Loïc Nicolas, Discours et Liberté. Contribution à l’histoire politique de la rhétorique
Loïc Nicolas, Discours et Liberté. Contribution à l’histoire politique de la rhétorique, Paris, Classiques Garnier, coll. L’Univers rhétorique, 2016, 532 pages
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, Loïc Nicolas, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, s’inscrit dans la lignée du courant dit de la Nouvelle rhétorique, pour retracer à la fois l’histoire de cette discipline et parallèlement des critiques dont elle fit toujours l’objet. L’école de la Nouvelle rhétorique fut développée par deux de ses prédécesseurs de l’Université libre de Bruxelles, Chaïm Perelman (1912-1984) et Lucie Olbrechts-Tyteca (1899-1987) qui publièrent notamment en 1958 La Nouvelle rhétorique. Traité de l’argumentation (Paris, Presses universitaires de France). Elle est aujourd’hui illustrée par des auteurs comme Marc Angenot, Emmanuelle Danblon ou Michel Meyer, cités plusieurs fois dans l’ouvrage. Selon leurs analyses, la rhétorique ne doit pas être perçue uniquement de façon péjorative, technique de manipulation permettant de convaincre une opinion comme son contraire, conformément à l’image que les dialogues platoniciens ont laissée de l’enseignement des sophistes. La rhétorique est aussi une façon de délibérer au sujet des questions incertaines, comme le sont justement les affaires humaines, qu’il s’agisse de l’éthique, la politique ou la justice. Elle permet de peser le pour et le contre, d’agir au moment opportun – le kairos – pour finalement exercer notre liberté humaine.
2La première source de connaissance de la rhétorique est associée à la critique des sophistes qu’opère Socrate dans les dialogues platoniciens. Ces critiques sont plurielles, au point même que l’auteur montre qu’il leur arrive de se contredire (p. 138). La rhétorique est présentée comme inutile (Gorgias) et comme une combinaison de stéréotypes (Ménexème). Cependant, par son relativisme, elle est aussi présentée comme un danger pour les âmes (Protagoras) et qui entraîne la corruption des mœurs (La République). L’opposition à la rhétorique s’incarne dans les personnages. Les sophistes vont de ville en ville pour vendre une technique, qui sous l’Antiquité, fait l’objet d’un mépris de même nature que le travail manuel. À l’inverse, Socrate est enracinée dans sa cité au point de ne l’avoir quittée que pour combattre à son service, de préférer la mort à l’exil, et dispense gratuitement son savoir.
3Avec la christianisation du monde occidental, la rhétorique demeure suspecte aux Apôtres, docteurs de l’église, et autorités ecclésiastiques. Ceux-ci tantôt la condamnent, tantôt ne l’admettent que comme un instrument de persuasion. En effet, Dieu étant élevé en source unique et ultime du vrai, il suffit de se fier au magister de l’Église pour régler sa conduite. Saint Paul, saint Luc, saint Jérôme se réclament de la seule inspiration divine qui récuse toute argumentation. La rhétorique est aussi disqualifiée par son origine païenne. Saint Augustin (350-430), qui fut professeur de grammaire avant de se convertir, définit dans la Doctrine chrétienne la voie médiane selon laquelle la rhétorique peut être utilisée pour convaincre les mécréants ou hérétiques « avec les mêmes armes qu’eux » à condition qu’elle s’appuie sur une vraie sagesse qui s’acquiert au contact des Saintes Écritures. À partir de la Renaissance, les Jésuites reprennent l’héritage de la rhétorique antique en s’appuyant sur les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, approuvés par le pape Paul III en 1548. La Compagnie s’est rapidement heurtée à l’opposition d’autres ordres ou sensibilités au sein de l’Église. Blaise Pascal, dans son pamphlet Les Provinciales, publié en 1656-1657, accuse les Jésuites d’utiliser leur savoir-faire discursif jusqu’à justifier les pires péchés. Les Jésuites figurent aussi parmi les cibles favorites des philosophes des Lumières. Au xviiie siècle, la suspicion des États jointe à celle d’autres autres ordres ecclésiastiques conduit le pape Clément XIV à dissoudre la Compagnie en 1773. Elle sera rétablie en 1814 par le pape Pie VII.
4À partir du xviie siècle, avec la révolution scientifique et sous l’impulsion du cartésianisme, les attaques contre la rhétorique se renforcent et s’étendent (p. 156). En 1628-1629, Descartes note dans la deuxième des Règles pour la direction de l’esprit : « Or, toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire, de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction » (disponible sur wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A8gles_pour_la_direction_de_l%E2%80%99esprit). Cette volonté de fonder la connaissance sur une succession de déductions logiques et progressives s’oppose frontalement à la rhétorique qui repose sur la contradiction et laisse une part au probable. L’auteur rappelle ensuite les études du discours des orateurs de la Révolution française. Michel Delon, en particulier, a bien montré que les révolutionnaires sont partagés entre le désir de convaincre et la peur de trop parler et de se voir accuser de sombrer dans la vaine éloquence (dans Marc Fumaroli, dir., Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 1009).
5Dans une analyse particulièrement intéressante, l’auteur montre que la rhétorique fut également critiquée sous la IIIe République, tant par les autorités politiques autant qu’universitaires. Les ministres républicains Jules Simon puis Jules Ferry la critiquent comme un enseignement abstrait, inutile et susceptible de développer l’individualisme. Antoine Compagnon a bien montré que l’école de la IIIe République vise à former un individu médian, voué à s’intégrer dans la communauté nationale par le travail, bien plus qu’à prendre la parole en public (ibid. : 135). Tandis que, jusqu’alors, l’enseignement, réservé à une élite, reposait largement sur l’apprentissage de figures comme l’amplification, la nouvelle école républicaine, universelle et obligatoire, exclut ces exercices au profit de la dictée et la composition française, censée privilégier le fond sur la forme. Au lycée, la classe dite de « rhétorique », réinstaurée en 1809 et qui correspondait à la première, disparaît de la nomenclature scolaire en 1902. Enfin, par un revers de l’histoire, la rhétorique, jadis condamnée comme païenne par le christianisme, l’est désormais comme un reliquat clérical. Les plus grands professeurs de Lettres de l’époque s’associent à cette critique (pp. 191-199). Michel Bréal (1832-1915), linguiste et fondateur de la sémantique, dénonce la rhétorique comme non scientifique et comme une ornementation inutile qui altère la vérité. L’helléniste Alfred Croisset (1845-1923) voit dans l’art du discours « le fléau de la Grèce antique ». Gustave Lanson (1857-1934), professeur d’éloquence à la faculté des Lettres de Paris, explique que l’art littéraire doit être réservé à quelques artistes ou esthètes et valorise pour le plus grand nombre une prose simple où « les mots ne servent qu’à la pensée ».
6De nos jours, le discours contradictoire ou critique est de plus en plus suspecté au motif d’éviter les conflits. « Par la suite, la liberté d’expression publique, le fait de prendre la parole pour remettre en cause, dénoncer, railler quelqu’un, un groupe, une communauté symbolique ou réelle est principalement vu comme un risque, un éventuel déni de dignité, voire comme un crime en puissance – sinon déjà en acte » (p. 394). L’auteur cite plusieurs analyses qui pointent les dérives de la requalification des mots en actes, l’intervention croissante de la justice dans le débat public et les dérives de la Political Correctness (p. 399).
7Face aux critiques dont elle fut l’objet dès son origine, Loïc Nicolas se propose de réhabiliter la rhétorique entendue comme une méthode permettant de fabriquer des décisions par l’échange discursif et l’exercice de la liberté politique. Une telle conception s’inscrit dans la tradition d’Aristote. Celui-ci concevait la rhétorique certes comme un ensemble de techniques visant à persuader, mais aussi à délibérer, et à faire émerger des idées nouvelles entre des débatteurs semblablement de bonne foi et motivés par la recherche du beau et du bien. L’auteur compare ainsi la rhétorique à l’art d’un peintre qui utilise des techniques mais fait œuvre également de création (p. 242). Cette technique permet de raisonner et de décider dans les affaires humaines, par définition incertaines. « Faite à la mesure de notre humanité, consciente de ses faiblesses ; consciente de sa grandeur, la rhétorique laisse le monde incertain et l’homme perfectible. Lequel est obligé de tâtonner dans la contingence des possibles. Il tâtonne, mais il est outillé pour mener sa quête et pour donner du sens » (p. 404). Il est en outre paradoxal de vouloir limiter la liberté des débats pour des motifs d’ordre public. Argumenter contre l’autre est en effet la seule façon d’éviter la violence véritable, mais aussi l’ignorance réciproque et le délitement de la société qui résulteraient d’une constante dénégation des désaccords. « Accepter l’opposition argumentative, c’est espérer pouvoir rallier, c’est-à-dire d’une certaine manière soumettre l’adversaire à sa cause et à ses mots. Tout en sachant qu’il faudra peut-être soi-même se soumettre » (p. 323).
8Surtout, le chercheur belge résume la question centrale posée par Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca dans leur Traité. Celle-ci n’est pas tant de « comment persuader ? » que de « pourquoi persuader ? ». Certes, lorsque deux interlocuteurs débattent devant un tiers ou un public, on peut penser qu’ils visent à convaincre celui-ci. Mais en l’absence d’auditoire, espèrent-ils véritablement convaincre l’autre, et sinon pourquoi débattent-ils ? Loïc Nicolas rappelle que « pour les auteurs du Traité, la persuasion en tant que résultat ne saurait constituer la fin propre ou l’horizon de l’entreprise rhétorique. Le but de celle-ci est tout autre. Sa fonction est de donner aux “artisans” qui l’utilisent, les moyens de fonder leurs choix sur des raisons raisonnables. Et c’est précisément dans la recherche et l’administration rhétorique que prend corps la liberté humaine ; son exercice » (p. 460). « C’est à l’intérieur de de cette praxis et de ce kairos que la liberté des individus peut s’exprimer et se mettre en pratique – avec l’incertitude pleine de dangers que cela implique et qu’il faut assumer comme le privilège de notre condition raisonnable » (p. 478).
Pour citer cet article
Référence papier
Vincent Hecquet, « Loïc Nicolas, Discours et Liberté. Contribution à l’histoire politique de la rhétorique », Questions de communication, 32 | 2017, 452-454.
Référence électronique
Vincent Hecquet, « Loïc Nicolas, Discours et Liberté. Contribution à l’histoire politique de la rhétorique », Questions de communication [En ligne], 32 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/11704 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.11704
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