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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Eleni Mouratidou, Politiques de re-présentation de l’industrie de la mode. Discours, dispositive, pouvoir

Londres, ISTE Éd., 2020, 206 pages
François Provenzano
p. 528-529

Texte intégral

1Ce livre propose des perspectives claires et précises pour l’analyse critique de l’industrie de la mode de luxe et de ses médiations marchandes. Il s’appuie sur une méthodologie plurielle et traite un corpus largement hétérogène : des textes, des images, mais aussi des pratiques, des expositions, des bâtiments, des intérieurs. Ce faisant, Eleni Mouratidou démontre, au-delà de la variété des formes, l’unité standardisée des politiques de re-présentation dans l’industrie de la mode de luxe, autant que l’unité de « l’approche sémio » qu’elle défend. Fondée sur l’analyse sémiotique des discours (telle que représentée par la tradition allant d’Algirdas-Julien Greimas à Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille), cette approche inclut les nombreux apports des travaux les plus récents en sciences de l’information et de la communication. L’ouvrage offre ainsi un panorama très éclairant de l’ensemble des approches critiques portant sur les industries et les médiations culturelles (de Roland Barthes à Yves Jeanneret). Il exhume aussi, de manière très opportune, tout l’arrière-plan de la théorie critique (Walter Benjamin, Theodor Adorno et Max Horkheimer, Guy Debord) qui nourrit lesdites approches. Enfin, l’auteure elle-même se distingue par sa propre créativité terminologique. Au fil des études de cas, l’ouvrage développe non seulement le concept de re-présentation, mais aussi toute une série de propositions théoriques très stimulantes, parmi lesquelles on peut pointer les notions de « capital sémiotique », « cultualisation », « fictivation », « événement-formule », ainsi que plusieurs imports des études théâtrales.

2L’ouvrage s’ouvre par une introduction théorique particulièrement robuste, qui présente les principaux cadres conceptuels et les hypothèses interprétatives. L’originalité de la démarche consiste à se centrer sur ce que l’auteure nomme des stratégies de re-présentation, et de les considérer comme des politiques : les marques de luxe ne font pas que présenter des produits qui les représentent dans l’espace public ; elles re-présentent aussi cette représentation, dès lors qu’elles requalifient les unités sémiotiques utilisées dans la représentation. Ce processus métasémiotique et réflexif est considéré comme un dispositif généralisé (au sens de Michel Foucault) : il tend à occuper tout l’espace médiatique, où sa fonction est de maquiller la véritable nature économique, éthique et idéologique des médiations marchandes. L’ouvrage est structuré en trois grandes parties, qui dessinent un parcours précis allant des manifestations les plus exposées des politiques de re-présentation, jusqu’aux rouages socio-économiques les plus profonds de l’industrie de la mode. Dans chacune des parties, des études de cas précises et outillées (portant sur des marques de luxe aussi importantes que Vuitton, Dior, Gucci, Balenciaga, Chanel), alternent avec des considérations plus méthodologiques, interprétatives ou politiques (sur la fonction idéologique du discours de la mode dans l’espace social).

3Les deux premières parties considèrent « l’épaisseur énonciative » de campagnes publicitaires qui reposent sur la réécriture d’autres formes et contenus culturels, mis en lien avec les valeurs de la mode de luxe. Les beaux-arts, la littérature, la religion et la politique sont les domaines suivis et décrits par E. Mouratidou dans le discours de la mode. Chaque domaine fait l’objet d’études de cas très éclairantes, dans lesquelles l’auteure montre un sens aigu de la description méticuleuse de ses matériaux. Elle illustre ainsi le fait que l’approche sémio consiste principalement en un travail de posture d’analyse : faire attention aux détails, considérer chaque angle d’un phénomène donné, se plonger soi-même dans l’expérience sémiotique en question, et tenter de construire, de l’intérieur, la distance critique nécessaire. Par exemple, la collaboration entre Louis Vuitton et la star des arts contemporains Jeff Koons est étudiée à travers ses dimensions iconiques et verbales, mais aussi à travers l’événement d’inauguration au musée du Louvre, sa couverture médiatique sur les réseaux socionumériques, ainsi que les dimensions très matérielles qui constituent l’objet sac à main.

4Les hybridations avec les arts et la haute culture (littéraire) permettent principalement aux marques de mode de se requalifier en tant qu’instances artistiques ; ce faisant, elles recouvrent la nature commerciale de leur relation avec les clients, par des valeurs et des rôles plus légitimes : les clients deviennent un public en recherche de distinction, invité à contempler la Beauté elle-même. De son côté, l’intertexte religieux place les instances commerciales dans la scénographie du culte, et les associent aux valeurs sacrées propres au grand récit biblique (la Grâce, le Salut, l’Adoration, la Sainte Relique). Dans ce chapitre, E. Mouratidou étudie notamment le siège du groupe de luxe Kering, établi à l’Hospice des Incurables, et détaille la construction sémiotique de l’Inaccessible et de l’accès à l’Inaccessible.

5L’intertexte politique joue un rôle encore plus pervers dans le discours de la mode, dès lors qu’il recycle, depuis l’intérieur même du système capitaliste, les formules et les formes d’opposition conçues initialement contre le capitalisme. En outre, les citations politiques dans les discours de la mode reposent sur ce que E. Mouratidou appelle « fictivation » (p. 131-132), c’est-à-dire l’altération d’un texte-source, qui fabrique de la matière fictionnelle à partir de matière non-fictionnelle. Selon cette perspective, l’auteure analyse le défilé Chanel 2014 (qui reprenait les codes sémio-pragmatiques de la manifestation de rue), ainsi que d’autres formes discursives plus ponctuelles, recyclées à partir de l’iconographie de Mai 68, du mouvement des Gilets jaunes, ou du paradigme des luttes féministes. Dans chaque cas, E. Mouratidou montre que le discours de la mode efface le « référent social » et les enjeux politiques originellement associés à ces formes, pour les convoquer de manière itérative et confuse.

6La dimension critique de l’ouvrage s’aiguise encore dans la troisième et dernière partie du livre, qui envisage cette fois les structures socio-économiques qui soutiennent l’industrie de la mode. Un bref mais efficace historique rappelle dans quel cadre émerge, au cours des années 1980, le nouveau paradigme de la « créativité managériale ». Les concepts de « panoplie » (Sarah Labelle, p. 143), « réinvestissement » (Dominique Maingueneau, p. 181), « fantasmagorie » (W. Benjamin, Y. Jeanneret, p. 181) et « forme-loisir » (E. Mouratidou elle-même, p. 184) permettent de saisir très finement les logiques inséparablement économiques et symboliques de cette industrie. Ces logiques n’ont qu’une seule raison d’être, explique E. Mouratidou : racheter les (nombreux) aspects dysphoriques de l’industrialisation globalisée de la mode de luxe. Alors que les impacts écologiques, éthiques et socio-psychologiques de l’industrie du luxe n’ont jamais été aussi dramatiques, les grands groupes du luxe (LVMH, Kering) n’ont jamais été aussi puissants, tant en termes financiers qu’en termes de couverture symbolique de l’espace public. Cette puissance repose sur des politiques standardisées de re-présentation : la pointe critique d’E. Mouratidou atteint le plus nettement sa cible lorsqu’elle démontre que les stratégies communicationnelles du secteur supposément le plus distinctif de la mode s’apparentent à du prêt-à-porter.

7La lecture de ce livre s’impose assurément pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent autant aux structures sous-jacentes qu’aux discours de surface de l’industrie de la mode. En outre, ses études de cas démontrent concrètement comment fonctionne une approche sémio : loin de tout dogmatisme théorique ou de surenchère conceptuelle gratuite, E. Mouratidou suit un parcours d’analyse ajusté à ses problématiques, et rassemble en une boîte à outils ad hoc les contributions les plus appropriées de la théorie critique, de l’analyse du discours, des sciences de l’information et de la communication. Son souci constant est de porter son attention sur les formes, et d’impliquer ses lecteurs dans sa démarche.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Provenzano, « Eleni Mouratidou, Politiques de re-présentation de l’industrie de la mode. Discours, dispositive, pouvoir »Questions de communication, 39 | 2021, 528-529.

Référence électronique

François Provenzano, « Eleni Mouratidou, Politiques de re-présentation de l’industrie de la mode. Discours, dispositive, pouvoir »Questions de communication [En ligne], 39 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/26210 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.26210

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Auteur

François Provenzano

Université de Liège, CESERH, B-4000 Liège, France

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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