Alexander Neumann, Après Habermas. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot
Alexander Neumann, Après Habermas. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot, Paris, Delga, 2015, 208 pages
Texte intégral
1Avec cet ouvrage, fondé sur son Habilitation à diriger des recherches Sociologie et théorie critique soutenue en juin 2013 (csu cnrs/université de Vincennes Paris 8), Alexander Neumann apporte une contribution essentielle aux recherches interrogeant le concept d’espace public dans le champ des sciences de l’information et de la communication. À la différence de nombre d’entre elles – par exemple celles promulguant le néologisme de « sociétal » à la suite des travaux de Bernard Miège (L’espace public contemporain. Approche info-communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010), il ne fait pas l’impasse dans son propos sur ce qui justifie le concept même d’espace public : la démocratie. Ce choix est d’ailleurs l’un des intérêts principaux de cet ouvrage : dépasser la philosophie politique et son approche normative pour saisir les structurations sociales d’un espace public contemporain pluriel en train de se faire, en les articulant à une conceptualisation théorique de la démocratie et du politique. Celle-ci consiste « à ne plus considérer la démocratie parlementaire et son espace public représentatif sous l’angle du déclin, face à son érosion réelle et la perte d’adhésion, mais de comprendre cette perte comme un manque qui trouve sa correspondance dans des expériences sensibles qui peuvent s’exprimer dans l’espace public oppositionnel » (p. 196). La thèse défendue n’est pas radicalement nouvelle, elle prolonge les pistes esquissées par Oscar Negt dans L’espace public oppositionnel (Paris, Payot, 2007) dont Alexander Neumann est le traducteur francophone. De même, ce livre constitue une synthèse et un prolongement de ses réflexions antérieures, notamment publiées ces dernières années au sein de la revue internationale de théorie critique Variations.
2L’introduction présente avec clarté le positionnement théorique et méthodologique de l’auteur, permettant ainsi au lecteur de situer rapidement son propos. En croisant les regards et les apports des sciences humaines et sociales au-delà des frontières disciplinaires, Alexander Neumann ambitionne de dépasser la pensée habermassienne et sa philosophie spéculative pour explorer le potentiel sociologique de la théorie critique. Son approche s’articule autour de la problématique suivante : « Comment concevoir une relation nouvelle entre les modes de socialisation, l’expérience vécue et l’action, donc entre l’expérience sociale et la participation politique se faisant jour à travers des formes non-institutionnelles de l’espace public » (p. 23). Il s’attache ainsi à appréhender les expériences sensibles et empiriques des individus cherchant à bousculer l’ordre social institué, tout en procédant simultanément à une théorisation critique de celles-ci. Pour cela, il juge nécessaire, à la suite de Theodor Adorno, d’enrichir et de différencier la catégorie de l’expérience en distinguant « une expérience sensible et une autre modalité de l’expérience que l’on dira représentative, liée aux abstractions sociales » (p. 24) ; d’où découlent deux modalités discursives par lesquelles ces deux types d’expériences distincts traversant l’ensemble des individus composant la société se manifestent socialement et se polarisent entre différents types d’espaces publics (p. 24). Le but d’une telle démarche est de saisir les espaces publics « en tant que lieux de lutte pour l’expression des sujets et non plus comme des représentations substantielles » (p. 25) et de penser « les différents types d’espaces publics en tant que modes d’expressions distincts de différentes dimensions de l’expériences qu’éprouvent les mêmes personnes » (p. 27). Dans cette perspective, Alexander Neumann propose de saisir et de définir l’espace public indépendamment de son appartenance à un groupe sociologique défini comme une donnée positive, pour ensuite « nommer les interactions possibles et réelles entre les différents types d’espaces publics ainsi que leurs frictions » (p. 28).
3Dans la première partie (pp. 29-96), l’auteur propose un retour sur le moment fondateur de la théorie critique et engage une discussion serrée autour des travaux de Theodor Adorno et des premières critiques du bureaucratico-capitalisme. Son objectif est de préciser les soubassements conceptuels d’une sociologie critique, afin de « comprendre sur un plan conceptuel où peut se produire une expérience sensible au milieu d’une société dominée par des représentations fétichistes et normatives » (p. 66) ; et ainsi dégager « un matériel conceptuel qui permet de penser la verbalisation d’une expérience sensible au sein d’un espace public oppositionnel » (p. 67). En revisitant les apports théoriques des auteurs classiques tels que Émile Durkheim, Max Weber et Karl Marx au prisme de la sociologie adornienne, Alexander Neumann repère ici une des limites et des apories principales de la pensée habermassienne : l’exclusion de ce matériel conceptuel de la théorie de l’agir communicationnel. Très dense, et bien que rédigé dans un langage clair et didactique, cette première partie n’est pas des plus aisée à comprendre pour le lecteur néophyte. En revanche, elle s’avère particulièrement stimulante pour les spécialistes et/ou amateurs des vifs débats entourant la recherche sociale de la théorie critique, autour du degré d’articulation entre investigations empiriques et problématique philosophique.
4Dans la seconde partie (pp. 97-142), Alexander Neumann s’attache à retisser un dialogue entre le travail, le faire et l’action, là où Jürgen Habermas instaure justement une coupure épistémologique dans sa construction théorique. Le but est cette fois-ci de mener « une critique du travail qui prenne en compte l’objet sociologique pour le saisir dans une perspective qui le dépasse à nouveau » (p. 112), c’est-à-dire de regrouper les dimensions de la compréhension du travail et de l’analyse du champ politique. Si l’auteur cherche à ébranler la dichotomie habermassienne entre travail et action, c’est qu’en pratique, observe-t-il, ils « entretiennent une tension qui peut à tout moment produire des expressions critiques » (p. 126). Alexander Neumann revient ensuite sur la distinction méthodique opérée entre système et monde vécu dans la théorie de l’agir communicationnel. Le concept de monde vécu ne trouvant pas de « correspondance empirique » dans les sociétés contemporaines, il vide « de toute substance empirique, corporelle ou sensible » le concept d’expérience, ce qui permet à l’auteur d’en conclure qu’il n’est pas « un concept sociologique opérationnel […], mais répond à un concept normatif qui esquisse l’idéal anhistorique d’une interaction langagière » (p. 130). Là encore, c’est le statut de l’expérience qui se trouve au cœur de la discussion : l’expérience sensible ébranle le schéma cognitif de l’agir communicationnel. Et c’est là, l’originalité de l’approche d’Alexander Neumann par rapport aux travaux de recherches menés dans le champ des sciences de l’information et de la communication, qui eux-aussi invitent à dépasser le cadre théorique normatif de Jürgen Habermas. Enfin, l’auteur introduit le concept de subjectivité rebelle proposée par Oscar Negt comme alternative conceptuelle donnant toute sa place à l’expérience sensible : « Il émane du sujet qui produit sa propre expression, mais se définit aussi en rapport à une altérité […] aux connotations multiples selon les situations » (p. 136).
5Dans la troisième partie (pp. 143-184), Alexander Neumann propose de conceptualiser les espaces publics oppositionnels recueillant les subjectivités rebelles des individus « en tant qu’objet propre de la sociologie ». Pour cela, il engage à nouveau une discussion théorique exigeante et sans concession, avec Nancy Fraser et Axel Honneth. Il pointe avec justesse les apports essentiels de ces deux auteurs, mais aussi leurs limites intrinsèques dans la compréhension des expériences vivantes encore non représentées sous la forme abstraite de l’intérêt général, dont le principe ne peut tenir compte des multiples particularités de l’expérience vécue. À la première, Alexander Neumann reproche de construire « elle-même une opposition entre la compréhension de l’expérience vécue et une sociologie objectivante, alors que sa propre théorie des contre-publics nécessiterait une sociologie de la subjectivation politique pour être cohérente théoriquement » (p. 173) ; au second d’écarter « de sa théorie de l’espace public le domaine empirique de l’expérience sensible et des expériences liées au monde du travail » (p. 182). Et d’en conclure que, chez ces deux auteurs, certes de façon différente, « les éléments en faveur d’une théorie de l’espace public oppositionnel, compris comme une partie intégrante de l’espace public démocratique, sont finalement sacrifiés à la cohérence d’un modèle habermassien élargi » (p. 183).
6En définitive, la lecture de cet ouvrage invite les chercheurs à systématiquement objectiver leur propre choix théorique de conceptualisation de l’espace public plutôt que de prendre comme un acquis la perspective normative habermassienne. En jeu, l’exigence épistémologique d’assurer à l’analyse des phénomènes sociaux étudiés un concept réfléchi dans son historicité et dans son rapport dialectique à la société et aux expériences des individus. Quant à la théorie de l’espace public oppositionnel proprement dite, elle s’avère sociologiquement féconde pour examiner l’activité des mouvements sociaux et ses retentissements sur les processus de déroutinisation et de renouvellement des structures et des thématiques de l’espace public. Elle permet en effet de conceptualiser sa fragmentation, tout en réinscrivant le caractère conflictuel de la communication dans l’analyse. La critique sociale du programme électronucléaire français depuis plus de quatre décennies étudiée dans le cadre de nos propres travaux de recherche en est un exemple saillant : expérimentation de formes de communication et de délibérations alternatives, remise en cause de la norme participative formalisée dans les dispositifs de démocratie participative, ancrage territorial des espaces publics institués par les dynamiques contestataires, établissement d’alliances contre-hégémoniques en leur sein, remise en cause du traitement pyramidale des problèmes publics, subvertissement des frontières des États-nations, promotion d’idéaux délibératifs face aux logiques technologiques, autonomie relative des mouvements sociaux à l’égard des autres espaces sociaux, etc. Autant d’aspects, issus des expériences sensibles et des pratiques vécues, caractérisant « le débordement cyclique de l’espace public représentatif par les espaces publics oppositionnels » (p. 28) que l’ouvrage d’Alexander Neumann ne fait qu’effleurer. Il s’agit là de son principal défaut : l’absence de matériaux empiriques venant appuyer et éclairer le propos théorique, et montrer ainsi en quoi et comment ces espaces publics oppositionnels mettent aujourd’hui à l’épreuve et stimulent l’espace public institué.
Pour citer cet article
Référence papier
Mikaël Chambru, « Alexander Neumann, Après Habermas. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot », Questions de communication, 30 | 2016, 421-423.
Référence électronique
Mikaël Chambru, « Alexander Neumann, Après Habermas. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot », Questions de communication [En ligne], 30 | 2016, mis en ligne le 13 mars 2017, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/10904 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.10904
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