Katherine N. Hayles, Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse
Katherine N. Hayles, Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse, trad. de l’américain par C. Degoutin, Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble, coll. Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques, 2016, 432 pages
Texte intégral
1Cet ouvrage se situe d’emblée à la croisée des chemins entre les humanités numériques et la création littéraire. Le fait que l’auteure possède une solide connaissance des sciences dures est également perceptible. Katherine N. Hayles a en effet mené une carrière de chercheuse dans le domaine de la chimie avant de se tourner vers les études littéraires et les humanités numériques (désormais HN). Il s’agit de son premier livre traduit en français, publié en 2012 sous le titre How We Think. Digital Media an Contemporary Technogenesis (Chicago, Chicago University Press). Il est accompagné d’un site internet, toujours accessible et régulièrement alimenté (http://howwethink.nkhayles.com).
2Il semble essentiel de signaler la diversité du public qui peut être intéressé par cet ouvrage. Les spécialistes des études littéraires et des humanités numériques, bien sûr, mais aussi, pour ne donner que deux exemples, les didacticiens (milieux et médias tels que les définit Yves Chevallard sont à comparer à cette approche anglo-saxonne) et les chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC). Ces derniers se sentent tous interpellés par les HN. Mais pour ceux qui s’intéressent plus précisément aux questions documentaires, il y a un intérêt supplémentaire à s’emparer de ce travail (articulation des trois types de lecture : rapprochée, distante et machinique…). Pour l’ensemble de ces publics, le premier intérêt de ce livre est de proposer un accès aux recherches récentes (les quinze dernières années) dans le domaine des HN.
3Une autre caractéristique est la multiplicité des fils rouges qui tissent l’ouvrage. Ceux-ci se croisent et donnent de l’épaisseur au propos. Le premier fil rouge déclaré est celui de l’attention. Le second est celui de l’utilité sociale de la recherche en sciences humaines et sociales. L’intérêt des études comparées de médias (les ECM) est souligné tout au long de l’ouvrage. Selon Katherine N. Hayles, ces dernières seraient tout à fait adaptées pour réconcilier les chercheurs en HN et ceux des études littéraires, qui pour certains, sont réfractaires aux technologies. Ce nouveau domaine qu’elle appelle de ces vœux à l’heure des HN 3.0, constitue un fil rouge supplémentaire mais il en est bien d’autres : la nécessité de la narration, la définition épistémologique de la technogenèse qu’elle explore. Celle-ci est définie comme « la façon dont les humains et les dispositifs techniques co-évoluent au fil de leurs interactions. Les machines qui ont été forgées pour faciliter, accélérer, libérer ou exploiter nos communications et nos collaborations. Ces machines nous in-forment à leur tour individuellement et collectivement, en favorisant certains modes particuliers de communication et de collaborations plutôt que d’autres, tandis que nous contribuons en retour à leur évolution, par les manières dont nous les utilisons (ou refusons de les utiliser) et dont nous les détournons pour nous les réapproprier » (p. 10).
4La préface, rédigée par Yves Citton (pp. 7-36), un chercheur reconnu dans le domaine des études littéraire, propose un résumé attractif du contenu du livre et une mise en perspective qui suscite l’envie de s’y plonger plus avant. Cette préface aide aussi à situer cet ouvrage « dans les media studies », et même plus largement dans l’anthropologie des sciences et des technologies de Bruno Latour, Bernard Stiegler et Gibert Simondon.
5Le premier chapitre, intitulé « Comment nous pensons » (pp. 37-64), fait office d’introduction. Le livre examine la proposition selon laquelle nous pensons par les médias, avec les médias et à côté des médias. Cette idée a déjà été développée par Marshall McLuhan et bien d’autres, mais elle est ici approfondie, actualisée. Katherine N. Hayles dresse le panorama des changements en les présentant des plus ordinaires (touchant des millions de personnes) vers les plus élaborées qui concernent en particulier les chercheurs. L’écriture devient collaborative, les étudiants peuvent y être associés… et cela modifie la nature des cours dispensés. Au final, c’est la relation entre l’Université et la société qui s’en trouve modifiée. Les EMC peuvent selon Katherine N. Hayles « permettre le passage d’une orientation sur le contenu à une orientation sur le problème » (p. 48). Cette perspective demande de revoir les priorités et « d’agir à différents niveaux » (p. 50). L’un des principaux objectifs de ce livre est de mettre à jour ces différentes couches. Les HN ne sont pas vus comme un bloc monolithique mais plutôt une série de pratiques dynamiques en pleine évolution qui sont les plus perturbatrices du statu quo. Elles sont caractérisées « par des conflits internes, un ensemble émergent de préoccupations théoriques entre mêlées à des pratiques diverses et des solutions contextuelles à des configurations institutionnelles spécifiques » (p. 51).
6Katherine N. Hayles fait précisément le point sur la notion de médias numériques. Media étant à entendre, comme le fait Lev Manovich (Le Langage des nouveaux médias, Dijon, Éd. Les Presses du réel, 2010), « non seulement comme une somme d’appareils programmables branchés sur des réseaux de communication, mais comme constituant des « milieux » où il devient rapidement très difficile de dire si ce sont les humains ou les machines qui en occupent le centre » (p. 12). En substance, « ce que nous pensons à travers, avec et selon des media numériques, et que les interactions intenses que nous développons avec eux ont des conséquences très profondes, au niveau neurologique, biologique et psychologique, comme au niveau social, économique, institutionnel et politique » (p. 10).
7Le concept de technogenèse permet, selon Katherine N. Hayles, d’y voir plus clair. La chercheuse fait remarquer que l’idée de co-évolution des humains et des outils est peu remise en cause (par exemple, à propos de la bipédie). Pour l’adapter à la période contemporaine, elle propose de lui apporter deux dimensions : celle de « causalité réciproque continue » dont parle Andy Clark (Supersizing the Mind. Embodiment, Action and Cognitive Extension, Londres, Oxford, University Press, 2008) qui peut être qualifiée « d’effet Baldwin » qui s’accélère « quand les hommes adaptent leur environnement pour en profiter » (p. 51). Ce phénomène est devant nous et réussir de telles transitions nécessite, selon l’auteure, d’identifier « la denrée rare » (Frederick P. Brooks, Le Mythe du mois-homme. Essais sur le génie logiciel, trad. de l’américain par F. Mora, Paris, International Thomson publication, 1996). Et pour elle, c’est sans conteste l’attention.
8Le chapitre 2 (pp. 69-118) est consacré aux HN. Pour écrire ce texte, paru initialement dans un livre collectif dirigé par David M. Berry (ed., Understanding Digital Humanities, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012), Katherine N. Hayles a rencontré une vingtaine des chercheurs les plus originaux du domaine. Cela lui permet de produire une cartographie des alternatives qui s’offrent aux HN (disponibles intégralement sur le site compagnon déjà cité). En 2012, quand le livre dirigé par David M. Berry a été publié, c’est le manifeste pour les humanités numériques 2.0 (2008 et traduit en français en 2015) qui était discuté.
9Le chapitre 3 (pp. 119-160) tente de savoir jusqu’à quel point la façon dont nous pensons est affectée par les façons dont nous lisons. Katherine N. Hayles fournit, comme le précise Yves Citton, un contre-discours puissant et subtil au livre de Nicholas Carr qui a eu un très fort retentissement à travers le monde (Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, trad. de l’américain par M.-F. Desjeux, Paris, R. Laffont, 2011 [2010]). Sans nier l’existence de problèmes, elle ouvre des perspectives. On devrait apprendre à l’école à procéder avec souplesse à des variations de distance et de focale en fonction des tâches à accomplir, des objets à considérer et des problèmes à résoudre.
10Dans le chapitre 4 (pp. 161-210), Katherine N. Hayles mène l’enquête au sein du roman multimodal de Steve Tomasula (TOC. A New-Media Novel, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2009). Elle cherche plus précisément à voir comment les subjectivités co-évoluent et discute la notion d’Inconscient technologique (Nigel Thrift, Knowing Capitalism, London, Sage, 2005) qui désigne les dispositifs qui orientent dans l’espace et le temps (depuis le système d’adressage de la Poste au xviie siècle). Précisément, il s’agit de distinguer les anciens médias qui font l’objet d’une lecture (et d’analyses) linéaires et les nouveaux médias qui permettent l’interactivité.
11Dans le chapitre 5 (pp. 211-280), elle fait aussi appel à l’archéologie des médias pour montrer les messages télégraphiques comme des nouveaux médias du passé. Ce qui permet de mettre en évidence que, pour comprendre les effets d’un médium, il faut comprendre les strates qui ont été sédimentées dans sa constitution.
12Dans les chapitres 6 et 7 (pp. 281-348), Katherine N. Hayles compare le mérite des bases de données relationnelles à celles qui sont « orientées objet ». En s’inspirant des théories de l’esprit étendu (Andy Clark, 2011, ibid.), elle remet en question la distinction intuitive par laquelle nous opposons notre corps propre (où notre esprit se confond avec cerveau et notre système nerveux) à un monde extérieur, auquel seraient cantonnés les médias. Elle rappelle que la technogenèse tend à rendre certains médias (presque) aussi essentiels à notre pensée que peut l’être telle ou telle zone de notre cerveau. Comme le constate Yves Citton, « depuis les horaires et les trajets des chevaux de poste et à travers l’instauration des codes postaux, les médias numériques et leurs ancêtres ont commencé à donner forme à nos milieux d’existence et de pensée bien avant d’en capter, computer et vendre certaines traces à l’ère des big data » (p. 15). Katherine N. Hayles insiste ici largement sur la nécessité d’avoir recours au récit pour pouvoir donner sens à de grosses masses de données.
13D’ailleurs, dans le dernier chapitre (pp. 349-386), l’auteure conduit de telles analyses autour du livre de Mark Z. Danielewski, traduit sous le titre de O Révolutions (trad. de l’américain par Claro, Paris, Denoël, 2007 [2006]). Comme le précise Yves Citton, « la lecture rapprochée se sensibilise au jeu des micro-résonnances locales qui font toute la richesse de la texture propre à une œuvre de qualité » (p. 23). Katherine N. Hayles en montre donc des exemples convaincants et cela donne du poids à sa volonté de tout autant penser la littérature avec le numérique que penser le numérique avec et à partir de la littérature. Finalement, ce livre peut être vu comme un texte fondateur des études de media comparées (Comparative Media studies) et une illustration exemplaire de sa puissance heuristique.
Pour citer cet article
Référence papier
Jacques Kerneis, « Katherine N. Hayles, Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse », Questions de communication, 32 | 2017, 382-384.
Référence électronique
Jacques Kerneis, « Katherine N. Hayles, Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse », Questions de communication [En ligne], 32 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/11622 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.11622
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