Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée
Texte intégral
1Comme un roman, ou, si l’on veut, comme un récit de vie théorisé à chaque étape : « Ma grand-mère n’a jamais su la date exacte de sa naissance [et, a]ux dires de sa mère, elle était née juste après la récolte du raisin et sa transformation en mélasse avant l’hiver » (p. 42) et c’était une époque où les enfants n’avaient « jamais été réellement exposés aux médias de masse » (p. 43). Ma grand-mère à moi, à la même époque, quand elle voulait traverser la rue, elle attendait toujours deux feux rouges, au cas où… Et elle commençait à traverser dès que le feu passait au rouge précisément. 1923 ! Tout juste 100 ans, 4 générations…
2« Ce livre est un récit de fragilité et d’émancipation, de participation de masse et de rébellion le tout sur fond politique de méfiance, d’échec des élites et d’affaiblissements des institutions de la démocratie représentative » (p. 12) et, en même temps, ce livre est « un cheminement fait d’observation et de réflexion en [s]a qualité de chercheuse, de technologue et de participante » (p. 17). L’avant-propos nous fait pénétrer dans l’univers de l’auteure et de ses rêves : « Dans un monde où les puissants pouvaient s’envoler à l’autre bout de la planète et où ils communiquaient aisément entre eux tout en contrôlant les interactions du reste de la population, j’espérais que la connectivité numérique contribuerait à changer les choses » (p. 9). Il faut dire qu’elle a été confrontée à ces deux mondes très tôt : en Turquie, elle a « vécu une partie de [s]a jeunesse dans les années qui ont suivi le coup d’État militaire de 1980 ». Mais le « j’espérais » et le « contribuerait » expriment déjà, aussi, l’inquiétude personnelle et la distance critique qui va dominer tout au long de l’ouvrage, du roman, du récit : « La première décennie du xxie siècle a vu la montée en puissance des médias sociaux et l’apparition dans pratiquement toutes les poches de téléphones aux capacités nettement supérieures à celles de mes premiers ordinateurs encombrants » (p. 10). Dont acte : Tüfekçi Zeynep ne pouvait se « retenir d’espérer » (p. 10).
3De fait, toujours dans l’avant-propos, l’hypothèse de travail est clairement énoncée : « L’internet permet à des mouvements connectés d’atteindre rapidement une masse critique, sans pour autant leur faire acquérir en amont les capacités d’organisation ou toute autre capacité collective, formelle ou informelle, qui les préparera aux inévitables problèmes à venir et les aidera à réagir en conséquence » (p. 13). Autrement dit, la connectivité et ses affordances perturbent les certitudes qui animaient l’espace public dont « les architectures sont altérées » par les technologies (p. 46) : la sphère publique connectée est configurée différemment de l’autre : « des personnes ordinaires bénéficient de nouveaux moyens de diffusion » (p. 47).
4L’argumentation s’appuie à la fois sur le décryptage des histoires récentes et sur des données glanées à la fois quantitativement et qualitativement – le qualitatif s’appuyant évidemment sur la pratique elle-même d’une chercheure impliquée. Elle se déroule sur trois parties. La première regarde comment les technologies numériques ont transformé les mouvements sociaux, des deux côtés, du côté des « révoltés » comme du côté des révoltants du pouvoir (que devient le « Tirez dans le tas et laissez la terreur faire le reste » [p. 35] – avec le numérique). Après ce moment plutôt descriptif, c’est la question du « fonctionnement organisationnel des mouvements connectés » (p. 37) qui contient, déjà, peut-être, la solution au problème, en mettant en particulier en relation « les affordances » (p. 28, 36) – les possibilités – offertes par le numérique et la culture participative de ces mouvements qui sonne comme la contradiction avec une éventuelle évolution vers la seule solution, la Révolution (peut-être).
5La deuxième partie, formellement la plus théorique selon l’auteure, passe à la moulinette ces fameuses affordances et la difficulté que nous avons de comprendre leur dynamique, tant les niveaux et les facettes d’interaction sont complexes : la domination des modèles commerciaux et les phénomènes de bonne conscience, les ruptures d’identité et de réputation dans les sens positifs comme dans les sens négatifs.
6La troisième partie se veut prospective, tristement. « Par-delà les manifestations » (p. 294-395), que reste-t-il ? Sur le long terme, pour des raisons la fois internes aux mouvements, liées à leur propre contradiction et externes, liées aux capacités des gouvernements à s’adapter, le paysage n’est pas finalement différent de celui créé par… l’imprimerie. Et l’on peut remercier l’auteure pour ce retour vers l’ancien futur car « l’écriture est l’une des premières technologies à avoir modifié la relation entre nos mots et le temps qui passe » (p. 48). Mais le temps passe plus vite et l’espace se rétrécit avec la connectivité (p. 196)… On peut aussi la remercier de sa manière de convoquer le passé, par exemple, lorsqu’elle revisite la manière dont les questions organisationnelles des mouvements afro-américains à l’époque de Rosa Parks ont été sous-considérées alors que, grâce à l’arrivée des outils numériques et aux événements contemporains, elles sont mises au jour (duplication des tracts et covoiturage et, en fait, tout le passage consacré à ces événements [p. 124-134]). Mais si les affordances numériques offrent le champ libre à la résolution des problèmes organisationnels, elles ne résolvent pas, hélas, les problèmes de gouvernance (p. 143-151).
7Chiapas, Seattle, la place Tahrir, Hong Kong, New York (Occupy Wall Street) et, bien sûr, Istanbul : T. Zeynep écrit qu’elle était « au mauvais endroit au mauvais moment » (p. 17). En fait, non : elle était au contraire au bon endroit et au bon moment pour faire avancer l’approche critique des technologies passées au crible de l’organisation des mouvements anti-autoritaires de gauche et, plus généralement, de l’action politique. Précisément, cette approche n’est pas plus possible dans le feu de l’action : « Le “clicactivisme” relève d’une action facile demandant peu d’efforts ou d’engagement » (p. 32) en mettant ensemble des « personnes qui ne sont pas unies par de véritables liens » (p. 32) : la Révolution a besoin de temps et, désormais, elle ne peut plus suspendre son vol. Après tout, cela n’est pas étonnant que cela « ne marche pas » : si « la technologie contribue à créer de nouveaux modes d’organisation et de communication » (p. 196), « les grandes plateformes logicielles qui jouent désormais un rôle central dans l’organisation des mouvements sociaux du monde entier : Facebook, Twitter, Google et autres » (p. 37) ne sont-elles pas des Gafam ? Et, face aux Gafam, les témoignages humains, casuels, qui parsèment joliment le texte finissent par être émouvants (Sana l’Égyptienne, Mohamed le Tunisien, « les blogs de cuisine qui dialoguent avec les blogs politiques » [p. 59] ou le modèle des cupcakes pour Ahmed [p. 120], les 140journos et leur maîtrise des métadonnées quand ils relayent Istanbul et que les bulldozers sont menaçants, [p. 97]) car, « la gouvernance des sans leaders », comme celle des @TahrirSupplies, ne peut fonctionner que conjoncturellement, à l’image des barricades en France en 1853 (p. 115).
8Et tout cela pose de sérieuses questions aux chercheurs (et aux usagers !) car « si l’émergence de la sphère publique connectée n’a pas nécessairement introduit de nouveaux mécanismes sociaux [depuis l’imprimerie], les technologies numériques ont cependant radicalement changé es conditions selon lesquelles ces mécanismes opèrent sur les mouvements sociaux » (p. 406). Ce livre a le mérite, probablement dû à la position dans l’écosystème numérique et social, de jeter des pavés bien réels dans le mur du virtuel, avec, à la clé, quelques jolies images : « Le fait de communiquer principalement dans cette sphère publique connectée, mais détenue par des intérêts privés, est assimilable au fait d’organiser des rassemblements politiques non plus sur les places publiques, mais dans les centres commerciaux, ou d’envoyer des lettres par l’intermédiaire de coursiers commerciaux au lieu du service postal public » (p. 228). Ou encore, « les activistes utilisent Facebook comme un café tel qu’idéalisé par Jürgen Habermas » qui peut aussi leur servir comme « journal clandestin » (p. 228). Il n’est pas sûr que ce café-là soit « la pierre angulaire d’une sphère publique critique » (p. 228) désormais connectée et que ce journal-là soit l’équivalent de la presse écrite alternative… et les activistes ont du mal à passer à travers les gouttes. Entre deux coups d’état en Turquie. Avant la connectivité et après (p. 345-348).
9« Fourmi critique », elle multiplie les pavés qu’il est impossible de décrire dans cette note comme les mécanismes très à géométrie variable de la censure (p. 245-251), l’analyse « digitalo-émotionnelle » du Ice Bucket Challenge vs Ferguson (p. 258-263) ou YoubeMom (p. 278-280), ou encore les discordances entre affordances, capacités narratives ou disruptives, voire électorales, mises en œuvre par les mouvements sociaux et les signaux de puissance éventuels lors de Occupy Wall Street ou Tea Party (l’ensemble du chapitre viii qui, selon l’auteure, « guide » la réflexion du livre) jusqu’au nettoyage des différentes places ici et ailleurs, pour faire comme à la maison (p. 166). Sans compter aussi avec « l’armée des Trolls » (p. 366) qui occupe le terrain des affordances conduisant aux nouvelles formes de censure, voire à la paralysie tactique, « le revers de la médaille » (p. 411).
10Le dernier chapitre s’ouvre sur une disruption pédagogique : les affordances de l’imprimerie qui ont d’abord produit des indulgences (histoire de renflouer les caisses de l’Église) plutôt que THE Bible (p. 396-398). Cette résurgence du passé permet à l’auteure de re-parcourir avec tranquillité les concepts et les interrogations de la sphère publique connectée (affordances, capacités, signaux, adhocratie [p. 409]).
11Enfin, un ultime mot pour saluer la traduction, à la fois respectueuse du style narrativo-critique de l’auteure, de la langue et du français. L’objectif de s’adresser aussi bien à des lycéens intéressés qu’à des militants et à des chercheurs est atteint. Le livre peut alors se terminer par une dernière histoire diachronique (et une dernière rencontre à une terrasse de café à Madrid avec une Indignada) qui hante et les mouvements sociaux et les chercheurs : « Preguntando caminamos ».
Pour citer cet article
Référence papier
Daniel Raichvarg, « Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée », Questions de communication, 39 | 2021, 551-553.
Référence électronique
Daniel Raichvarg, « Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée », Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/26224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.26224
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