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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Germaine Goetzinger, Sonja Kmec, Danielle Roster et Renée Wagener (éds), Mit den Haien streiten. Frauen und Gender in Luxemburg seit 1940/Femmes et genre au Luxembourg depuis 1940

Luxembourg/Mersch, CID | Fraen an Gender/Capybarabooks, 2018, 390 pages
Myriam Sunnen
p. 414-416
Référence(s) :

Germaine Goetzinger, Sonja Kmec, Danielle Roster et Renée Wagener (éds), Mit den Haien streiten. Frauen und Gender in Luxemburg seit 1940/Femmes et genre au Luxembourg depuis 1940, Luxembourg/Mersch, CID | Fraen an Gender/Capybarabooks, 2018, 390 pages

Texte intégral

1« Affronter des requins » (« Mit den Haien streiten »), c’est sous ce titre qu’une germaniste, deux historiennes et une musicologue ont réuni 27 contributions consacrées aux « femmes et [au] genre au Luxembourg depuis 1940 ». Emprunté à une politicienne libérale décrivant en ces termes son combat quotidien dans un monde dominé par les hommes, il résume bien le ton et la ligne directrice de cet ouvrage que les responsables placent de manière explicite dans la continuité du premier livre sur l’histoire des femmes au Luxembourg (« Wenn nun wir Frauen auch das Wort ergreifen… » : Frauen in Luxemburg/Femmes au Luxembourg 1880-1950, éd. par G. Goetzinger, A. Lorang et R. Wagener, Luxembourg, Ministère de la culture, 1997). Toutefois, Mit den Haien streiten ne concerne pas seulement la condition féminine et l’histoire des femmes, mais aussi les stéréotypes liés au genre, la masculinité ainsi que la situation des personnes de la communauté LGBTIQ+ (sigle désignant les personnes lesbiennes, gay, bisexuelles, transgenres, intersexes, queer et autres), des sujets sur lesquels il existe encore peu d’études au Luxembourg, entre autres raisons parce que la jeune université du Grand-Duché ne propose pas de cursus en gender studies.

2Reflétant l’évolution de la société, des études féminines et de l’institution qui a initié et coédité le livre (le CID | Fraen an Gender, un centre de documentation sur les femmes et les mouvements féministes qui a intégré en 2015 la notion de genre dans sa dénomination officielle), cette ouverture sur le genre est justifiée de manière explicite dans l’introduction (p. 21-30). Comme le soulignent les éditrices, les travaux de Joan Wallach Scott et Judith Butler ont montré que la bipartition des sexes et des genres a partie liée avec l’établissement du patriarcat contre lequel les féministes se sont toujours révoltées. En remettant en question le caractère naturel de cette binarité, le discours féministe peut saper de manière beaucoup plus efficace les hiérarchies qui en sont nées. Issues du féminisme, la queer theory et les études de genre évitent par ailleurs au discours féministe de basculer dans l’essentialisme et de discriminer ainsi les personnes ne se reconnaissant dans aucun des deux genres, ainsi que les personnes intersexes, c’est-à-dire nées avec des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas aux critères qui permettent traditionnellement de définir les hommes et les femmes. C’est de ce féminisme solidaire des communautés LGBTIQ+ que se réclament les éditrices, qui entendent « donner de la visibilité aux femmes sans pour autant postuler une quelconque continuité du corps féminin au fil des siècles » (p. 16, notre traduction). En conséquence, il s’agit d’analyser les rapports de pouvoir liés à la construction du genre, de dénoncer les inégalités et les discriminations et de souligner le droit à l’autodétermination.

3Mettant à contribution des chercheurs et, surtout, des chercheuses de différentes disciplines relevant des sciences humaines et sociales (sociologie, géographie humaine, histoire, lettres…), ainsi que des personnes connues pour leur engagement actuel ou passé dans des mouvements féministes et/ou LGBTIQ+ au Luxembourg, Mit den Haien streiten est composé d’études françaises et allemandes précédées d’une introduction écrite exclusivement en allemand. Le livre est divisé en sept sections thématiques (« Histoire », « École », « Politique », « Médias », « Arts », « Identités, « Féminisme ») dont l’enchaînement suit un plan chronologique allant de la représentation des femmes dans la presse de l’après-guerre à une réflexion sur le féminisme de la « génération Y ». Ainsi complète-t-il l’ouvrage de 1997, qui couvrait la période 1880-1950 et brossait notamment les portraits de quelques pionnières du féminisme au Luxembourg, tout en analysant le rôle des femmes dans des domaines longtemps réservés à la gent masculine (le sport, la composition musicale, la politique).

4Tandis que les sections « Histoire » et « Arts » contribuent essentiellement à l’histoire des femmes, la partie « Identités » contient plusieurs contributions où l’hétéronormativité et la binarité des genres sont ouvertement critiquées, dans certains cas par des auteurs engagés sur le plan associatif dans la lutte pour les droits des LGBTIQ+ et surtout des minorités au sein de cette communauté. L’homosexualité masculine ne fait l’objet d’aucune contribution. La section « École » ne concerne pas seulement la formation des institutrices et l’enseignement des arts ménagers, mais aussi l’éducation sexuelle prodiguée dans les écoles luxembourgeoises, en particulier par le biais du matériel didactique édité en 1989 (Catherina Schreiber, p. 99-110). Car, bien que se présentant comme moderne et progressiste, celui-ci renforce un certain nombre de tabous (la sexualité infantile, les organes génitaux féminins) et de normes (l’hétéronormativité). L’évolution du féminisme luxembourgeois et les rapports que celui-ci entretient avec la réflexion sur la diversité des genres font l’objet d’une intéressante reconstitution historique dans la section « Féminisme » (Christel Baltes-Löhr, « Weiblich – männlich : Das kann doch nicht alles gewesen sein ! Von der Frauenfrage zur Geschlechterpluralität », p. 355-364). Cette même étude comporte aussi une réflexion plus systématique et plus théorique sur ce que l’autrice se propose d’appeler « Geschlecht als Kontinuum », une notion qui lui permet de prendre en compte les aspects physiques, psychiques, sociaux et sexuels du « Geschlecht » (le mot allemand correspondant à la fois à « sexe » et « genre »), ainsi que les différents rapports entre les genres. Particulièrement bien documentée, pertinente et novatrice par rapport à l’ouvrage de 1997, la section consacrée aux médias montre que l’ère du patriarcat est loin d’être révolue, ne serait-ce que parce qu’un certain nombre de stéréotypes restent bien vivants au 21e siècle. Ainsi les qualités traditionnellement considérées comme féminines sont-elles exclues des portraits d’hommes d’affaires tels qu’ils sont proposés dans les magazines. Quant aux publicités, elles restent sexistes et dominées par le regard masculin, souvent « inquisiteu[r], objectifian[t], dévalorisan[t] et condescendan[t] » à l’égard des femmes (p. 216), comme le montre l’analyse du magazine luxembourgeois Revue (Laura Kozlik, p. 203-216).

5Contrairement à ce que suggère le sous-titre, le livre ne concerne pas de manière exclusive le Luxembourg, ni les Luxembourgeois. On y trouve une étude portant sur les stéréotypes de genre en relation avec la perception de l’insécurité dans la Grande Région (Luxembourg, Lorraine, Rhénanie-Palatinat, Sarre, Wallonie, p. 297-307). Les parcours de certaines femmes présentées dans la section « Arts » – par exemple celui de la compositrice Catherine Kontz qui vit à Londres – sont par ailleurs très internationaux et donnent lieu avant tout à des réflexions sur la situation des femmes dans le monde de la création d’une manière générale. En accueillant plusieurs contributions consacrées à des minorités religieuses et linguistiques présentes au Luxembourg et en étudiant la manière dont l’identité de genre peut s’articuler avec d’autres aspects de l’identité personnelle ou collective, l’ouvrage tient compte de l’évolution démographique du Grand-Duché depuis 1997, et surtout du taux important de résidents étrangers (47 % au 1er janvier 2019). Particulièrement original, le chapitre de Karine Duplan montre par exemple que, dans le cadre de « l’immigration dorée » (c’est-à-dire celle des cadres supérieurs, d’après l’expression du sociologue Fernand Fehlen), ce sont souvent les femmes qui créent de nouveaux liens sociaux – alors même qu’elles ne sont en général pas à l’origine de l’installation au Luxembourg et que souvent, elles sont femmes au foyer faute de trouver un emploi adéquat. Si toutes ces études consacrées à des femmes au profil atypique ou appartenant à une minorité sont à la fois très bien documentées et originales, on peut regretter qu’elles se présentent parfois comme de simples études de cas ne contribuant que de manière très limitée à un aperçu plus général de la condition féminine au Luxembourg. Ainsi, regroupées dans la section intitulée « Histoire », l’étude sur les femmes pasteures de l’Église danoise de Luxembourg (Antoinette Reuter, p. 57-70) et celle consacrée aux femmes juives vivant au Grand-Duché (Renée Wagener, p. 43-56) auraient-elles gagné, en dépit de leurs qualités évidentes, à être complétées par une contribution plus systématique sur la place des femmes dans les grandes religions présentes au Luxembourg, et notamment dans les confessions les plus représentées : le catholicisme et l’islam.

6Sur le plan méthodologique, Mit den Haien streiten se caractérise par une grande diversité qui s’explique notamment par le profil des autrices et auteurs. Plusieurs études reposent sur l’exploitation d’archives privées ou publiques (comme le passionnant chapitre de Daniela Lieb sur la danseuse professionnelle Stenia Zapalowska et les conditions économiques et sociales dans lesquelles elle a exercé son métier, p. 219-232) ou sur l’analyse des médias luxembourgeois (l’émission télévisée Hei elei Kuck elei, p. 185-202, les publicités de l’hebdomadaire Revue, p. 203-216, le Luxemburger Wort…). Mais, en parcourant le livre, on est d’abord frappé par les nombreuses études relevant de l’histoire orale. Prolongeant des travaux de recherche plus vastes telles des thèses, certaines contributions font intervenir les résultats d’enquêtes conduites auprès d’une catégorie précise de la population (les femmes portugaises vivant au Luxembourg, les femmes expatriées, les jeunes féministes…). D’autres chapitres sont fondés sur des entretiens individuels et constituent de véritables portraits accompagnés de photos prises au cours des entretiens, souvent au domicile des personnes concernées. Or, si, comme les éditrices le précisent en quatrième de couverture, l’interview permet de manière évidente « à des voix indépendantes et sûres d’elles de se faire entendre et de mettre en évidence les structures qui les autorisent à s’exprimer, respectivement qui les réduisent au silence », on peut se demander si ces portraits quasiment co-construits donnent lieu à la « réflexion critique » annoncée. Ce recours aux entretiens est surtout gênant quand il alimente la quasi-totalité d’une section. En effet, malgré tout l’intérêt qu’ils présentent, les portraits des quatre politiciennes luxembourgeoises formant la section « Politique » (et dont trois reposent sur des entretiens) auraient idéalement dû être complétés par une étude objective et systématique portant sur la représentation des femmes dans le monde politique luxembourgeois ou sur la place qui leur revient dans les campagnes électorales, les programmes des partis, etc.

7Si, d’une manière générale, le livre est rythmé par une alternance entre études de cas et contributions thématiques (ce qui en rend la lecture agréable tout en réglant en partie la question de la représentativité), le nombre important de portraits peut gêner. Alors même que, dans l’introduction, les responsables se réfèrent à la queer theory tout en renvoyant aux débats sur la diversité des genres, les études de cas sont presque exclusivement des portraits de femmes, dépourvus en général de tout préambule théorique sur le sens même que peut avoir le mot « femme » à une époque où la binarité des genres est remise en question. Cette absence de références théoriques ne peut certainement pas être reprochée aux excellentes contributions à l’histoire des femmes, qui ne prétendent pas s’inscrire dans la lignée des études de genre ou de la queer theory. Il s’agit plutôt d’une difficulté liée au projet lui-même. L’usage aussi large du portrait, y compris du portrait photographique, était-il indispensable dans un ouvrage qui insiste sur le droit à l’autodétermination et sur le caractère construit du genre ? Il est vrai que les responsables soulignent elles-mêmes cette difficulté dès l’introduction, et indéniable que, dans un ouvrage qui ne s’adresse pas seulement aux spécialistes mais aussi au grand public, les portraits de femmes au profil atypique contribuent à lutter contre les stéréotypes liés au genre. Mais ceux-ci n’auraient-ils pas été combattus de manière plus efficace encore si ces portraits avaient été complétés par quelques portraits d’hommes exerçant des fonctions traditionnellement réservées aux femmes ? Il n’empêche que Mit den Haien streiten comble une lacune importante dans les études luxembourgeoises et que la diversité et le degré d’information des contributions encouragent le débat.

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Pour citer cet article

Référence papier

Myriam Sunnen, « Germaine Goetzinger, Sonja Kmec, Danielle Roster et Renée Wagener (éds), Mit den Haien streiten. Frauen und Gender in Luxemburg seit 1940/Femmes et genre au Luxembourg depuis 1940 »Questions de communication, 37 | 2020, 414-416.

Référence électronique

Myriam Sunnen, « Germaine Goetzinger, Sonja Kmec, Danielle Roster et Renée Wagener (éds), Mit den Haien streiten. Frauen und Gender in Luxemburg seit 1940/Femmes et genre au Luxembourg depuis 1940 »Questions de communication [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 15 novembre 2020, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/22717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.22717

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Auteur

Myriam Sunnen

Centre national de littérature, L-7565 Luxembourg, Luxembourg
myriam.sunnen[at]cnl.etat.lu

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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