Philipp Müller et Hervé Joly (dirs), Les Espaces d’interaction des élites françaises et allemandes. 1920-1950
Philipp Müller et Hervé Joly (dirs), Les Espaces d’interaction des élites françaises et allemandes. 1920-1950. Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2021, 208 p.
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, Philipp Müller et Hervé Joly offrent au lecteur les nombreux points de vue d’un travail collectif réalisé entre historiens français et allemands dont les contributions se complètent et dialoguent remarquablement. Résultats du colloque « Espaces d’interaction entre les élites économiques françaises et allemandes » qui s’est tenu à l’Institut historique allemand de Paris en 2017, ce volume met l’accent sur les interactions entre les sphères politiques et économiques et sur les transformations de celles-ci entre 1920 et 1950. Il propose de renouveler certaines perspectives historiographiques en attirant l’attention du lecteur sur la continuité de ces interactions malgré les crises qui marquent le xxe siècle, ou encore sur les écueils d’un dualisme conceptuel entre « État » et « économie ».
2Ainsi, en commençant par la question des réparations de la guerre imposées à l’Allemagne avec le traité de Versailles, et en se focalisant sur leur mise en œuvre concrète, la contribution d’Anna Karla permet de dépasser les évidences selon lesquelles elles n’auraient été qu’entraves à l’économie allemande en ne représentant que des défiances et des divisions entre « vainqueurs et vaincus ». Au regard d’une histoire matérielle et relationnelle, l’autrice démontre comment la « pratique des réparations », particulièrement par les prestations en nature (Sachleistungen), a permis d’ouvrir de nouveaux espaces d’interaction franco-allemands en favorisant la « prise de contact » dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Ces pratiques, en plus de mettre en lumière les chevauchements entre milieux politiques et économiques – comme l’intervention d’entrepreneurs du bâtiment dans les négociations à Versailles – permettent ainsi d’expliquer la « relative continuité des contacts économiques » entre les deux pays, malgré les ruptures politiques de l’entre-deux-guerres (p. 31).
3La résolution des litiges de la Grande Guerre a aussi été accompagnée par l’émergence d’autres espaces d’interaction et de nouveaux groupes d’experts. Les services de l’ambassade de France à Berlin, restaurés en 1920, ont placé les affaires économiques au premier plan et ont été perçus par certains entrepreneurs allemands comme un moyen d’obtenir des marchés sur « compte de réparations » (Marion Aballéa). Néanmoins, l’enjeu essentiel a résidé dans l’information et la promotion d’échanges économiques « au bénéfice de la France […] et comme outil d’influence politique sur un voisin toujours menaçant » (p. 40). L’ambassade a disposé de nouveaux services dans des locaux annexes, parfois qualifiés de « deuxième ambassade » et dont le personnel, plus nombreux qu’au service politique, a été recruté dans les administrations économiques et financières plus que dans le corps diplomatique – leurs trajectoires sociales sont détaillées – fonctionnant comme une « petite administration relativement autonome » (p. 36). En parallèle de ces transformations institutionnelles, les Tribunaux arbitraux mixtes (TAM) constitués dans le cadre du traité de Versailles ont été à l’origine d’innovations majeures du cadre juridique international imbriquant, comme jamais auparavant, droit privé et droit public. En analysant la trajectoire de Robert Marx, juriste allemand près les TAM, Jakob Zollmann soulève le fait que la profession juridique allemande, essentiellement formée sur du droit national, était mal préparée à traiter de ces questions qui nécessitaient des compétences linguistiques et juridiques extraordinaires. Cette situation a conduit l’Auswärtiges Amt (ministère des Affaires étrangères) à encourager la production de nouvelles connaissances académiques et d’expertises dans le domaine du droit international privé, afin d’assister les représentants de l’État (p. 68-72).
4J. Zollmann présente ensuite, des années 1920 jusqu’à 1933, la manière dont ce processus d’internationalisation s’est exercé à la Chambre de commerce internationale (CCI). Nouvel espace d’interaction d’un cercle transnational entre experts et élites économiques, la CCI restructure les relations entre les États et les entreprises, notamment avec l’extension de l’arbitrage commercial, dans l’intention de « “protéger” les marchés de l’emprise des gouvernements nationaux » (p. 73). Le fonctionnement de cet espace d’interaction est également analysé par P. Müller durant la crise économique et politique des années 1930. En démontrant l’impossible existence d’un marché libre et ainsi la nécessité paradoxale pour le libre-échange d’instances internationales de régulation, l’auteur expose combien la CCI a favorisé les interactions entre intérêts gouvernementaux et intérêts patronaux. Après des difficultés de coordination pendant l’entre-deux-guerres entre membres européens et non européens, en particulier sur les priorités de la Chambre, les débats et désaccords ont été renforcés par la crise économique, qui a conduit les délégués britanniques et américains à soutenir la fin des réparations imposées à l’Allemagne. Et malgré un recul du nombre d’entreprises membres au début des années 1930, la CCI se trouve dynamisée en Allemagne après 1933. Alors que le régime national-socialiste a quitté la Société des Nations et le Bureau international du travail à Genève, le groupe allemand devient le plus nombreux derrière celui des États-Unis en raison d’intérêts privés, mais aussi d’intérêts de l’État allemand et de la dépendance des projets d’armement nazis envers le commerce extérieur, ce qui participe à renforcer la « politique étrangère néocorporatiste » de la CCI ; la coordination des relations économiques y est « conceptualisée comme une autogestion de l’économie privée » et les représentants d’entreprises françaises et allemandes y assument une « fonction quasi étatique » (p. 114-118).
5À une autre échelle, les élites locales des chambres consulaires participent aussi à ce processus d’internationalisation et d’autonomisation de l’économie, en particulier dans les espaces transfrontaliers. À partir de la différenciation historique du pouvoir des corporations et du syndicalisme en Allemagne et en France, Cédric Perrin analyse la manière dont les élites intermédiaires de la Chambre des métiers d’Alsace-Lorraine et les occupations militaires réciproques ont donné à l’artisanat un rôle particulier dans les interactions franco-allemandes. Après la Première Guerre mondiale, les représentants alsaciens parviennent à conserver leur organisation héritière du modèle allemand, mais échouent à l’étendre et à faire reconnaître le droit local à l’échelle nationale. C. Perrin poursuit sur l’influence du modèle allemand sous le régime de Vichy, adepte du corporatisme alors que les présidents des chambres de métiers s’opposaient au contrôle étatique de l’artisanat. Par la suite, si la France s’est tournée vers le « capitalisme managérial anglo-saxon » après 1945 (p. 90) et malgré la persistance de son modèle, la référence allemande, désormais idéalisée, est à nouveau utilisée à la fin des années 1950 et plus particulièrement depuis les années 1970, parfois pour justifier les réformes libérales. D’un autre côté, après la Seconde Guerre mondiale, la restauration des relations économiques franco-allemandes est rendue impossible dans des territoires pourtant interdépendants. Martial Libera étudie ainsi de 1945 au lendemain du traité de Rome les « acteurs parapublics » qui forment des organisations originales telles que l’Office de compensation des chambres de commerce du Rhin et de la Moselle. Si les relations économiques tendent à un retour à la normale en 1950, les groupements de chambres frontalières obtiennent de conserver leur rôle. La création de l’Union des chambres de commerce rhénanes ou le jumelage des chambres de Colmar et de Fribourg-en-Brisgau s’effectuent alors dans un contexte de libéralisation des échanges qui étend la promotion de la coopération au niveau européen. Suivant cette évolution, le Deutscher Industrie- und Handelstag (Fédération des chambres de commerce et d’industrie allemandes) se positionne en faveur d’un recadrage des pouvoirs de l’État et pour la participation des acteurs privés à la définition de la politique de la RFA ; il fait alors office de modèle pour les représentants français, devenant un auxiliaire de l’ordo-libéralisme.
6C’est dans ce contexte, en partie imposé par les États-Unis, que se forment deux organisations symétriques étudiées par Sylvain Schirmann : l’Association française pour les relations économiques avec l’Allemagne et la Deutsche Vereinigung zur Förderung der Wirschaftsbeziehungen mit Frankreich (Association allemande pour la promotion des relations économiques avec la France), créées après l’échec de la relance en zone française d’occupation de l’Association française des intérêts et participations en Allemagne. Cette dernière avait été l’initiative de grands représentants industriels français en accord avec le ministère des Finances à la fin des années 1930, à des fins d’apaisement économique avec l’Allemagne, de coopération et de défense des intérêts financiers et industriels. Une décennie plus tard, les grands industriels réticents aux organisations contrôlées par l’administration, mais contraints par la hausse de la concurrence sur le marché allemand, reprennent leur coopération à condition que deux structures parallèles soient créées de part et d’autre du Rhin, conservant ainsi une relative autonomie vis-à-vis des deux États.
7Si le grand capitalisme est représenté dans ces organisations et à la CCI à travers les organisations patronales et l’industrie lourde, les acteurs économiques étudiés dans l’ouvrage ne s’y limitent pas. Ce sont précisément la diversité des élites économiques et la force des liens personnels qui se dégagent de la plupart des contributions. Ainsi apprend-on que la grande majorité des acteurs mis en réseau par les « paradiplomates » des services économiques français à Berlin sont des petites et moyennes entreprises (M. Aballéa), tout comme un grand nombre d’acteurs impliqués dans les réparations (A. Karla). Les grandes élites de la finance, du commerce et de l’industrie sont pour la plupart absentes des cercles antisémites très fermés : le Comité France-Allemagne créé en 1935 par des propagandistes de l’Allemagne nazie (H. Joly), ainsi que l’organisation qui lui succède en 1941, le Cercle européen (Gilles Morin). Ces cercles très parisiens, peu étudiés jusqu’alors et dont les deux auteurs proposent une analyse sociologique, sont le lieu d’interactions et de débats entre collaborationnistes relativement hétéroclites, et peu inquiétés après la Libération. Ils sont également un lieu de croisement entre des « élites traditionnelles » et des « élites éphémères », ces cercles n’ayant eu un pouvoir d’influence que temporaire. Parallèlement, à partir de l’étude de la trajectoire de l’industriel luxembourgeois Émile Mayrisch, la contribution de Gérald Arboit révèle que les grandes élites participent à ce processus d’européanisation davantage par leur propre « capital-relations ». En effet, c’est grâce à ses liens familiaux et amicaux que Mayrisch – architecte de l’Entente internationale de l’Acier et du Comité d’études franco-allemand – parvient à réunir en 1911 les aciéries de l’Arbed avec l’aide de l’industriel belge Gaston Barbanson, puis à affranchir la sidérurgie luxembourgeoise des milieux financiers belges en faisant face à la concurrence allemande. C’est également grâce au « réseau mondain » de sa femme, notamment à la Nouvelle revue française et via le cercle de Coplach, que les Mayrisch occupent une position intermédiaire dans les relations franco-allemandes. Mayrisch, dont le réseau s’étend encore après avoir obtenu un rôle diplomatique au sein de la SDN, est ainsi capable de mener une véritable « politique étrangère de ‟l’État Arbed” » (p. 59). Dans le secteur vinicole, étudié par Sébastien Durand entre 1920 et 1950, l’ancienneté et la profondeur de relations familiales et amicales assurent là aussi la continuité des échanges commerciaux franco-allemands malgré les crises politiques et économiques, le protectionnisme et les occupations militaires. Ce secteur illustre une grande hétérogénéité des acteurs économiques, dont l’organisation a été profondément modifiée pendant l’entre-deux-guerres, notamment du fait du contrôle étatique de la République de Weimar et bien plus encore à partir de 1933 sous le IIIe Reich, dont les autorités obtiennent le « monopole de représentation » (p. 96). Les services économiques de l’ambassade de France à Berlin permettent ici encore de maintenir certains contacts et l’Occupation de 1940 à 1944, caractérisée par la collaboration, devient même, précise l’auteur, la « période d’interactions la plus intense » (p. 100). Si la sortie de guerre interrompt ces contacts, les années 1950 voient rapidement la signature de nouveaux accords bilatéraux et un relatif retour à la normale.
8En examinant les relations franco-allemandes au regard d’objets encore peu étudiés par l’histoire économique ou par l’histoire des relations internationales, cet ouvrage apporte de nouvelles perspectives sur les décennies ayant précédé la construction institutionnelle de l’Europe et sur les diverses initiatives qui ont convergé dans ce sens déjà depuis l’entre-deux-guerres. Nous retenons en particulier la manière dont les agents de la coopération économique franco-allemande et internationale se sont toujours présentés, des accords de Wiesbaden en 1921 à la construction de l’économie européenne des années 1950, comme des « marchands de la paix » – expression de J. Zollmann empruntée à l’historien George L. Ridgeway (p. 73) – justifiant la convergence entre intérêts publics et privés. S’il reste difficile de rendre compte ici de la finesse de l’étude et de la grande qualité de ses sources, nous tenons à souligner son intérêt pour penser le chevauchement et la porosité à la fois des frontières géographiques et de la frontière entre les sphères économique et politique, dans un espace de médiation transnational. Ce point de vue éclaire aussi, à différentes échelles, la manière dont la « solidarité transnationale des intérêts locaux face aux intérêts nationaux » (M. Libera, p. 176) a été structurante dans ce processus de médiation et dans les transformations de la régulation économique. Néanmoins, si le terrain ne correspond effectivement pas à une conception duale entre l’économie et l’État, le lecteur, stimulé par ces questionnements, s’interrogera encore sur ce que ce changement de perspective apporte aux travaux sur la pensée néolibérale et l’internationalisation des institutions économiques – ce sur quoi nous renvoyons à Quinn Slobodian toutefois cité par P. Müller (Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Cambridge/Mass., Harvard University Press, 2018) – ou encore sur l’articulation entre le cas allemand de l’ordo-libéralisme et le néolibéralisme mondial. Aussi ces travaux ouvriront la voie à d’autres recherches complémentaires pour abonder ces réflexions.
Pour citer cet article
Référence papier
Lea Kœnig, « Philipp Müller et Hervé Joly (dirs), Les Espaces d’interaction des élites françaises et allemandes. 1920-1950 », Questions de communication, 43 | 2023, 413-416.
Référence électronique
Lea Kœnig, « Philipp Müller et Hervé Joly (dirs), Les Espaces d’interaction des élites françaises et allemandes. 1920-1950 », Questions de communication [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/32099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.32099
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