disponibles permettrait d’affiner l’analyse de l’oralisation de plusieurs discours cités. Mais les lecteurs intéressés par la linguistique et les sciences de l’information et de la communication ne manqueront pas de tirer le plus grand profit de cet ouvrage qui revisite le pouvoir de la répétition, notamment dans les discours politiques.
Pour citer cet article
Référence papier
Marc Bonhomme, « Emmanuelle Prak-Derrington, Magies de la répétition », Questions de communication, 44 | 2023, 452-454.
Référence électronique
Marc Bonhomme, « Emmanuelle Prak-Derrington, Magies de la répétition », Questions de communication [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 01 février 2024, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/33818 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.33818
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