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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race

Paris, Éd. La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2019, 324 pages
Jean Zoungrana
p. 406-411
Référence(s) :

Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, Éd. La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2019, 324 pages

Texte intégral

1Docteur en philosophie, Norman Ajari est chargé de cours à l’Université Toulouse-Jean Jaurès et membre du bureau exécutif de la fondation Frantz-Fanon. Ceci permet, pour partie, de mieux saisir son orientation théorique et la tonalité critique qui l’habite. Très documenté, avec de nombreuses sources non disponibles en français, le livre est composé de sept chapitres répartis en trois grandes parties : « Réincarnation de la dignité », « Caliban théologien politique » et « Formes-de-mort de l’Europe nécropole ».

2Dès l’introduction, on est d’emblée saisi par l’argumentaire de l’auteur. En effet, il s’agit pour lui de comprendre la dimension éthique de la mort et de la vie noire à l’époque moderne, en partant du diagnostic que la condition noire actuelle est définie par l’indigne. S’inscrivant pleinement dans sa discipline, l’ouvrage se veut une approche résolument philosophique de l’existence noire. Pour ce faire, l’auteur, tout en se nourrissant des œuvres des esclaves, des colonisés et des opprimés, s’inscrit dans un double horizon philosophique : celui de la pensée de la politique décoloniale et celui de la philosophie « africana », « l’alliance des pensées africaines et afro-diasporiques » (p. 12). Il s’agit d’une approche que l’auteur nomme afro-décoloniale. Deux sources de la pensée décoloniale permettent d’asseoir celle-ci. La première, née en 1998, porte sur l’origine même de la démarche initiée par un groupe de recherche théorique latino-américain proposant une théorie critique « Mondialité/Culturalité/Décolonialité » (MCD). Ce groupe travaille à l’élaboration d’une nouvelle philosophie de l’histoire qui ne soit pas européocentrée et plus pertinente pour le Sud global. À ce propos, le livre du théoricien argentin Walter Mignolo, La Désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité (trad. de l’espagnol [Argentine] par Y. Jouhari et M. Maesschalck, Bruxelles, P. Lang, 2015), s’avère une référence incontournable pour comprendre cette déconstruction de la domination épistémologique de l’Occident. La seconde s’est développée en France, à partir de 2008, avec une orientation militante à l’ombre des travaux académiques ; portée par différents mouvements sociaux tels l’Association des étudiants de cultures africaine de Lyon, l’Association des étudiants kanaks et le Mouvement des indigènes de la République, elle vise la construction d’un sujet politique non blanc. En combinant ces deux approches, c’est-à-dire l’approche décoloniale française et la philosophie de l’histoire latino-américaine, N. Ajari entend proposer une perspective afro-décoloniale « afin d’en faire le point de départ d’une nouvelle approche éthique inspirée de la philosophie africana » (p. 20).

3Formulée par le philosophe africain-américain contemporain Lucius Outlaw (On Race and Philosophy, New York, Routledge, 1996), la philosophie africana se veut l’ensemble des écrits et discours théoriques élaborés par des penseurs africains ou d’ascendance africaine à travers l’histoire. Elle pose la question de l’être noir tant il est vrai que toutes les personnes noires ont en commun d’être descendantes soit d’esclaves, soit de colonisés : en situation d’oppression. Car, au cœur de l’ensemble décolonial et de la philosophie africana, il y a la réalité de la déshumanisation de l’humanité noire. Aussi le titre du livre, « La dignité ou la mort », tire-t-il son originalité de ce double constat comme interrogation éthique, ce que laisse entendre le sous-titre, « Éthique et politique de la race ». Plus fondamentalement, cette éthique de la dignité ne se veut pas désincarnée. Dans la perspective décoloniale, elle prend son départ du dedans même de la condition noire marquée par « le racisme, l’histoire coloniale et esclavagiste, la mort sociale » (p 27). Racisme toujours présent à l’époque contemporaine tout comme la mort sociale qu’il diagnostique dans son texte.

4Dans le premier chapitre, « Décoloniser la philosophie morale », on prend la mesure du débat et l’enjeu de la discussion serrée avec cette spécificité de la philosophie. Pour ce faire, l’auteur s’attache à examiner trois monuments et moments de la philosophie occidentale à travers des figures emblématiques : Jean Pic de la Mirandole ou l’humanisme de la renaissance, Emmanuel Kant ou les Lumières allemandes, Jürgen Habermas ou la démocratie délibérative contemporaine. Ces auteurs incarnent un moment structurant de l’identité de l’Europe. La dignité qui est ici un concept fondamental nécessite un questionnement radical qui est bien ce à quoi se livre N. Ajari. En effet, si la dignité est l’image que l’Europe a voulu se donner d’elle-même, alors il est indispensable d’en retracer la généalogie : dignitas en latin, dignity en anglais, dignité en français, on en mesure la provenance latine. Prenant appui sur Giorgio Agamben, il montre que, dans le droit romain, la dignitas des individus était leur fonction et, par extension, leur position sociale, leur autorité : il y a, d’un côté, l’individu particulier et, de l’autre, l’individu dépositaire d’une charge précise. Dignitas non moritur (la dignité ne meurt pas) est une expression du Moyen Âge qui traduit bien cette idée que la fonction du souverain ne disparaît pas avec le décès de celui qui l’a temporairement revêtue : d’où la formule « le roi est mort, vive le roi ! » comme énoncé de continuité de la figure royale par-delà des vicissitudes du temps. Enfin, la dimension hiérarchique contenue dans la dignitas introduit une distinction entre le digne et l’indigne.

5Qu’en est-il de la lecture de J. Pic de la Mirandole, philosophe et théologien ? À travers une lecture attentive de son livre, De la dignité de l’homme (1486), et un dialogue serré avec G. Agamben (Ce qui reste d’Auschwitz. Homo sacer III, trad. de l’italien par P. Alferi, Paris, Payot & Rivages, 2003 [1998]), N. Ajari montre comment ce texte propose une nouvelle conception de la dignité tout en radicalisant la dimension hiérarchique de la dignitas, entraînant désormais une opposition entre l’humain et l’inhumain. Ce faisant, J. Pic de la Mirandole aurait donc, à son insu, introduit des fondements anthropologiques de l’Europe conquérante en traçant une frontière entre les humains divinisés et les êtres animalisés. L’auteur montre comment cette vision du monde trouvera un écho chez William Shakespeare dans sa pièce La Tempête : le mage Prospero, porteur d’humanisme, et son esclave, Caliban, visage de l’infamie porteur de maléfices. Ainsi observe-t-on chez J. Pic de la Mirandole une divinisation de l’humanité européenne coextensive à l’expansion coloniale.

6Qu’en est-il d’E. Kant considéré comme une sommité de la philosophie morale ? Là aussi, N. Ajari prend d’abord le soin de décortiquer la notion kantienne de personne afin de la confronter par la suite à ses propos sur les Africains. Si E. Kant prolonge la réflexion de J. Pic de la Mirandole, il ne s’agit plus alors d’opposer le démonique au divin, mais l’état de minorité, caractérisé par la paresse et la lâcheté, à celui de la majorité, marqué par l’usage de sa propre raison en termes d’autonomie. Dans cette optique, la dignitas n’est plus une fonction sociale mais une magistrature humaine, un propre de l’homme : est digne ce qui possède une valeur en soi, la personne humaine. Pourtant, à la lecture des écrits d’E. Kant sur la question raciale, il en ressort une conception désincarnée de l’éthique : « La conception kantienne de la dignité présente un effort pour aller au-delà du dégoût raciste qui a rendu possible l’esclavagisme, mais sans jamais se donner les moyens de mettre en question le bien-fondé de ce dégoût. Cette morale fait jouer la pureté de la personne qui, soi-disant, habite les Africains, contre l’impureté de leurs propres vies. Or, c’est également au nom de la dignité de la personne que l’Europe jugera leurs existences abjectes, désirera la disparition de leurs modes de vies aberrants, en appellera à la mission civilisatrice » (p. 54). En cela, il y a bien chez E. Kant une vision raciste du monde portée par une conception européocentrée de la dignité.

7Chez J. Habermas, on observe aussi une vision anhistorique des questions éthiques. En effet, en voulant prendre ses distances avec l’abstraction, il introduit la figure du droit et propose une étatisation de la dignité à travers les normes et constitutions des nations européennes. Cela entraîne un conflit éthique entre ceux qui considèrent le cadre démocratique libéral comme le lieu d’expression de la dignité et ceux qui se sentent menacés par ce même cadre. Toutefois, comme le montre N. Ajari, la monopolisation étatique de la dignité ne saurait étouffer les souffrances humaines et leurs véritables causes sociales.

8Comme on le voit, c’est donc dans une véritable entreprise de décolonisation de la philosophie morale qu’entraîne N. Ajari. J’ai naguère souligné (Michel Foucault. Un parcours croise : Lévi-Strauss, Heidegger, Paris, Éd. L’Harmattan, 1998, p. 153) les limites de cette affirmation de Michel Foucault au regard de la question de l’esclavage : « Les Lumières qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines » (M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 224). N. Ajari va beaucoup plus loin en montrant la face obscure des Lumières et de la modernité. La perspective afro-décoloniale de l’éthique qui est la sienne se veut principalement une approche des expériences de la déshumanisation raciale des opprimés : une philosophie sociale.

9Dans le deuxième chapitre, la traite transatlantique sert de paradigme à l’écriture de la vie indigne à travers des témoignages authentiques. En effet, malgré l’extrême violence qui pétrifie, il faut, au contraire, considérer que, si tout acte de penser naît d’une violence subie, « d’une stupeur naturelle » (G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses universitaires de France, 1998 [1970], p. 119), alors les récits autobiographiques des esclaves, aux 18e et 19e siècles, sont des écrits de première main à tenir pour tels : les témoignages de la vie indigne. Pour N. Ajari, l’esclave représente une figure paradigmatique de l’indigne. Afin de soutenir sa démonstration, il opte pour une géopolitique de la connaissance. Après avoir évacué toutes les réserves épistémologiques quant à la nature de ces écrits à l’interface de l’autobiographie, de la philosophie et de la théologie, il prend très au sérieux ces écrits comme « la première manifestation imprimée de la revendication d’une dignité afrodescendante à l’ère moderne » (p. 72). En langues européennes, ces derniers permettent non seulement de faire entendre les voix étouffées de la souffrance des esclaves mais, plus fondamentalement, elles sont une attestation de l’existence de leur raison, donc de leur civilité afin de pouvoir dire en quoi la civilisation européenne est porteuse d’indigne. Ce type d’horreur est malheureusement occulté par des théoriciens occidentaux. N. Ajari prend le contrepied de la critique sociale qui, de Max Horkheimer à G. Agamben, a tendance à faire d’Auschwitz l’expression même de la violence politique radicale. Il observe la même posture européocentrique dans une tentative contemporaine de penser l’indigne. C’est le cas de la philosophe italienne Adriana Cavarero (Horrorism : Naming Contemporary Violence, trad. de l’italien par W. McCuaig, New York, Columbia University Press, 2009) qui, en prenant appui sur Hannah Arendt, élabore le concept d’horrorisme comme négation de la dignité humaine. Chez elle aussi, le paradigme de l’horrorisme a pour nom Auschwitz. Les massacres d’Amérindiens dans le « Nouveau Monde » et la traite transatlantique, qui relèvent des caractéristiques de l’horrorisme, destruction des corps et production de victimes sans défenses, sont tout simplement occultés : tout se passe comme si ces mémoires étaient indignes de la critique sociale. Or, très précisément, et avec lucidité, Walter Benjamin notait déjà que « l’histoire coloniale des peuples européens commence par l’événement révoltant de la Conquista de l’Amérique qui transforme le monde nouvellement conquis en une salle de torture » (Romantisme er critique de la civilisation, trad. par D. et A. Richter, Paris, Payot, 2010, p. 129).

10Pour N. Ajari, seule une approche décoloniale peut mettre en évidence la variété des expériences et des constructions politiques de l’indigne. À travers une critique du concept de biopolitique, il redéfinit le concept de nécropolitique proposé par Achille Mbembe pour désigner des politiques contemporaines de la mise à mort. Ainsi déplace-t-il ce concept afin de pointer cet espace ténu entre la mort et la vie qui caractérise la condition noire. Cette « forme-de-mort » aurait pour nom l’indigne. Et, pour lui, la condition noire est marquée du sceau de l’indignité. C’est parfaitement ce qu’avance le théoricien africain-américain, Jared Sexton (« The Social Life of Social Death : On Afro-Pessimism and Black Optimism », InTension, 5, 2011, p. 29) lorsqu’il affirme que « la vie noire est vécue dans la mort sociale. »

11La dignité ne peut se laisser penser que par les opprimés, ceux qui vivent l’épreuve de l’indigne au quotidien. Car l’indigne étant l’expérience de vie sous forme-de-mort, il est très précisément ce qui est vécu par eux au quotidien. À l’omniprésence du racisme dans le quotidien, répond l’omniprésence de l’indigne : « Pour les afrodescendants, le racisme est la grammaire de l’indigne » (p. 96) En effet, l’afrodescendant est en permanence soumis à la question des origines : d’où vient-il ? Autre façon subtile de souligner son illégitimité à être là où il est, voire son altérité radicale. Du racisme ordinaire à la violence policière, tout semble mis en œuvre pour produire une nécropolitique de conditions d’existence invivables. Un apartheid global, telle est la situation de vie des Noirs. En une formule ramassée, N. Ajari assène : « Indigne est la vie noire, sous forme-de-mort, qu’impose un monde fondé sur la suprématie blanche ; le philosophe nègre lui-même ne saurait y faire figure que de singe savant » (p. 100).

12C’est par la politisation de la souffrance et de la puissance noire que s’est opérée la lutte dans la dignité. Il s’agit bien de la mise en œuvre d’une éthique de la dignité. À cet égard, la négritude, dans son noyau rationnel, est une invite à la réappropriation de la dignité noire qui relève d’une historicité profonde. En réhabilitant l’idée d’essentialisme comme politique de l’essence, elle prend le contrepied des philosophies contemporaines de la déconstruction afin de souligner que la dignité des opprimés, comme phénomène historique, est une part d’eux-mêmes et, comme tel, indéconstructible.

13La deuxième partie s’ouvre sur une convocation des figures shakespeariennes de Prospero, comme allégorie d’une théologie traditionnelle, et de Caliban, incarnation d’une théologie critique, prophétique. N. Ajari s’inspire de la distinction faite par Cornell West (Tragicomique Amérique. Démocratie et impérialisme, trad. de l’américain par F. Bouillot, Paris, Payot, 2005 [2004], p. 162) entre un christianisme prophétique, propre au temps de crise, et un christianisme constantinien qui place la religion au cœur de l’État : « La conversion de Constantin marqua l’institutionnalisation d’une terrible collusion entre l’Église et l’État […] À mesure que l’Église chrétienne se laissait corrompre par le pouvoir de l’État, la rhétorique religieuse servait de plus en plus souvent à justifier des objectifs impériaux et à dissimuler l’héritage prophétique du christianisme ». La tradition de la théologie noire qui se veut critique s’inscrit dans le christianisme prophétique. On en prend la mesure avec les contestations des légitimations de la traite des esclaves avec Ottobah Cugoano (Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres trad. de l’anglais par A. Diannyère, Paris, Éd. La Découverte, 2009 [1787], p. 93) lorsqu’il récrimine contre les esclavagistes : « Tremblez, monstres, tremblez ; le sang d’un million d’assassinés dépose contre vous. Tremblez, les Nègres que vous avez enlevés, ceux que vous avez déchirés à coups de fouet ; ceux que vous avez accablés par la misère, la faim, le chagrin implorent le Tout-Puissant. Le jour de la vengeance luira bientôt ». Et, contrairement à ce qu’on pense spontanément, le sécularisme, par son discours en surplomb sur la religion et son apologie de l’État, n’est qu’un prolongement du christianisme constantinien.

14Plus récemment, des théoriciens ont essayé de régénérer la pensée politique contemporaine en évoquant la figure de saint Paul propagateur de l’universalisme chrétien. C’est le cas avec Alain Badiou dans son livre Saint Paul. La fondation de l’universalisme (Paris, Presses universitaires de France, 2015 [1997]) et celui de Slavoj Zizek dans Fragile absolu. Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? (trad. de l’anglais par F. Théron, Paris, Flammarion, 2010 [2000]). Mais, à la vérité, et malgré l’abstraction de leurs analyses, en posant l’universel comme ce qui est commun à tous par la mise à distance des particularités, ils ne font que revenir à l’idéologie laïque française avec son corollaire, la neutralité confessionnelle de l’État : un étatisme séculariste. En revanche, la théologie noire a très tôt eu ce souci du particulier afin de porter le message des opprimés : « Au XIXe siècle, c’est l’Église noire qui est le support de toute la fomentation insurrectionnelle. C’est elle qui fournit le lieu de rassemblement, c’est elle qui fait circuler l’information, c’est elle qui constitue le réseau de base. La création même d’Églises noires indépendantes a été la manifestation d’une volonté noire d’affranchissement » (B. Chenu, Le Christ noir américain, Paris, Desclée, 1984, p. 86). Comme on le voit, ni le christianisme des esclaves, à travers l’expression de leurs souffrances, ni celui des maîtres, à travers leur oppression, ne sauraient donner naissance à un sujet universel.

15C’est pourquoi, tout en prenant appui sur les analyses d’Étienne Balibar sur l’universel (Des universels. Essais et conférences, Paris, Galilée, 2017), N. Ajari montre que, pour l’essentiel, la pensée de la dignité noire est un effort de politisation du particulier. Un mouvement tel que « Black lives matter » (les vies noires comptent) témoigne très justement de ce fait. Ainsi une conception afro-descendante de la dignité renonce-t-elle à sa dimension abstraite désincarnée qui est celle, vaporeuse, de Prospero : « La dignité des personnes est leur capacité à contredire ce qui est, à changer et être changées, et à agir à la lumière de ce qui n’est pas encore » (C. West, Prophesy Delivrance ! An Afro-American Revolutionary Christianity, Louisville, J. Knox Press, 2002 [1982], p. 17).

16Alors, s’il s’agit bien de partir du particulier pour aller vers l’universel, existe-t-il des expressions historiques de la dignité ? C’est ce que cherchent à explorer les deux chapitres suivants (5 et 6). En effet, dans « Une théologie de la dignité noire en Amérique du Nord », N. Ajari fait le choix de se référer aux travaux du théologien James H. Cone tant cet auteur, peu traduit en français, a développé une vision lucide et inspirée de la condition noire, symbole de l’oppression. Pour lui, la musique noire est une pensée à la fois religieuse, éthique et politique. C’est fondamentalement un prophétisme porteur d’un message de libération tant la musique et l’indigne s’entrelacent. À ce titre, par sa puissance d’évocation, la chanson Strange Fruit est emblématique de cette musique noire. Elle apparaît comme « un appel prophétique aux Noirs, afin qu’ils s’emparent de la croix de la liberté noire, car personne n’irait la porter pour eux » (J. H. Cone, The Cross and the Lynching Tree, Maryknoll, Orbis, 2011, p. 138).

17Et si les grandes figures de la lutte des esclaves comme Gabriel Prosser, Denmark Vesey ou Nat Turner sont des figures religieuses, c’est que l’Église noire est bien le lieu porteur de l’insurrection. De sorte que l’histoire de cette Église et celle du militantisme africain-américain se superposent parfaitement. C’est pourquoi, à la suite de J. H. Cone, il faut dire que la théologie de la libération noire perçoit son propre discours comme prophétique : des interventions intellectuelles et des critiques sociales sur l’innommable affectant la vie des Noirs opprimés. À ce titre, Martin Luther King et Malcolm X apparaissent comme des martyrs de la dignité et des voix prophétiques. Ce prophétisme noir a pour effet de susciter la dignité des opprimés et le besoin de relever le défi de la survie. Car la dignité de l’homme n’est pas que religieuse, elle est aussi philosophique et politique. Et seule une théologie politique, plaçant la dignité en son cœur, peut servir d’opérateur à tout engagement politique radical des Noirs.

18Alors, existe-t-il une pensée éthique africaine ? C’est ce à quoi cherche à répondre le chapitre 6, « Ubuntu : philosophie, religion et communauté en Afrique noire ». Qu’en est-il de la philosophie africaine, ou plutôt de l’ethnophilosophie puisque c’est sous ce vocable qu’elle fut nommée ? Certes, si quelque chose de l’ordre du rétablissement de la dignité africaine est bien en jeu dans l’ethnophilosophie, la critique rigoureuse de Paulin Hountondji (Sur la philosophie africaine. Critique de l’ethnophilosophie, Bamenda, Langaa, 2013 [1976]) pousse à séparer la philosophie des questions sociales et à laisser de côté la question de la déshumanisation coloniale. Entre partisans d’une philosophie africaine et critiques de l’ethnophilosophie, N. Ajari s’intéresse à l’argumentaire érudit de P. Hountondji et montre comment celui-ci reste prisonnier de la tradition épistémologique historique française à travers une définition européenne de la philosophie.

19Fabien Eboussi Boulaga propose, quant à lui, une herméneutique du Muntu : l’être humain entendu en langues bantoues. Dans son livre, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie (Paris, Éd. Présence africaine, 2000), il propose une forme de relève de l’ethnophilosophie par une conception existentielle de la tradition. Il s’agit d’un rapport critique à la tradition qui, note N. Ajari, « tient à la fois le Muntu à distance d’un unanimisme qui nierait son individualité, et d’une épistémologie scientiste européocentriste fondée sur le fantasme de la souveraineté d’un sujet pleinement autonome et indépendant » (p. 217).

20Si donc le Muntu renvoie à une conception africaine de la dignité, il faut noter qu’il est fondamentalement un être relationnel. Toutefois, la contribution la plus décisive à la dignité noire est celle finement développée par l’archevêque anglican Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, à travers le concept bantu d’Ubuntu. Pour N. Ajari, cette définition ruine la notion kantienne de « dignité de la personne » comme sujet souverain sans relation. En effet, la dignité au sens d’Ubuntu n’est pas quelque chose d’abstrait, car elle se situe dans les relations et dans l’histoire de l’individu. L’Ubuntu souligne l’interdépendance des êtres humains : je suis parce que nous sommes. C’est dans cet esprit de l’Ubuntu, tout en cohérence philosophique, que la commission justice et vérité (CVR), présidée par D. Tutu lui-même, a joué un rôle important dans le démantèlement pacifique du régime d’apartheid : recueillir la parole des victimes et des coupables dans un processus de réconciliation : « La réconciliation signifiait que ceux qui avaient commis de graves violations des droits de l’homme devaient avoir la possibilité de redevenir humains » (D. Tutu, dir., Amnistier l’apartheid. Travaux de la commission Vérité et Réconciliation, trad. par S. Courtine-Demany et al., Paris, Éd. Le Seuil, 2004, p. 171). Restituer l’humanité revient à réintégrer les victimes comme les coupables dans une même communauté car les uns et les autres, dans l’éthique de l’Ubuntu, ont à faire advenir un monde commun en partage. N. Ajari note que « restaurer la dignité d’un être humain, le rétablir dans l’Ubuntu, lui permettre de retrouver sa qualité de Muntu, c’est lui permettre de déployer et de tisser à nouveau tous les rapports que de terribles violences subies ou commises ont rendu impossibles » (p. 227). Il qualifie cette éthique de l’Ubuntu d’humanisme communaliste africain.

21Enfin, la troisième partie, « Formes-de-mort de l’Europe nécropole », porte essentiellement sur la reconnaissance et la dignité à l’ère de l’apartheid global. N. Ajari mobilise un concept central de la théorie critique latino-américaine contemporaine pour penser les continuités structurales de la colonisation dans les rapports de force Nord/Sud : la colonialité du pouvoir. Il s’agit d’un modèle de pouvoir qui structure les réalités sociopolitiques en fonction des seuls besoins du capital au bénéfice des seules populations européennes. À l’ère de l’apartheid global, il montre comment la vie des migrants est aujourd’hui jetable et recyclée. En effet, par les traitements indignes infligés aux migrants, les camps de transit aux portes de l’Europe, les hotspots, fonctionnent comme des laboratoires de dissuasion migratoire. L’Europe cosmopolitique d’E. Kant ne serait plus qu’une vieille lune à effacer de la mémoire collective.

22Pour penser cette situation qui signe le déclin du multiculturalisme et des politiques de reconnaissance, N. Ajari fait appel à Frantz Fanon chez qui il distingue trois interprétations successives de la reconnaissance : la fixation, la reconnaissance asymétrique et la reconnaissance intégrale. La fixation constitue une forme pathologique de la reconnaissance : le fait que, dans les interactions sociales, le Blanc fixe le Noir dans des caractéristiques dépréciatives ; ce qui n’est pas sans conséquence dans « la cohorte des malheurs de la nécropolitique. » (p. 249). À travers une critique argumentée des travaux d’Axel Honneth, notamment La Lutte pour la reconnaissance (trad. de l’allemand par P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013 [1992]), il montre que la reconnaissance asymétrique est une instrumentalisation de l’autre : l’autre n’étant qu’un miroir de la propre valorisation de soi. La reconnaissance intégrale tire argument du livre éponyme d’É. Balibar, La Proposition de l’égaliberté (Paris, Presses universitaires de France, 2010) qui, postulant que la dignité et la souveraineté sont liées, formule une proposition de la souverainedignité (sic) pour en souligner la force : tenir toujours debout face à l’adversité. Ce par quoi il rejoindrait le refus de l’asservissement, signe de la dignité prônée depuis par F. Fanon. Une posture éthique donc.

23Dans la conclusion, Norman Ajari en vient à proposer une nouvelle approche de l’ontologie politique noire comme forme-de-mort, sorte de vie en sursis constamment menacée de mort. Car, depuis la traite transsaharienne et la traite transatlantique, les mots esclaves et Noirs ont été rendus synonymes. De sorte que si la négrophobie est devenue la langue universelle du racisme, il faut dire que « l’homme noir est l’universelle valeur refuge de la xénophobie » (p. 281). L’existence du Noir serait marquée d’une indignité structurelle qui le ferait appartenir à la zone du non-être. Et N. Ajari s’efforce de montrer comment cela se traduit dans la France actuelle. D’abord, il y a un racisme d’État qui se traduit par des violences policières à travers les contrôles au faciès marqués du sceau de la déshumanisation qui confine parfois à la mise à mort physique. Ensuite, la disqualification de la condition raciale comme support de revendication, au nom de l’universalisme républicain, entérine leur indignité tout en laissant intacte la suprématie blanche. Enfin, l’usage du référentiel marxiste par le pouvoir particularise les luttes noires, ce qui aurait pour effet de les rendre illégitimes. Dans le contexte français, tout semble mis en place pour disqualifier les mouvements antiracistes. Mais si, comme le pense N. Ajari, la dignité noire invite à retrouver le sens de la nécessité de l’éthique et du politique, alors il faut dire qu’il est impératif de considérer que la dignité noire, guidée très justement par la nécessité, n’opère que là où les enjeux de vie et de mort sont les plus manifestes : « La dignité noire n’est pas le refus de la mort, mais la puissance de la survie qui sourd au fond même de la mort, et la puissance des morts qui affecte la vie » (p. 304) Le syntagme dignité noire apparaît bien comme un concept éthique.

24Au terme de cette réflexion, quelque chose d’inaugural, dont on peut espérer la fécondité future, apparaît dans ce texte. À ce titre, et même si on en aperçoit déjà quelques linéaments, une théorie de l’afro-décolonialité bien distincte de l’afrocentrisme habituel gagnerait à être plus étoffée. Néanmoins, l’approche afro-décoloniale de la tradition philosophique européenne, telle que développée ici, ne manquera pas de susciter des débats et interrogations, voire des procès en légitimité, tant par son orientation théorique que par la vigueur de son propos : le texte sourd d’une révolte intérieure maîtrisée dans et par le discours philosophique. La Dignité ou la mort invite à faire un pas de côté, à penser autrement avec et à partir de ceux dont précisément l’humanité avait été contestée tant philosophiquement que théologiquement. Cette approche n’est pas formulée ex abrupto car elle réfère à une longue tradition depuis les premiers écrits des esclaves contestant, dans la langue même du maître, la légitimité de la posture du maître. Il est ici question de philosophie, de penser philosophiquement à partir de la condition noire, de l’être noir. Il s’agit d’abord et avant tout de penser la situation des afro-descendants qui, quel que soit leur site, sont constamment au prise avec cette politique de l’indigne. Il s’agit enfin de comprendre les constructions politiques de l’indigne afin de n’être plus enfermé dans ses rets et offrir d’autres possibilités de vie digne. Mais, si la tonalité de l’ouvrage (très proche de celle de F. Fanon) peut d’emblée surprendre, l’argumentaire, exigeant et sans concession – tout en prévenant toujours d’éventuelles objections –, ne souffre guère d’approximations. L’auteur fait preuve d’une culture philosophique solide et d’une bonne connaissance des auteurs contemporains avec lesquels il entretient un dialogue critique jusqu’à leurs points aveugles qui se trouvent être des points de rupture. Le ton et le temps ne sont plus à la nuance, aux discours lénifiants tant la vie sous forme-de-mort enserre l’existence des afro-descendants. Enfin, si le livre rentre bien dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond » des éditions La Découverte par la puissance du problème soulevé et par son objet, il aurait tout aussi bien pu trouver sa place chez Présence africaine, par sa symbolique d’évocation. Mais c’est là, sans doute, un mauvais procès. L’urgence est à l’exigence d’une éthique de la dignité qui passe par une décolonisation de la pensée à partir d’une approche afro-décoloniale. La Dignité ou la mort, est un livre remarquable à lire et faire lire.

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Jean Zoungrana, « Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race »Questions de communication, 37 | 2020, 406-411.

Référence électronique

Jean Zoungrana, « Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race »Questions de communication [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 15 novembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/22683 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.22683

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Auteur

Jean Zoungrana

Université de Strasbourg, CNRS, Sage, F-67000 Strasbourg, France
zoungrana[at]unistra.fr

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