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Notes de lecture
Culture, esthétique

Aline Caillet, Frédéric Pouillaude, dirs, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques

Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Æsthetica, 2017, 308 pages
Simon Hagemann
p. 329-332
Référence(s) :

Aline Caillet, Frédéric Pouillaude, dirs, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Æsthetica, 2017, 308 pages

Texte intégral

1Au cinéma, au théâtre, dans la littérature ou dans d’autres formes artistiques, une présence croissante des éléments du réel est frappante depuis un certain temps. Comment distinguer, d’une part, l’approche documentaire des approches artistiques fictionnelles et, d’autre part, l’approche documentaire artistique d’une approche journalistique ? À ces questions définitionnelles s’en ajoutent d’autres, concernant le rapport entre réalité et fiction ou encore la fiabilité des documents. La présence augmentée des documents dans l’art depuis les deux dernières décennies permet-elle d’aller jusqu’à parler d’un tournant documentaire ? Telles sont les questions auxquelles se confronte Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques sous la direction d’Aline Caillet et de Frédéric Pouillaude (maîtres de conférences à l’université Paris-Sorbonne). Il s’agit des actes du colloque portant le même titre et ayant eu lieu du 3 au 5 juin 2015 à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Dans leur introduction (pp. 7-25), les éditeurs exposent l’objectif principal de l’ouvrage, consistant à saisir « ce qui sous l’appellation “documentaire” tend aujourd’hui à faire paradigme ou modèle, par-delà des médiums et les disciplines » (p. 8) et à vérifier leur hypothèse centrale concernant l’existence d’« un art documentaire non inféodé à un médium spécifique » (p. 19). Le livre comporte vingt articles, une introduction, une conclusion, une bibliographie, un index des noms ainsi que seize pages de photographies des différentes œuvres évoquées. Les articles sont regroupés en quatre parties thématiques.

2La première partie pourrait être divisée en deux sous-parties : pendant que les trois premiers textes développent des pistes de réflexion concernant les enjeux définitionnels, les trois derniers sont des analyses de pratiques littéraires, théâtrales et chorégraphiques, apportant une réflexion sur certaines spécificités et sur des aspects communs avec des pratiques artistiques étrangères au champ de l’image indicielle. Si Gregory Currie (pp. 29-38) a une vision très étroite du documentaire, affirmant que les « documentaires apportent des preuves directes » (p. 30), Frédéric Pouillaude (pp. 39-52) souhaite explicitement développer une définition pouvant s’appliquer à différents médias. Ainsi propose-t-il de considérer qu’une narration documentaire nécessite des moyens non fictionnels (factuels) aussi bien que des objets réels (p. 44). L’auteur termine son article en posant la question suivante : le documentaire inclut-il automatiquement une dimension artistique ? Le troisième article théorique, celui de Jacinto Lageira (pp. 53-66), analyse le geste référentiel et les raisons ou preuves sur lesquelles se fonde un tel geste. La production littéraire contemporaine ayant recours aux documents pour parler du monde réel est l’objet d’une analyse présentée dans l’article de Marie-Jeanne Zenetti (pp. 67-77). Elle affirme qu’« on ne définit plus le document comme ce qui nous renseigne sur le réel, mais le réel comme ce qui est construit par des documents » (p. 69). Jacques Delcuvellerie (pp. 79-95) thématise le rapport entre le réel scénique théâtral et le sujet représenté. Selon lui, la démarche documentaire implique une responsabilité particulière envers les personnes évoquées (p. 84). Avant de discuter la célèbre représentation RWANDA 94 de son groupe théâtral, le Groupov, il affirme que le théâtre documentaire devrait trouver sa propre approche du documentaire liée à ses spécificités artistiques et « ne devrait tenter de se substituer ni au livre, ni à l’image, ni vouloir représenter l’irreprésentable » (p. 86). Enfin, Sandra Iché (pp. 97-109), en s’appuyant sur deux de ses propres travaux scéniques, s’interroge sur le rapport entre histoire et chorégraphie en focalisant sa réflexion sur l’origine du geste.

3Le rapport entre art, surtout cinématographique, et réel, surtout politique, est au centre de la deuxième partie. Jane M. Gaines (pp. 123-142) s’intéresse aux relations entre nouveautés technologiques et soulèvements politiques. Elle part des luttes communistes des années 1920 et 1930 et du cinéma de Sergueï Eisenstein ou de Dziga Vertov, pour ensuite faire le lien avec les événements de 2011 connus sous le nom de « printemps arabe » et marqués par l’utilisation des réseaux sociaux. En développant sa réflexion concernant l’impact des technologies et du militantisme sur les théories et pratiques documentaires, elle constate par exemple un retour de l’empirisme face au big data et une certaine critique du réalisme face à la modulabilité du numérique. Antony Fiant (pp. 113-122) et Bidhan Jacobs (pp. 143-149) analysent plusieurs films documentaires en problématisant le rapport qui peut exister entre urgence politique et approches artistiques. Pendant qu’Antony Fiant s’intéresse aux techniques utilisées, oscillant entre proximité et prise de distance de la caméra face aux événements politiques récents en Égypte et en Ukraine, Bidhan Jacobs insiste sur une remise en cause de la perception du réel et de l’acte de filmer face aux violences politiques (à New York, à Sangatte et en Afghanistan) dans trois documentaires respectivement de Jérôme Schlomoff, de Laura Waddington et de Florent Marcie. La deuxième partie se clôt par un article de Øyvind Vågnes (pp. 151-162) qui analyse plusieurs installations artistiques à la frontière entre fiction et documentaire. À l’opposé d’une rhétorique de la précision – celle des militaires, notamment avec l’utilisation de drones – il constate dans les œuvres qu’il étudie une certaine « esthétique précaire » à travers des images connotant l’incertitude et le risque (p. 161).

4La troisième partie interroge le rapport entre forme et sujet, ainsi que le statut du document. Evgenia Giannouri (pp. 203-212), après avoir analysé un documentaire de Clemens von Wedemeyer consacré à la politique du logement en Allemagne, met en évidence la pratique artistique contemporaine des « écritures documentaires plurielles » (p. 212). Elle affirme que le « réel est perçu comme éventualité, plutôt que comme événement acté » (ibid.). L’importance de la pluralité des approches semble se confirmer dans les autres articles. Celui de Françoise Parfait (pp. 165-174) présente une installation d’Avi Mograbi montrant sur neuf écrans des points de détail du conflit israélo-palestinien. Françoise Parfait considère le travail d’Avi Mograbi, et particulièrement sa méthode consistant à aller « vers la réalité » et à se laisser surprendre par des incidents, comme un « travail sur l’image du réel et les modalités de traitement et d’exposition » (p. 173). Ophélie Naessens (pp. 175-187) présente le processus d’assemblage et de remontage ainsi que le processus de médiatisation de l’histoire dans les installations vidéo d’Esther Shalev-Gerz, qui explore souvent la subjectivité et la coexposition des différents témoignages filmés. La question du statut du document et de l’attestation du réel est au centre de l’analyse de The Atlas Group Archive de Walid Raad par Roberta Agnese (pp. 189-201), qui développe la théorie d’un double statut du document dans les travaux de l’artiste libanais : parfois cible critique mais aussi parfois instrument poétique (p. 193). Emmanuel Reymond (pp. 213-223) analyse la publication Tarnac, un acte préparatoire (Paris, Éd. le Seuil, 2011) de Jean-Marie Gleize et constate que son montage de documents divers correspond à une « logique d’enquête » (p. 215). Enfin, l’artiste québécoise Emmanuelle Léonard (pp. 225-229) étudie l’usage du document photographique et s’interroge sur son caractère de preuve et de vérité en réfléchissant à quelques-uns de ses propres travaux, abordant entre autres exemples la surveillance vidéo et la photographie policière.

5Les liens complexes entre subjectivité et altérité constituent le fil rouge de la quatrième et dernière partie. L’article de Judith Michalet (pp. 233-246) examine la philosophie cinématographique deleuzienne. Elle met en avant une idée de Gilles Deleuze par rapport à l’altérité entre réalisateur et protagonistes du documentaire : celle d’un « devenir autre » chez le filmeur et le filmé. Elle insiste sur l’importance de la mise en jeu de ce devenir autre et sur la révélation du dispositif transférentiel de l’œuvre documentaire (p. 246). Kathrin-Julie Zenker (pp. 247-258) voit dans le spectacle documentaire Jan Karski (mon nom est une fiction) (2011) d’Arthur Nauzyciel une tentative de formaliser scéniquement la relation complexe entre réel et représentation théâtrale, en créant une pièce avec trois parties esthétiquement très différentes les unes des autres pour évoquer la vie et la parole du résistant polonais Jan Karski. Annelies van Noortwijk (pp. 259-272) se concentre sur l’analyse de plusieurs documentaires à la première personne (autoportraits, autobiographies), réalisés notamment par Agnès Varda, Heddy Honigmann ou Jonathan Caouette. Selon elle, la culture contemporaine numérique « affiche un intérêt renouvelé, moderne mais multidimensionnel, pour la représentation de la réalité » (p. 263). Elle ajoute que ce sont particulièrement les perspectives subjectives qui ont pris une nouvelle ampleur (p. 266). Enfin, l’article de Soko Phay (pp. 273-280) s’intéresse aux productions du cinéaste cambodgien Rithy Panh et surtout à son film autobiographique L’Image manquante (2013) : dans les images d’archives variées mises en forme de manière subjective par Rithy Panh, Soko Phay perçoit différentes stratégies pour « interroger l’idéologie des Khmers rouges, mais également le cinéma comme expérience de l’Histoire » (p. 273).

6Dans leur brève conclusion (pp. 281-284), Aline Caillet et Frédéric Pouillaude mettent l’accent sur trois tendances de l’« art documentaire » contemporain : une autonomie et une hétéronomie de l’œuvre d’art, un rapport renouvelé entre l’art et la représentation de la vérité ainsi qu’une forte réflexivité des pratiques. Si ces constats auraient sans doute pu être approfondis, les quatre catégories thématiques (enjeux définitionnels, rapport entre œuvre et réel politique, statut du document et rapport entre subjectivité et altérité) ont été soigneusement choisies et couvrent les enjeux principaux de la pratique artistique documentaire. On pourrait éventuellement regretter que certaines des nouvelles formes du documentaire numérique (webdocs, webséries documentaires, jeux vidéo…) soient omises dans le présent volume. Néanmoins, les articles montrent la grande richesse des approches artistiques du réel et une tendance claire à thématiser et à problématiser l’utilisation des documents pour accéder au réel. Un article sur les causes de l’utilisation massive des documents dans l’art (mondialisation, numérique, big data…) aurait sans doute pu enrichir cet ouvrage. S’il y avait déjà eu plusieurs travaux consacrés à la pratique documentaire dans le cadre de telle ou telle discipline artistique, cette dernière publication a en outre le mérite d’étudier l’utilisation des documents dans différents arts et médias. Elle peut ainsi être une lecture stimulante pour toutes les personnes intéressées plus largement par le rapport entre l’art et le réel. La recherche à venir devra confirmer que le terme « art documentaire », proposé par Aline Caillet et Frédéric Pouillaude, est le plus adapté pour décrire la pratique artistique contemporaine en se focalisant sur l’accès au réel et sur sa médiatisation via l’utilisation des documents, ou bien faire émerger d’autres (sous-) catégories plus pertinentes. Dans tous les cas, le présent ouvrage propose déjà des pistes fécondes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Simon Hagemann, « Aline Caillet, Frédéric Pouillaude, dirs, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques »Questions de communication, 34 | 2018, 329-332.

Référence électronique

Simon Hagemann, « Aline Caillet, Frédéric Pouillaude, dirs, Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques »Questions de communication [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/16259 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.16259

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Auteur

Simon Hagemann

Université de Lorraine, F-88100
simon.hagemann[at]univ-lorraine.fr

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