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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Martine Poulain (dir.), Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ?

Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2019, 234 pages
Aline Hartemann
p. 641-644

Texte intégral

1Cet ouvrage collectif est placé sous la direction de Martine Poulain, conservatrice générale honoraire des bibliothèques mais aussi titulaire d’une habilitation à diriger les recherches en sociologie. Spécialisée en sociologie du livre et de la lecture, elle a notamment dirigé le service Études et recherches de la Bibliothèque publique d’information à Paris : ce service est une des références en matière d’enquête et de recherche sur les pratiques de lecture, les publics et les médiations. Il a la particularité de se trouver au croisement de la recherche et des expérimentations qui en découlent, mises en œuvre au sein de l’établissement mais également au-delà : les travaux de ce « laboratoire » profitent en effet autant à la communauté des chercheurs – sociologues, historiens, spécialistes des sciences de l’information et de la communication – qu’aux professionnels du livre et de l’information, et sont à même, potentiellement et légitimement, d’inspirer les acteurs chargés des politiques publiques en la matière. La démarche qui y est privilégiée, s’appuyant sur des enquêtes de terrain, s’apparente à celles mobilisée en sciences sociales. Et c’est elle précisément qui a inspiré M. Poulain dans l’élaboration du colloque et la réalisation de la publication qui nous intéresse ici, consacrée aux spoliations nazies menées pendant la Seconde Guerre mondiale dans les territoires occupés. Dans cette mesure, elle est à même d’intéresser les lecteurs de Questions de communication.

2En effet, l’ouvrage est le fruit d’un colloque international qui s’est tenu à Paris, à la Bibliothèque nationale de France et à la Bibliothèque universitaire des langues et des civilisations, les 23 et 24 mars 2017, sous l’égide de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques. Il est consacré à l’exil des livres pillés et confisqués par les nazis et à leur « découverte […] dans des bibliothèques et des pays auxquels ils n’appartenaient pas », après 1945 (p. 13). Il rassemble 23 participants, qui sont aussi bien des chercheurs, des universitaires que des « praticiens » des bibliothèques comme les conservateurs, venus de différents pays d’Europe. Empruntant aux méthodes des sciences sociales, ils ont exposé l’état d’avancement de leur travail de terrain, qui les conduit sur la piste de livres spoliés. Mais là ne réside pas le seul intérêt de la démarche. À notre sens, la force toute particulière du projet tient à la « cérémonie de restitution de livres spoliés » qui s’est déroulée à l’issue du colloque, « joignant le geste à la parole », comme le souligne M. Poulain (p. 16).

3Ainsi ce colloque propose-t-il une réflexion académique, au travers d’études de cas, retraçant l’enquête sur les spoliations des livres par les nazis, leur devenir, voire leur éventuelle restitution aux ayants droit. Et c’est dans le cadre même de la manifestation qu’ont eu lieu des restitutions, officielles, empreintes de solennité et d’émotion, mettant aux prises très concrètement les acteurs de différents pays, dont certains étaient orateurs du colloque, qu’ils soient récipiendaires, ou en position de restituer des ouvrages. Le sous-titre du colloque le signale : « tentatives d’identification et de restitution, un chantier en cours ». Cette cérémonie est bien le résultat, tangible, des enquêtes menées par les scientifiques participant au colloque, qui ont abouti, d’autres restant en souffrance, ou étant toujours en cours.

4La complexité inhérente à ces enquêtes tient son origine dans l’histoire de l’exil de ces ouvrages spoliés. Les contributions des auteurs présentent principalement les trajectoires de livres ayant appartenu à des propriétaires qui vivaient en France et s’articulent autour de plusieurs questions : comment ces livres spoliés, pillés, confisqués, refont-ils surface, ou pas, après guerre ? Comment ont-ils été traités par ceux qui les ont découverts ? Est-il possible de remonter le fil de leur histoire et de les identifier, pour retrouver éventuellement leur propriétaire ou leurs ayants droit ? Comment les restituer, le cas échéant, à l’issue de longues enquêtes menées par les professionnels des livres ? Enfin, que faire lorsqu’ils sont orphelins ou que la piste des propriétaires légitimes a été identifiée mais que ces derniers ont disparu ? Et dernier point, quid des ouvrages spoliés, intégrés dans des collections de bibliothèques, à bas bruit, ayant perdu leur identité ? C’est l’ensemble de ces configurations que cet ouvrage fondamental se propose d’explorer en trois temps.

5La première partie est consacrée à la question de la mémoire, qui a souvent fait défaut à propos de « la souffrance des livres en exil », selon la formule de M. Poulain (p. 11). Autant les œuvres d’art ont fait l’objet d’une politique de restitution relativement claire, sous la houlette de Rose Valland ou encore des Monuments Men, autant la question des livres et des bibliothèques semble être restée un angle de mort. C’est précisément sur la mémoire et l’oubli que les intervenantes de la première partie du colloque, Patricia Kennedy Grimsted et M. Poulain, entendent faire le point. La première oratrice propose, sous forme de cartographie, « les pistes pan-européennes des livres pillés par les nazis » (p. 25). Elle décrit « le contraste important entre les pillages de bibliothèques perpétrés par les nazis et les restitutions effectuées après guerre par les Alliés en Europe de l’Ouest et de l’Est » (p. 25). Ce phénomène illustre combien l’oubli a caractérisé et caractérise encore les spoliations.

6Si le pillage a donné lieu après guerre à des « rapatriements » d’ouvrages, notamment organisés par les Américains, il a pu également déboucher sur une « redistribution » aux communautés juives dans le monde entier, à présent contestée, ou sur une « non-restitution » des livres, comme sur le front de l’Est : Staline mit en place les « brigades des trophées » qui saisissaient œuvres et livres au titre de réparation des dommages de guerre. S’est ensuivie une intégration silencieuse dans les collections de bibliothèques, comme à la Bibliothèque nationale de Varsovie. Complétant la typologie proposée supra des configurations dans lesquelles peuvent se trouver des ouvrages spoliés, M. Poulain réaffirme l’idée que « restituer leurs bibliothèques aux spoliés [est] un impératif toujours actuel » (p. 49). Ainsi, dans la précipitation, au lendemain de la guerre, une politique « d’attribution » des livres ne portant pas de nom de propriétaire fut mise en place pour répondre aux besoins immédiats de documentation de certaines professions, spoliées elles aussi de leurs biens : des musiciens en quête de partitions, ou encore des médecins dépourvus de revues scientifiques. Mais lorsque les attributions ou les restitutions s’avéraient impossibles, que faire des livres ? La Commission de choix fut chargée de les répartir dans les bibliothèques publiques du territoire, avec le statut de dépôt. L’auteur souligne combien ces politiques ont abouti à l’ignorance de la provenance de ces ouvrages dans les collections actuelles des bibliothèques, et donc à « un oubli de l’histoire » (p. 57) et, par là même, des motivations nazies : « les saisies relèvent de trois types de logique : guerrière, nationaliste, antisémite » (p. 57). M. Poulain plaide donc pour une politique de la mémoire et de la restitution aux ayants droit plus active : concrètement, a été remise à 42 bibliothèques ayant en dépôt des livres spoliés la liste précise des ouvrages concernés, afin que la mention de leur origine soit clairement indiquée, certains ayant été d’ores et déjà intégrés dans les collections, devenus non repérables, d’autres portant l’estampille « don ». Afin de lutter contre cette amnésie institutionnelle, elle en appelle à une coopération européenne pour assurer la mise en œuvre de ces politiques de restitution et d’identification.

7Une fois posés ces enjeux, la deuxième partie propose des études de cas. Intitulée « Bibliothèques spoliées : restituées, perdues, retrouvées, cachées ? », elle regroupe six contributions, qui présentent autant de situations singulières relatives à la recherche de provenance. Nathalie Neumann, chercheuse à l’Office d’administration fédérale des œuvres d’art de Berlin, propose une contribution ayant pour titre « Une bibliothèque alsacienne disparue en Allemagne : une quête en cours ». Suite à une rencontre avec un archiviste dont la famille a été spoliée de sa bibliothèque, et dont l’histoire personnelle la toucha, elle raconte comment elle a décidé de s’impliquer personnellement dans des recherches, toujours en cours, pour en retrouver la piste.

8Asistante de recherche à l’Institut central d’histoire de l’art de Munich, Maria Tischner, propose une contribution intitulée « La bibliothèque d’art August Liebmann Mayer : Munich-Paris-Munich ». Elle y explique comment la bibliothèque d’un historien d’art juif fut spoliée et quelle fut la décision prise par sa fille au moment des restitutions : elle souhaita que les livres de son père « restent à la bibliothèque de l’Institut afin d’être constamment accessibles aux chercheurs » (p. 79), mais accompagnés d’un ex-dono « qui raconte le destin d’August Liebmann Mayer dans une version abrégée » (p. 79). Pour sa part, Anatole Stebouraka, responsable du département de bibliologie à la Bibliothèque nationale de Biélorussie à Minsk, évoque le cas des « Livres français spoliés dans les collections de la bibliothèque nationale du Bélarus ». Il analyse le parcours de ces « collections deux fois spoliées » (p. 82) : spoliées en France par les nazis, puis transférées à Moscou et à Minsk après 1945.

9Chercheuse à la Bibliothèque universitaire de Vienne, Christina Köstner-Pemsel, dans « “28 sacs” de livres français pour la bibliothèque universitaire de Vienne : une recherche de provenance en cours », évoque le parcours des « livres de la Gestapo » (p. 101), intégrés aux collections de bibliothèques, dont on entame depuis peu les recherches de provenance. Sebastian Finsterwalder, quant à lui, est responsable des enquêtes et de la restitution des biens pillés par les nazis au sein de l’Unité de recherche sur la provenance à la bibliothèque centrale et régionale de Berlin. Dans sa contribution « Paris-Berlin-Paris. Sur la piste de livres spoliés en France par les nazis : comment les retrouver et les restituer », il part du postulat que « la mission qui sous-tend toute recherche portant sur les biens pillés par les nazis [est] celle de la restitution » (p. 109). À cette fin ont été mis au point une procédure, une base de données et un travail en réseau avec d’autres établissements. Il procédera à des restitutions de livres spoliés lors de la cérémonie évoquée supra.

10Enfin, Patricia Sorel, maître de conférences en histoire à l’université Paris Nanterre, dans son article « La spoliation d’une bibliothèque privée sous l’Occupation : un impératif toujours actuel », analyse le cas d’un bibliophile victime de vol par les occupants, ayant mené de nombreuses démarches, en vain, pour faire reconnaître la spoliation. Il ne fut éligible à aucune indemnisation, le vol commis n’ayant pas revêtu de caractère discriminatoire, selon l’avis de l’Office de dédommagement de Berlin rendu en 1960.

11La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse aux « livres spoliés dans les bibliothèques publiques françaises ». Anne Pasquignon, avec la collaboration de Cécile Bellon, toutes deux conservatrices à la Bibliothèque nationale de France (BnF), présente une contribution intitulée « Les documents spoliés déposés à la Bibliothèque nationale : les résultats d’une enquête ». Elle décrit le travail entrepris par les Commissions de choix et la place de la BnF dans le processus d’attribution des ouvrages spoliés. Puis, « Les livres spoliés déposés à la Bibliothèque des langues orientales : une source pour l’histoire de la destruction des diasporas d’Europe centrale et orientale en France », de Benjamin Guichard, directeur scientifique à la Bibliothèque universitaire des langues et des civilisations, propose une réflexion sur « l’amnésie institutionnelle » (p. 149) qui fut le propre de l’établissement, et la mise en route du chantier d’identification qui suivit. Ensuite, Dominique Bouchery, conservateur à La Contemporaine, présente « Le Fonds Séquestres de la BDIC, histoire d’une spoliation invisible ». Il montre son hétérogénéité, puisqu’il comprend notamment les « Socialistica », « le fonds nazi », une partie de la bibliothèque de la marine de guerre allemande. Ce caractère composite complique la recherche de provenance. Catherine Maurer, professeur des universités à l’université de Strasbourg, évoque les « Spoliations, confiscations et vols à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg entre 1940 et 1944 ». Ce cas est particulier : l’Alsace étant de fait annexée de 1940 à 1944, la bibliothèque a pu être tout à la fois auteur de spoliations et victime. La dernière contribution a pour titre, « Octobre 1942 à la Bibliothèque nationale : des faits de collaboration par les livres ». Ève Netchine, conservateur à la BnF, y relate comment les « volumes spoliés n’ont pas traversé l’Europe, mais la rue, entre l’hôtel Drouot et la Bibliothèque nationale » (p. 204).

12Enfin, on notera que l’ENSSIB propose opportunément le visionnage de l’intégralité du colloque : https://www.enssib.fr/​bibliotheque-numerique/​index-des-auteurs?selecAuteur=Afanassiev%2C%20Mikhail%20D.#haut

13Cela permet de prendre connaissance de l’ensemble des communications, toutes n’ayant pas fait l’objet de publication, et aussi d’assister à la cérémonie de restitution solennelle de livres spoliés : en présence de la présidente de la BnF, Sebastian Finsterwalder, membre de l’équipe NS-Raubgutforschung, « recherche du butin nazi », a remis plusieurs ouvrages, découverts à Berlin, à trois représentants français d’institutions qui en sont les propriétaires. Mais les restitutions ne se limitent pas aux seules institutions et ne se réalisent pas dans un sens unique, de l’Allemagne vers la France. Des particuliers également se voient remettre un volume, de la part d’une bibliothèque française. Ainsi, les héritières de Victor Basch ont reçu des mains de la présidente de la BnF un ouvrage ayant appartenu à leur aïeul. Victor Basch, Juif, universitaire français d’origine hongroise, avait été spolié de tous ses biens avant d’être abattu par la milice en 1944 : ce volume, Les Métiers du théâtre, de Pierre Paraf, publié en 1923 et qui porte une dédicace ayant permis son identification, en fait partie. Il a été confié en 1950 à la bibliothèque de l’Arsenal par la Commission de choix et revient à présent en possession de ses ayants droit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Aline Hartemann, « Martine Poulain (dir.), Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ? »Questions de communication, 38 | 2020, 641-644.

Référence électronique

Aline Hartemann, « Martine Poulain (dir.), Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ? »Questions de communication [En ligne], 38 | 2020, mis en ligne le 23 juillet 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/24635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.24635

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Auteur

Aline Hartemann

Humboldt Universität, Centre Marc-Bloch de Berlin, D-10117 Berlin, Allemagne Uuniversité Paris Nanterre, La Contemporaine, F-92000

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