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Notes de lecture
Culture, esthétique

Yuri Cerqueira dos Anjos, Marcel Proust et la presse de la Belle Époque

Paris, H. Champion, coll. Recherches proustiennes, 2018, 343 pages
Vincent Hecquet
p. 321-323
Référence(s) :

Yuri Cerqueira dos Anjos, Marcel Proust et la presse de la Belle Époque, Paris, H. Champion, coll. Recherches proustiennes, 2018, 343 pages

Texte intégral

1Analyser les écrits de Marcel Proust dans les journaux et revues de son temps relève d’une démarche d’autant plus pertinente que nombre de ses articles publiés dans la presse sont les premières versions ou ébauches de textes intégrés par la suite dans son œuvre littéraire. Publié en 1896, son premier livre, Les Plaisirs et Les Jours (Paris, Calmann-Lévy, 1896), recueille la plupart de ses nouvelles et descriptions déjà publiées en revue. Commencé en 1908 et publié à titre posthume en 1954, son essai Contre Sainte-Beuve est partiellement issu de conversations avec sa mère, de notes personnelles, et de projets d’articles. En outre, la critique universitaire a mis en évidence l’importance de la presse dans À la recherche du temps perdu (ci-après La Recherche). Ainsi, en 2007, Jean Milly (« L’article dans Le Figaro », Fabula, section Les colloques, À la recherche d’Albertine disparue, en ligne) a-t-il analysé le célèbre passage d’Albertine disparue dans lequel le narrateur découvre son article publié dans Le Figaro. En 2008, dans un article d’Études françaises, Guillaume Pinson (« L’imaginaire médiatique dans À la recherche du temps perdu : de l’inscription du journal à l’œuvre d’art », Études française, vol. 43, 3, p. 11-26) a montré que le journal est un important intercesseur entre les personnages, support d’informations, de commentaires, et vecteur de relations sociales.

2L’originalité de l’ouvrage est d’analyser la production de Proust dans la presse de façon autonome. L’auteur étudie l’image que Proust y projette de lui-même – son ethos – et la poétique qu’il y déploie. Ce dernier aura publié dans la presse – jusqu’à la fin de sa vie – une centaine d’articles dans plus d’une vingtaine de publications. Sans jamais être rémunéré pour un article, il écrivait afin de se faire connaître et de se former comme écrivain. Ainsi, en 1893, explique-t-il dans une lettre à Robert de Montesquiou (p. 215), qu’il veut écrire des articles de journaux et revues pour apprendre à simplifier son style.

3Si dès sa scolarité au lycée Condorcet, Proust contribue à de petites revues lycéennes (Le Lundi, La Revue verte, La Revue lilas), c’est dans la vingtaine que commence véritablement sa production dans la presse, dans laquelle Yuri Cerqueira dos Anjos distingue trois périodes. Dans les années 1890-1900, Proust acquiert, par ses publications, « un certain ethos mondain, [de] connaisseur de la musique et des arts » (p. 97). Sur le plan de la mondanité, il livre aux journaux de la bonne société des articles sur la mode, le salon de peinture ou des chronique mondaine. Ces textes sont signés de pseudonymes (tels Etoile Filante, Bob, Fusain) ou de ses seules initiales, créant un effet de connivence avec la société qu’il décrit comme avec ses lecteurs. En 1894, sous le pseudonyme « Tout Paris », il publie dans Le Gaulois – quotidien élégant et marqué à droite – « Une fête littéraire à Versailles », relation d’une réception costumée donnée par Robert de Montesquiou. Proust y cite les invités, tous membres de la société à laquelle il rêve de s’intégrer : figures de la plus haute noblesse (maisons de Castellane, Fitz-James, Greffulhe, Sagan, Saint-Phalle…), grands bourgeois amateurs d’art et de lettres (Paul Deschanel, Madeleine Lemaire…), écrivains reconnus (Alphonse Daudet, José-Maria de Heredia, Henri de Régnier…) et peintres célèbres (Giovanni Boldoni, Henri Gervex, Paul César Helleu…). Deux actrices en vue récitent des poèmes : Julia Bartet puis Sarah Bernhardt qui triomphe avec ceux du maître de maison. Enfin, on écoute une symphonie de Franz Liszt. Parallèlement à ce type de chroniques, Proust publie dans des revues littéraires, notamment Le Banquet et La Revue blanche (qui fusionneront en 1893), la plupart des textes qui seront repris dans Les Plaisirs et Les Jours. Il signe ces textes-ci de son nom entier, s’affirmant cette fois comme auteur. Préfacé par Anatole France, illustré d’aquarelles de Madeleine Lemaire et accompagné de quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn, cette publication marque son ascension mondaine et littéraire.

4Les années 1900-1909 constituent une deuxième période, marquée par les nombreuses et importantes contributions au Figaro. Proust continue d’écrire pour des revues artistiques ou littéraires. En 1900, après la mort du célèbre critique d’art britannique John Ruskin, il publie sa nécrologie et plusieurs textes sur son œuvre dans La Chronique des arts et de la curiosité, La Gazette des Beaux-Arts et le Mercure de France. Ceux-ci préfigurent les traductions que Proust publiera par la suite, La Bible d’Amiens en 1904 et Sésame et les Lys en 1906. Toutefois, c’est dans Le Figaro et son Supplément littéraire que paraissent désormais la plupart de ses articles. En 1903, il y relate une réception chez Madeleine Lemaire, premier d’une nouvelle série de compte rendus mondains. Plusieurs de ses articles au Figaro abordent des thèmes qui seront repris dans son œuvre littéraire. Ainsi, en 1904, critiquant le projet de séparation de l’Église et de l’État, publie-t-il un article intitulé « La mort des cathédrales » dans lequel il s’alarme des conséquences sur la préservation de ce patrimoine, « plus originale expression du génie de la France ». Ce texte annonce les descriptions d’églises de la Recherche et la métaphore de l’œuvre d’art comme cathédrale développée dans Le Temps retrouvé. En 1907, après le décès de la grand-mère de son ami Robert de Flers, il lui consacre un portrait insistant sur sa « tendresse », qualité fondamentale du personnage de celle du narrateur de la Recherche. En 1907, paraissent également dans Le Figaro deux de ses articles les plus célèbres, « Sentiments filiaux d’un parricide » et « Impressions de route en automobile », commentés ci-après. En 1908, sont enfin publiés dans le Supplément littéraire du Figaro les neufs pastiches de « L’Affaire Lemoine » du nom d’un escroc qui avait voulu vendre un procédé de fabrication des diamants au président de la société De Beers. L’un de ces pastiches imite notamment le style des Goncourt, dont le narrateur lit un prétendu extrait du journal dans Le Temps retrouvé.

5Après 1909, Proust écrit nettement moins dans la presse. Il abandonne le projet de Contre Sainte-Beuve, commence à faire dactylographier ce qui deviendra Du côté de chez Swann et travaille au développement de son roman. En 1912, tandis qu’il cherche un éditeur, il publie encore dans Le Figaro trois textes qui sont en réalité des prépublications d’extraits de son premier volume, tels que les titres permettent d’en juger : « Épines blanches, épines roses », « Rayon de soleil sur le balcon » et « L’église de village ». En novembre 1914, Du côté de chez Swann sort en librairie avec une dédicace adressé au directeur du Figaro : « À M. Gaston Calmette, comme un témoignage de profonde et affectueuse reconnaissance ». Le 13 novembre 1913, Proust accorde au journal Le Temps un entretien dans lequel il expose sa vision du style de façon très structurée. Il y exprime notamment cette conception de l’art qui sera reprise de façon plus concise dans Le Temps retrouvé : « Le style n’est nullement un enjolivement comme croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique, c’est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus » (p. 193).

6Un aspect très intéressant de l’ouvrage est le commentaire des deux articles de 1907 : « Sentiments filiaux d’un parricide » et « Impressions de route en automobile ». Yuri Cerqueira dos Anjos analyse ces deux textes non seulement dans la perspective de l’œuvre future, mais aussi dans leur contexte de publication. Ce faisant, il montre la façon dont Proust développe ses thèmes et cultive son style personnel, tout en composant avec les codes de l’écriture journalistique. Dans le premier article, Proust relate le meurtre d’une amie de ses parents, Mme van Blarenberghe, épouse du président de la Compagnie des chemins de fer de l’Est tuée par son propre fils (pp. 229-234). Cet article est de fait une réponse à un autre publié quelques jours plus tôt sur le même événement, écrit par un journaliste professionnel et intitulé « Un drame de la folie ». L’article du journaliste respecte les conventions habituelles du fait divers, combinant relation objective et théâtralisation. Le ton en est parfaitement donné par son incipit : « Le magnifique hôtel de la famille van Blarenberghe, 48, rue de la Bienfaisance, a été hier le théâtre d’un drame terrible. Un fils a tué sa mère et s’est ensuite suicidé ». Proust relate lui aussi l’événement de manière dramatique, mais utilise un registre subjectif et littéraire. Il commence par se mettre en scène, se rappelant une lettre du jeune homme à laquelle il doit répondre avant de découvrir la nouvelle dans Le Figaro. Il restitue ensuite l’événement comme une tragédie littéraire, citant Œdipe et Jocaste ou les héros de William Shakespeare, Fiodor Dostoïevski et Léon Tolstoï. Proust confère enfin à l’événement une portée universelle, concluant avec un paragraphe annonçant le futur thème récurrent dans son œuvre de la culpabilité envers ceux que l’on aime. De même, l’article « Impressions de route en automobile » est justement célèbre pour ses références autobiographiques comme pour l’annonce de thèmes qui en seront repris dans La Recherche : promenade en automobile dans la campagne normande, cathédrales médiévales, changements de perspective liés à la vitesse, allusions à John Ruskin, au chauffeur et amant Alfred Agostinelli… Yuri Cerqueira dos Anjos montre que cet article paraît au moment où Paris reçoit l’Exposition décennale de l’automobile, abondamment relayée par la presse, et notamment par Le Figaro (pp. 134-144). Ce souci d’ancrer ses articles dans l’actualité se retrouve dans les prépublications de 1912. Par rapport aux textes figurant dans Du côté de chez Swann, les articles sont introduits par des déictiques et références temporelles. Ainsi le texte « Épines blanches, épines roses » s’ouvre-t-il sur les mots suivants : « Je lisais, l’autre jour, à propos de cet hivers relativement doux – qui s’achève aujourd’hui » (p. 293).

7L’ouvrage a été présenté lors d’un après-midi d’étude le 10 février 2018 à la Bibliothèque nationale de France (Proust et la presse dans le cadre du cycle, Les Écrivains et la presse, Blog BnF, en ligne). Outre plusieurs contributions d’universitaires faisant référence dans les études proustiennes, ce colloque a permis de présenter les ressources disponibles en ligne sur Gallica, le portail de la Bibliothèque nationale de France et de ses bibliothèques partenaires. Les manuscrits du fonds Proust sont désormais inventoriés et numérisés. L’équipe de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS, École normale supérieure) a développé un portail raisonné permettant d’y accéder directement. Sur son site personnel, Yuri Cerqueira dos Anjos propose également des articles de presse directement accessibles. L’ensemble de ces ressources numériques est présenté sur le blog Gallica (« Proust et la presse, présentation des collections dans Gallica », Le Blog Gallica, en ligne.)

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Hecquet, « Yuri Cerqueira dos Anjos, Marcel Proust et la presse de la Belle Époque »Questions de communication, 36 | 2019, 321-323.

Référence électronique

Vincent Hecquet, « Yuri Cerqueira dos Anjos, Marcel Proust et la presse de la Belle Époque »Questions de communication [En ligne], 36 | 2019, mis en ligne le 31 décembre 2019, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/21511 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.21511

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Auteur

Vincent Hecquet

Institut national de la statistique et des études économiques, F-92120
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