William Audureau, Dans la tête des complotistes
William Audureau, Dans la tête des complotistes. Paris, Allary, 2021, 317 pages
Texte intégral
1William Audureau n’est pas chercheur, mais journaliste. Dans la construction de ce livre, il a toutefois utilisé des méthodes types de son métier que ne renieraient pas certains chercheurs : des entretiens semi-directifs et non directifs et une observation des sujets sur la durée. C’est pourquoi le sous-titre de l’ouvrage « Comment réagir face au complotisme ? » n’en reflète pas le contenu, centré sur la déconstruction des mécanismes, des logiques de pensée et d’action des complotistes. C’est aussi une cartographie d’un complotisme aux multiples visages.
2Pour comprendre le complotisme et les complotistes, la clé est de se projeter dans leur façon de penser, saisir que derrière les événements de l’histoire relatée dans les discours officiels, se joue un complot, une conspiration en vue d’asservir le peuple (p. 9). Aussi les complotistes, les conspirationnistes ne se définissent-ils pas comme tels, mais se reconnaissent comme des éveillés, des résistants, des soldats digitaux, des chercheurs de vérité, ou tout simplement des humains (p. 118). Ils se considèrent comme une classe intermédiaire, mais supérieure, car éclairée, entre le peuple et les élites. Dans le camp d’en face, car il y a pour les complotistes toujours un camp à choisir, on trouve : les moutons, les dociles, les endormis. Unis par une même dérive vers un monde parallèle, les complotistes constituent toutefois une variété de communautés du soupçon aux différences fondamentales.
3Les anxieux forment une sous-catégorie de cette typologie de complotistes. Nous ne sommes pas tous égaux face à l’incertitude. La peur du doute peut entraîner un irrépressible besoin de s’accrocher à des certitudes, aussi erronées soient-elles. Le réconfort d’une pensée magique (p. 27) est à l’œuvre. Il donne l’illusion de rendre saisissable le chaos, que la fatalité et le non-sens n’ont pas le dernier mot. Les idéalistes désenchantés, pour leur part, en lutte contre les inégalités, entrent en complotisme parce que seule une machination peut expliquer à leurs yeux l’intolérable réalité sociale. Et c’est toujours l’esprit critique qui dépose les armes (p. 44) chez chacun d’entre eux. Les complotistes « explorateurs » forment une autre catégorie. Ils veulent explorer ce qu’ils estiment être un fonctionnement occulte du monde, cultiver une érudition des versions alternatives des événements qui s’y produisent. Ils réfutent toute appartenance à l’univers du complotisme, mais revendiquent l’existence de complots. Ils sont séduits par des contenus qui obéissent à une recette immuable : un documentaire (média roi du complotisme), un mille-feuille de pseudo-preuves avec une référence d’autorité (la caution d’un expert, déchut, mais le public ne le sait pas), une réalisation technique très professionnelle, un rythme rapide, une atmosphère pleine de mystère. Il n’y a rien d’hypnotique dans ces contenus, mais une interrogation qui amène à aller plus loin dans l’exploration de contenus complotistes. La chute viendra plus tard.
4Les « contrariens » ne doivent pas être oubliés. Contredire, troller est leur credo en plus d’un amusement. Ce n’est pas par pure malveillance : ce sont des frondeurs, déclinant toute légitimité à l’autorité. Ce sont des artistes du contre-pied au service d’une vérité dont la recherche ne peut se faire, selon eux, que dans la méfiance et l’opposition. On peut les considérer comme des figures d’un idéalisme noir (p. 71) dont le complotisme est le socle d’une construction de soi narcissique (p. 74). Les « croyants », pour leur part, se placent entre le mysticisme et la religion. Ils considèrent leur action comme un combat contre le Mal, l’Antéchrist : une gouvernance satanique cachée du monde. L’absence de preuves factuelles n’est pour eux qu’une preuve de l’ingéniosité de ces forces sataniques à l’œuvre (« l’État profond », caché). Ils sont convaincus d’entretenir une relation privilégiée avec une forme supérieure de vérité (p. 101), dans une sorte de complotisme new age.
5Da manière générale, on peut ainsi se dire que le complotisme est une manière d’être au monde (p. 103). Aussi les mécanismes du complotisme sont-ils identiques pour chacun d’entre eux. L’appartenance à un groupe qui tend à s’isoler du reste de la société tient un rôle primordial. Avec la société, toute réconciliation est aux yeux des complotistes de toute manière impossible. Le groupe est une nouvelle famille, dans laquelle règne un consensus apaisant. Et peu importe le ridicule des thèses soutenues, la force du lien entre les membres du groupe le surpasse. Certains n’y croient sans doute même pas, mais les acceptent en tant que ticket d’entrée dans le groupe.
6Le premier complot est le pied de biche ouvrant la voie à d’autres complots et à une tolérance à l’incohérence de croyances contradictoires et simultanées. Dans ce système de croyances monologique, il n’y a au fond qu’un seul élément de stabilité pour le complotiste : on lui ment. Le vertige de l’enquête qui s’empare de lui est alors logique : il doit investiguer. Le slogan « Faites vos propres recherches » souvent brandi par les complotistes en découle.
7Au bout de l’enquête, il n’y a aucune découverte de la vérité, mais le complotiste l’assume : la compilation d’une collection d’anomalies, d’accumulations confirmatoires lui suffit. Si des conclusions sont tirées à partir d’éléments fragmentaires, c’est parce que la vérité est tapie et interstitielle. D’ailleurs, les médias sont encore moins capables de découvrir la vérité : ils ne la recherchent peut-être même pas et sont de toute manière bien moins puissants et efficaces que l’intelligence collective des complotistes. L’efficacité est alors dans la juxtaposition, fruit de chasses aux coïncidences.
8La possibilité de sombrer n’est jamais loin. Lorsqu’il aura adhéré à tous les autres complots, il reste toujours des tentations extrêmes pour le complotiste : la platitude de la Terre, l’existence d’une république reptilienne, des communications intergalactiques cachées, ou encore, plus étonnant, l’inexistence de la Finlande. La paranoïa le guette toujours, celle d’un gouvernement caché ou de Satan qui gouvernerait le monde, ou les deux ensemble, associés éventuellement aux Illuminati. S’y greffe parfois aussi une couche d’antisémitisme (les fameux « Qui ? » fleurissant sur des panneaux lors de manifestations). Cette fuite en avant peut se poursuivre jusqu’à la mort, celle des complotistes ou celle qu’ils donnent.
9Comment peut-on pour autant faire vaciller les complotistes ? Ce n’est pas par la contradiction, à laquelle leurs contre-récits sont hermétiques. (p. 192). Car un complotiste ne peut pas avoir tort : il voit ce que les autres ne voient pas, et a raison avant tout le monde. Et si un de vos ennemis vous dit que vous avez tort, n’est-ce pas la preuve que vous êtes dans le vrai ?
10En pleine dissonance cognitive, le complotiste s’engage dans un délire prophétique que même la réalité ne peut corriger. Perpétuer le mensonge apparaît finalement comme la solution la moins contrariante face à la réalité des faits. Le rêve d’avoir un jour raison est plus puissant que la déception. La solution implique nécessairement de « désinvestir le champ purement argumentatif » (p. 233). L’invective, le mépris, la condescendance ne sont pas plus des voies à suivre. Utiliser certains dysfonctionnements avérés de la société comme terrain d’entente est une piste, pour établir un dialogue apaisé. Il faut toutefois rester humble quant aux espoirs de résultats. Seul le complotiste a le pouvoir de changer, et chaque élément dissonant sera matière à rupture de la discussion.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Dangel, « William Audureau, Dans la tête des complotistes », Questions de communication, 43 | 2023, 383-384.
Référence électronique
Stéphane Dangel, « William Audureau, Dans la tête des complotistes », Questions de communication [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/31973 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.31973
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