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Notes de lecture
Langue, discours

François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire

Paris, Éd. La Découverte, coll. Zones, 2018, 140 pages
Alexandre Klein
p. 392-393
Référence(s) :

François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire, Paris, Éd. La Découverte, coll. Zones, 2018, 140 pages

Texte intégral

1« Mais qui connaît un corps, sa puissance son impuissance » (p. 29) ? Répétée tout au long du livre comme un mantra, à elle seule, cette phrase résume bien l’interrogation qu’y porte François Matheron. En effet, spécialiste de Louis Althusser, le philosophe est confronté, depuis l’accident vasculaire cérébral qui l’a touché en 2005, aux limites de son corps, que ce soit pour parler, pour se déplacer, pour écrire bien sûr, ou même pour déféquer. Or, c’est de tout cela dont il est question dans ce texte cru, pointu et émouvant.

2Loin des témoignages aujourd’hui nombreux sur l’expérience de la maladie, l’auteur livre le récit à chaud de son réapprentissage de la vie, ou plus exactement de sa nouvelle vie. En effet, Georges Canguilhem affirmait avec justesse que la guérison n’est en rien un retour à l’innocence biologique, mais relève toujours de la normativité, de l’invention de nouvelles normes. François Matheron s’en fait ici le témoin. Plus de dix ans après l’« accident » (p. 9), ses difficultés sont encore nombreuses, son corps lui résiste, le gêne, le surprend, l’incommode. La défécation – sujet hautement tabou qui est ici abordé sans complexe – est notamment difficile, imprévisible ou bloquée, rendant toute vie sociale risquée et incertaine. Et puis, il y a les mots, ceux dont François Matheron ne sait plus comment ils s’écrivent, ceux qui ne semblent plus faire sens, ceux qui ont simplement disparu de son esprit bouleversé comme, au début, au « temps zéro » (p. 11), les prénoms de ses enfants.

3Construit sans séparation et peu de souffles, le texte de 90 pages rend compte de cette réalité et de ses difficultés, mais surtout en propose une mise en abime originale. D’une part, parce que c’est un « homme qui ne savait plus écrire » qui l’écrit, et qui doute en cours d’écriture, vérifie sur Google les orthographes, redécouvre avec amusement l’orthographe de certains termes et se désespère lorsque son logiciel de transcription vocale se fige, donnant ainsi à voir, au cœur même du texte, le processus de son écriture et les obstacles rencontrés. D’autre part, parce que cet homme qui ne savait plus écrire est un philosophe et que la question du langage et du sens est au cœur de ses préoccupations. En regard de sa propre démarche d’écriture, apparaissent donc ses travaux et sa passion pour Louis Althusser, dont la vie et les œuvres, mais également les recherches qu’il lui a consacrées, se font jour, ici et là, comme des points d’appui au récit, des espaces de réflexion (au double sens de pensée et de reflet), ou simplement comme des bouffées d’air frais (par exemple, lorsque la journée a été dure parce que le simple fait de se rendre chez le kinésithérapeute en bus est devenu une épreuve). Enfin, parce que ce texte fut d’abord écrit pour continuer à vivre, pour survivre et que ce n’est qu’au fur et à mesure de son écriture que l’idée de le rendre public a germé.

4« Je t’envoie ce texte. Je suis incapable de savoir si cela a un intérêt en dehors de moi-même. Et toi » (p. 46) ? C’est avec ce court message que François Matheron a fait circuler à des amis proches, au fil même de sa production, les premières ébauches de son texte. Et c’est avec cette phrase qu’il introduit, sans guillemet ni repère, dans le corps même de son texte, leurs réponses émues, touchées, déstabilisées, mais toujours intéressées. En effet, comme pour les références philosophiques, rien ne distingue véritablement le texte de François Matheron de ceux de ses amis, ce qui donne au lecteur une surprenante impression de parfois ne plus savoir qui parle. À moins bien sûr de n’envisager que ce ne soit toujours François Matheron qui s’exprime, mais que son identité ne se limite pas à sa seule personne, qu’elle soit nourrie, tant de ses travaux sur Louis Althusser que de ses amis lecteurs et commentateurs. Comme si l’expérience de la maladie, de la convalescence ou de la guérison, comme si l’expérience de la vie ne pouvait être au fond que polyphonique. Et c’est tout l’art de François Matheron que de parvenir, avec la singularité de son style et la beauté de sa plume, à tenir ensemble ces différentes voix, à les faire dialoguer, se répondre, se reprendre, dans une sorte de litanie où la répétition, comme un mantra, sert d’abord de structure et de repère à un propos fluide, mais toujours fuyant.

5Ainsi les réflexions d’ordre philosophique contrebalancent-elles autant qu’elles éclairent la réalité crue du quotidien avec ses douleurs, ses échecs, ses questionnements, ses désespoirs, ses relations parfois vacillantes, mais toujours décrites avec vérité et simplicité, dans toute la violence ou la beauté qui, selon les instants, les qualifient. L’auteur ne témoigne pas – le mot ne lui convient pas –, mais livre au contraire, « à vif », son quotidien, ses sentiments, ses peurs et ses conquêtes. C’est donc la chronique d’un vivant ordinaire qui est donnée à lire, à ceci près que le vivant a un corps nouveau qui lui résiste et une plume aussi ciselée que son esprit. À l’habitude de se « chier » dessus répond une analyse de Baruch Spinoza sur la puissance du corps, et aux difficultés de se déplacer le récit d’une conférence sur la bibliothèque d’un philosophe matérialiste.

6En définitive, c’est un texte aussi troublant que passionnant que nous présente le philosophe dans ces quelques dizaines de pages. Un cri du cœur déposé là, sur le papier, de manière simple, mais travaillée, au moment même où il est sorti. Non le témoignage a posteriori d’une vie de malade, mais le récit vivant et vécu de cet effort vers la vie – ce conatus dont Baruch Spinoza faisait l’essence de tout être – se déployant après un accident dans l’existence ordonnée et normée d’un philosophe parisien, enseignant au Centre national d’enseignement à distance et amoureux de Louis Althusser. En résumé, la mise en exergue et en pensée d’une vie discontinue, mais pas dissolue pour autant, où les puissances et les impuissances du corps sont renouvelées, bousculées, réinventées, et donc entièrement à redécouvrir. Le tout dans un exercice de style où « une horrible aventure [est] sublimée par une écriture intime » comme le résume le philosophe Toni Negri dans une lettre reproduite en fin de volume. Nul doute donc que ce texte original et brillant passionnera ses lecteurs, d’où qu’ils viennent, puisqu’il présente une réflexion aussi singulière qu’elle est, in fine, éminemment universelle.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexandre Klein, « François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire »Questions de communication, 34 | 2018, 392-393.

Référence électronique

Alexandre Klein, « François Matheron, L’Homme qui ne savait plus écrire »Questions de communication [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/16839 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.16839

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Auteur

Alexandre Klein

Cirst, université Laval, CA-H3C 3P8
alexandre.klein.1[at]ulaval.ca

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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