Nicolas Mariot, Pierre Merckle et Anton Perdoncin (dirs), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020
Nicolas Mariot, Pierre Merckle et Anton Perdoncin (dirs), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020. Grenoble, Université Grenoble Alpes Éd., 2021, 218 pages
Full text
1Au mois de mars 2020, la France a connu sa première période de confinement, imposée par les circonstances sanitaires dues à la pandémie de Covid-19. Que fait un sociologue quand il est confiné, et donc privé de ses objets de recherche habituels ? Il étudie le confinement, (dé)formation professionnelle oblige ! C’est ainsi que naquit cet ouvrage collectif, placé sous la direction de trois sociologues, Nicolas Mariot, directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique, Pierre Mercklé, professeur de sociologie à l’Université Grenoble Alpes et chercheur au laboratoire Pacte, et enfin Anton Perdoncin, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales.
2Ce livre, paru un an jour pour jour après le début du premier confinement, propose une analyse de nos vies confinées, en France, dans une période qui fut inédite et exceptionnelle, marquée par l’état d’urgence sanitaire.
3Trois éléments principaux distinguent ce projet des autres enquêtes menées sur la traversée du confinement : d’abord, il s’agit d’une recherche adoptant une approche longitudinale. Ensuite, elle est fondée sur un échantillon important, de plus de 16 000 personnes. Enfin, l’esprit qui préside à la démarche de recherche est celui de la science ouverte, avec un effort marqué pour rendre accessibles, le plus tôt possible dans le processus d’enquête, les résultats et les données aux chercheurs, via le réseau Quetelet notamment, ainsi qu’aux enseignants et aux étudiants en sciences sociales. Mais l’idée est de rendre ces résultats consultables le plus rapidement possible également aux répondants du questionnaire, et plus largement au grand public, par la publication du présent ouvrage, librement consultable et dans son intégralité sur le site OpenEdition. Un carnet de recherche sur le site Hypothèses complète ce dispositif, qui tient les lecteurs régulièrement informés de l’évolution du projet, dénommé Vico, pour « vie en confinement », soutenu par un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
4Revenons sur la genèse du projet. Le véritable point de départ de ce travail est une série d’échanges, au tout début du confinement, par mails et via Facebook, que P. Mercklé entretient avec différents collègues, comme Claire Bidart ou Michel Grossetti, ainsi qu’il l’évoque dans un webinaire en mars 2021 (Accès : https://www.pacte-grenoble.fr/actualites/seminaire-crise-de-la-covid-effets-sur-la-population).
5Le dialogue avec le sociologue M. Grossetti portait sur la question des liens forts et des liens faibles, notion propre à la sociologie des réseaux. Ce dernier émettait l’hypothèse que les liens forts en matière de sociabilité allaient être renforcés par la situation de confinement au détriment des liens faibles, et qu’ils résisteraient mieux aux différentes restrictions de circulation et de contact, mises en place dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. P. Mercklé ne partageait pas forcément cette idée et estimait que les liens faibles pouvaient éventuellement croître avec des connaissances plus lointaines. Avec C. Bidart, ils ont donc conclu qu’une enquête s’imposait.
6L’enjeu était aussi de sonder la validité de diverses assertions, qui se répandaient dans les médias : s’agissait-il là de stéréotypes, de clichés ou de questions légitimes ? Par exemple, il a souvent été fait mention d’un exode urbain, d’un exode des riches, principalement parisiens, en direction de l’ouest de la France, pour rejoindre des maisons de campagne. Les médias ont illustré cet exode supposé avec force images de voyageurs pressés, se précipitant vers les gares, une valise et la plante verte sous le bras. De même, les incivilités et le non-respect des modalités du confinement auraient été le fait majoritairement des habitants des quartiers populaires et des plus jeunes. Enfin, le confinement aurait également provoqué une explosion des inégalités, et désormais, il faudrait compter avec le « monde d’avant » le Covid-19 et le « monde d’après ». Conçue au départ par une poignée de sociologues, l’enquête devait être de dimension modeste. Mais elle a pris une grande ampleur : des chercheurs, des doctorants, des étudiants se sont peu à peu agrégés au noyau initial, et surtout, l’échantillon rassemble plus de 16 000 personnes, âgées de 18 à 75 ans, ayant répondu à un questionnaire en ligne, diffusé au printemps 2020. Les réseaux sociaux, la presse quotidienne régionale et des réseaux d’interconnaissance ont été mobilisés pour informer la population de cette enquête et constituer un échantillon spontané. Les biais de ce type d’échantillon sont bien connus : plus féminin, plus éduqué, plus à l’aise avec les nouvelles technologies. Les techniques classiques de redressement ont donc été mises en œuvre : Olivier Lê Van Truoc les expose dans le carnet Hypothèses dédié au projet (Accès : https://quantigre.hypotheses.org/files/2020/06/VICO-OLVT-Redressement-1.pdf).
7Par ailleurs, parmi ces 16 000 individus, plus de 5 000 ont laissé un commentaire libre, comme y invitait le questionnaire, ce qui représente 500 pages de verbatim. Ils ont aussi donné leur accord pour être recontactés, par courriel ou par téléphone, pour répondre ultérieurement à un questionnaire ou réaliser un entretien. 3 600 d’entre eux répondront favorablement à cette seconde sollicitation, lors d’une autre vague de l’enquête analysant la deuxième vague de Covid-19. Des entretiens qualitatifs furent alors menés. Une troisième devait suivre afin de mesurer l’évolution des tendances observées. Cette petite enquête a donc débouché sur la constitution d’un véritable panel, rassemblant des personnes interrogées régulièrement : c’est une richesse par rapport à d’autres études.
8L’ouvrage tiré de cette enquête rassemble analyses et résultats en quatre grands thèmes : la question du logement, du travail, des conditions de vie et des inégalités y étant liées, et enfin le thème de la transformation de la sociabilité. Les chapitres ont tous pour titre une question simple et se répartissent en trois parties.
9La première partie traite du logement et du travail, qui sont les éléments déterminants dans la manière dont l’expérience du confinement a été vécue par les individus, et dans la production d’inégalités, d’après les auteurs. Dans le premier chapitre, intitulé « Qui est resté, qui est parti ? », P. Mercklé revient sur un leitmotiv véhiculé par les médias, évoqué supra : l’enquête montre que les personnes ayant quitté leur logement pour vivre la période de confinement ailleurs ne sont pas majoritairement de riches citadins. Ce sont principalement des étudiants qui ont déménagé de leur logement universitaire pour rentrer chez leurs parents. Le phénomène concerne environ les deux tiers des 18-24 ans, tandis qu’il reste minime dans les autres classes d’âge. Les jeunes, surtout les étudiants, sont les premiers à avoir été concernés par le chamboulement des prémices du premier confinement.
10Dans le deuxième chapitre, Lydie Launay et M. Grossetti se proposent de répondre à la question suivante : « “Rester chez soi” : comment le confinement a-t-il été vécu selon les conditions de logement ? ». En fonction de la nature du logement – maison individuelle, immeuble, immeuble dans une cité – et de sa localisation, l’expérience du confinement a été ressentie de manière contrastée. L’insalubrité, le bruit, les incivilités, les tensions familiales ont été soulignés par les personnes vivant en immeuble et dans de grands ensembles. Les habitants de maisons individuelles ont moins fait état de ces éléments, et ont précisé dans les commentaires qu’ils s’estimaient « chanceux » d’être dans cette situation. L’accès à un extérieur a été décrit tout particulièrement comme un privilège : il s’agit là d’un effet de l’enquête, que souligne P. Mercklé dans le webinaire cité supra, à savoir la prise de conscience chez l’enquêté de sa position relative dans la hiérarchie des privilèges et des situations. En cochant les cases du questionnaire, l’enquêté prend connaissance de l’ensemble des items et évalue où il se situe dans l’espace social. C’est la notion de « misère de position », évoquée par Pierre Bourdieu. Le troisième chapitre est proposé par Guillaume Favre et Lydie Launay : « Le confinement a-t-il changé les relations de voisinage ? ». Il entend analyser les effets du confinement sur cette « sociabilité par défaut », pour évaluer si ces liens se renforcent ou se distendent.
11Les chapitres quatre, cinq et six portent sur le travail, qui est pour les auteurs le second facteur déterminant, avec le logement, creusant les écarts et les inégalités dans l’expérience du confinement. Le quatrième chapitre pose une première question : « Faut-il télétravailler pour être heureux ? ». Il a souvent été dit que le télétravail avait été une découverte, positive pour nombre d’individus, ouvrant un espace de liberté, permettant de mettre à distance une hiérarchie ou des collègues parfois pesants. Ce n’est pas ce que montre l’enquête : l’expérience du télétravail a été très inégalement distribuée. Toute la population n’a pas été concernée par cette modalité : un écart très fort sépare cadres et professions intellectuelles, qui ont travaillé à distance à plus de 80 %, des ouvriers, qui ont été environ 4 % à télétravailler. Pour nombre d’ouvriers, confinement a rimé avec chômage partiel et chômage technique. Le télétravail bénéficie donc surtout aux cadres, aux plus diplômés et aux plus hauts revenus. En revanche, la présence d’enfants en bas âge ou auxquels il s’agit de faire classe à la maison, vient nuancer le ressenti positif de l’expérience, surtout parmi les femmes travaillant à distance. De même pour des conjoints placés tous les deux en télétravail, se partageant le même espace. Le cinquième chapitre interroge : « La première vague a-t-elle épuisé les soignant·es ? ». Les auteurs montrent que, malgré le soutien affiché de la population, qui applaudissait tous les soirs à vingt heures les soignants aux prises avec la pandémie, les difficultés préexistantes chez cette catégorie de travailleurs se sont amplifiées, fragilisant davantage les femmes. Le sixième chapitre, intitulé « Les travailleurs sur site, tous visibles et reconnus ? » est proposé par Vincent Cardon et Antoine Machut. Il traite des travailleurs dits de « première ligne », les invisibles, souvent peu qualifiés, peu rémunérés, dont les missions sont communément peu considérées. À l’occasion de la crise sanitaire, ils ont subitement pris la lumière, assurant les tâches dites « essentielles », avec un travail contraint « sur site » : livraison et alimentation des supermarchés, garde des enfants des travailleurs prioritaires, par exemple. Enfin, au chapitre sept, V. Cardon et A. Perdoncin posent la question suivante : « Comment la crise sanitaire devient-elle une crise sociale ? », faisant le lien avec la suite de l’ouvrage.
12La deuxième partie du livre porte sur la manière dont les Français ont traversé le confinement. Ainsi, le huitième chapitre, intitulé « Avez-vous votre attestation ? Petits arrangements avec les règles de sortie », est rédigé par N. Mariot. On a souvent lu ou entendu que certaines catégories de la population auraient enfreint des règles édictées par les autorités dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : citons le non-respect des horaires de couvre-feu, du périmètre de circulation autorisé, etc. Les plus jeunes et les habitants des quartiers populaires auraient été de ceux qui transgressaient le plus ces obligations. Or, l’enquête montre qu’il s’agit surtout de personnes plus âgées, retraitées, vivant à la campagne, ou encore d’autres plus aisées qui ont eu majoritairement recours à de petits aménagements avec la règle.
13D’ailleurs, le neuvième chapitre porte sur le ressenti du confinement : « Fatigués, inquiets, détendus ou heureux… qu’ont ressenti les Français pendant le confinement ? ». Force est de constater qu’il existe une amplitude importante dans la palette des sentiments suscités par le confinement, mais dans l’ensemble, celui-ci a été majoritairement vécu négativement, aux dires des enquêtés. On distingue deux pôles : pour le premier, le confinement a été ressenti positivement, permettant de faire un retour sur soi, de vivre de nouvelles expériences. Pour le second, à l’opposé, il est question d’épreuve, de difficultés matérielles, économiques, relationnelles, voire de souffrance. Différents facteurs, comme la localisation géographique, entrent en jeu : « La carte des sentiments est profondément marquée par la carte de la diffusion de la pandémie » (p. 99). Ainsi les habitants de l’est du pays et d’Île-de-France, régions plus touchées par la maladie, ressentent-ils de manière plus négative la situation que ceux du sud ou de l’ouest de l’Hexagone.
14Dans le dixième chapitre, Simon Paye pose la question suivante : « Le confinement a-t-il exacerbé les inégalités face au temps ? ». Et Tristan Poullaouec, dans le onzième chapitre intitulé « la continuité pédagogique a-t-elle fonctionné ? » évoque notamment comment l’école à la maison est assurée à domicile par les parents, et à distance par les enseignants. Quant au douzième chapitre, « Femmes et hommes égaux face aux contraintes du confinement ? » de Cécile Charlap et M. Grossetti, il dresse le constat d’une très inégale division sexuée du travail de care, durant la période de confinement, au détriment des femmes.
15Le treizième chapitre a pour sa part pour titre « Comment les étudiant·es ont-ils et elles vécu le confinement ? ». Marie-Pierre Bès et Jean-Luc Demonsant y examinent trois thèmes : les occupations des étudiants telles qu’elles ont été modifiées par le confinement, le logement et le ressenti du confinement. Les étudiants ont tout particulièrement souffert des restrictions imposées par les circonstances sanitaires : la socialisation dans cette classe d’âge étant plus intense que chez les autres, ils ont donc été pénalisés dans l’entretien des contacts, du fait des limitations de circulation et de la distanciation sociale. Aussi le retour chez leurs parents a-t-il souvent entraîné un bouleversement des relations et des habitudes de vie. La « re-cohabitation » avec parents et fratrie, qui fait souvent suite à une prise d’autonomie dans un logement et une ville étudiante, a donné lieu à des ressentis décrits comme ambivalents.
16Les deux derniers chapitres font porter leur analyse sur les interférences qui peuvent surgir entre politique et vie en confinement. Ainsi, dans le quatorzième chapitre, Frédéric Gonthier s’interroge-t-il : « Y a-t-il un biais partisan dans le respect des gestes barrières ? ». Rédigé par Tristan Guerra, le quinzième chapitre examine l’impact potentiel de la crise sanitaire sur le scrutin, ici les élections municipales.
17Enfin, la troisième et dernière partie du livre est consacrée aux relations sociales. Dans un webinaire de mai 2021, C. Bidart évoque la sociabilité et ce que le confinement fait aux relations sociales. « Que devient le lien social en situation de crise globale, et en l’absence de possibilité de contact et de rassemblement ? », demande-t-elle. Et comment une crise peut-elle faire évoluer durablement, ou pas, les façons de faire ensemble société ? L’idée sous-jacente est que la société se tisse peu à peu au fil des relations sociales, atteintes par la situation de confinement, d’où l’importance ici de leur analyse.
18Le seizième chapitre s’intitule « Comment le confinement a-t-il mis à l’épreuve les relations interpersonnelles ? ». La perturbation du lien social a été notable pendant cette période : plus du tiers des enquêtés ont perdu le contact avec au moins une personne de leur entourage. La variable de l’âge est majeure en matière de sociabilité : les étudiants ont souvent perdu des liens en retournant vivre chez leurs parents, tandis que les autres classes d’âge, ayant établi des relations de plus longue date, qui sont davantage solidifiées, connaissent moins de pertes de liens. Le resserrement des liens s’est réalisé majoritairement avec les personnes très proches, avec lesquelles on vit et avec lesquelles la dimension affective est primordiale : famille, amis.
19Les quatre derniers chapitres développent des analyses portant sur différentes dimensions des relations interpersonnelles : C. Bidart, au dix-septième chapitre, fait état d’évolutions contrastées, mais qui convergent vers une dégradation des liens, un travail de « tri » dans les relations, et une concentration sur les liens forts. Ceux qui se renforcent sont centrés principalement sur la dimension affective.
20Dans le dix-huitième chapitre, les auteurs traitent de la fabrique des relations et du lien avec les TIC. Ils mettent notamment en lumière l’émergence de formes d’engagement, la création de solidarités et de réseaux de soutien. Le dix-neuvième chapitre, rédigé par Olivier Zerbib, examine le rôle du foyer familial pendant le confinement. Enfin, le dernier chapitre, de G. Favre, dresse le constat d’une certaine prédominance de l’homophilie pendant le confinement : il conduit à privilégier l’entre-soi.
21Depuis la parution de l’ouvrage en 2021, les travaux sur la vie en confinement se sont poursuivis. D’autres vagues d’enquêtes ont eu lieu, et les principaux résultats sont disponibles en ligne (https://vico.hypotheses.org/639). Après une forme de retour à la normale, la généralisation de la vaccination de la population et l’évolution du virus ont eu pour effet de « banaliser » cette pathologie dans l’opinion. Cette nouvelle séquence qui s’ouvre mérite de faire également l’objet d’une étude, l’équipe Vico s’y emploie.
References
Electronic reference
Aline Hartemann, “Nicolas Mariot, Pierre Merckle et Anton Perdoncin (dirs), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020”, Questions de communication [Online], 43 | 2023, Online since 01 October 2023, connection on 10 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/32548; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.32548
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