Navigation – Plan du site

AccueilNuméros30Notes de lectureHistoire, sociétésMichel Hau, France-Allemagne : la...

Notes de lecture
Histoire, sociétés

Michel Hau, France-Allemagne : la difficile convergence

Berne, Peter Lang, coll. Convergences, 2015, 222 pages
Gérald Arboit
p. 416-419
Référence(s) :

Michel Hau, France-Allemagne : la difficile convergence, Berne, Peter Lang, coll. Convergences, 2015, 222 pages

Texte intégral

1Il est rare qu’un livre apporte une profondeur à des débats d’actualité ; celui de Michel Hau est de ceux-là. Il ne pouvait s’agir que d’une publication d’un professeur d’université émérite, tant les constats que pose l’auteur sur le fameux couple franco-allemand viennent de loin et, de ce fait, peuvent être dérangeant. Dans un récit enlevé, en huit chapitres, il révèle les raisons d’une évidence : la France n’est pas l’Allemagne, aussi est-il vain de vouloir la singer à tout prix : « En fait, ce sont vraiment, deux sociétés, médias, partenaires sociaux et gouvernants confondus, qui s’opposent profondément par leur façon d’aborder les problèmes économiques » (p. 7) et sociaux. Le but de l’auteur est « de réexaminer certaines idées reçues, comme celles selon lesquelles l’Allemagne aurait effectué sa révolution industrielle à l’abri d’un système douanier protecteur, ou le capitalisme français serait par essence moins innovant, ou encore l’attachement des Allemands à la stabilité monétaire serait le fait d’une population vieillissante » (pp. 7-8).

2En appliquant les ressources de la recherche historique la plus récente, il montre que l’« adaptation asymétrique à la mondialisation » (pp. 9-19) des deux pays repose avant tout sur « des projets éducatifs différents » (pp. 21-37), des « capitalismes de puissance inégale » (pp. 39-57), un choix de « l’entreprise face à l’État » (pp. 59-102) pour l’Allemagne, une évolution « entre consensus et lutte des classes » pour les deux pays, mais à des rythmes, des amplitudes et des moments différents (pp. 103-138). Surtout, il montre que les deux partenaires ont « une perception différente de l’inflation » (pp. 139-149). À chaque fois, la responsabilité de l’État apparaît comme un élément déterminant. Le centralisme français a contribué à dresser des niches autoritaires, qui donnèrent à la société un caractère figé. Face à la « véritable explosion démographique » (p. 14) qui toucha pareillement les deux espaces géographiques à compter du xviiie siècle, des solutions antagonistes furent adaptées : en France, « une partie de la France rurale réagit précocement par la restriction des naissances. L’Allemagne, quant à elle, réagit surtout par l’émigration » (p. 14). Cet appel du large caractérisa pour toujours l’Allemagne, alors que la France se laissa aller à une protection de l’État censée être bienveillante. Or, elle phagocyta les énergies, depuis la domestication de la noblesse, puis de la bourgeoisie, réduite à occuper des charges, jusqu’à la création de cette haute administration servile, qui en est issue. La seule récompense fut la terre, seule source de richesse honorable dans cette tertiarisation précoce de la société française. Alors que la France se retrancha dans son pré carré, l’Allemagne s’ouvrit au monde, développant une marine marchande, tant pour accompagner ses migrants que pour exporter vers « les pays les plus développés » (p. 17), comme l’Angleterre et les États-Unis, où s’établirent ses ressortissants.

3Cette évolution historique différente est inscrite dans les gènes des deux nations. Elle est transmise aux générations successives par des « système éducatifs [qui] diffèrent aujourd’hui par leur finalité originelle, leur organisation et l’état d’esprit de leurs acteurs » (p. 21). « Au nom de la démocratisation et de la lutte contre l’élitisme », les réformes scolaires depuis 1964 visent en France à privilégier les « matières techniques, juridiques et scientifiques » (p. 32), parce que débouchant directement sur un emploi. Résultat, une segmentation des cohortes d’élèves, les plus doués choisissant les filières scientifiques, puis les écoles commerciales, les autres, et notamment les filles, les matières littéraires et les sciences humaines. L’avènement des grandes écoles et le déclin des universités s’inscrit dans cette origine. Au contraire, en Allemagne, est donnée « la priorité à la généralisation de la lecture et à l’acquisition de compétences techniques et professionnelles » (p. 34). De fait, dans ce pays, il existe « un lien entre performance éducative et performance économique » (p. 35) qui n’a pas été perçu en France. D’où le recours à l’apprentissage, « voie normale d’accès à l’emploi pour les deux tiers des jeunes Allemands » et des universités sélectives, « mais il n’existe pas de grandes écoles » (p. 36). Tout le contraire de la France où, « jusqu’à aujourd’hui, l’enseignement “laïc” français a visé à former des citoyens plutôt que des producteurs » (p. 27). Il se caractérise par un « coût élevé de fonctionnement » (p. 28) et des « réticences des syndicats enseignants, des partis de gauche et des fonctionnaires du ministère de l’Éducation nationale » (p. 30) face à l’apprentissage : « La Contre-Réforme catholique, puis la Révolution française, ont vu dans l’éducation un enjeu dans un combat idéologique avant d’y voir un outil de développement […], une arme contre la pauvreté » (p. 37). Mais, parce que « le catholicisme porte […] une tradition de valorisation du travail manuel », « les régions où [il] a survécu sont un peu moins éloignées que les autres du modèle éducatif allemand » (p. 31). En France, les débats politiques surfent largement sur cette question de l’apprentissage, au point que Pôle Emploi y voit maintenant une panacée pour atteindre le plein-emploi. Toutefois, ce n’est que le début du raisonnement de l’auteur ! Il pointe encore « deux capitalismes de puissance inégale » (p. 39), celui de l’Allemagne fondé sur une « bourgeoisie entrepreneuriale », et non terrienne comme en France. Cette caractéristique explique que, à partir d’une donnée de départ similaire – le capitalisme comme « phénomène minoritaire » (p. 41) –, « la grande bourgeoisie urbaine allemande, notamment dans l’espace rhénan, avait acquis toutes les capacités pour créer et conduire avec succès des entreprises industrielles » (p. 43). Et, même si « l’industrialisation démarra en Allemagne plus tard qu’en France » (p. 44), « le patronat allemand développa très tôt des structures de concertation, en relative indépendance par rapport à l’État central » (p. 49). Le système bancaire, institution bourgeoise s’il en est, se développa au service de l’économie « durant le dernier quart du xixe siècle » (p. 49), alors que, en France, il passait « d’une économie recevant des impulsions de l’État à une économie animée par une alliance des banquiers et des industriels » (p. 52). Les deux situations semblant similaires, les oppositions étaient criantes : quand l’Allemagne se tourna vers des marchés développés, organisant sa production vers la moyenne gamme, la France chercha fortune dans l’outre-mer, alimentant plutôt des filières textiles et non industrielles, obligeant à se retrancher sur les marchés développés à se spécialiser « dans les produits de haute qualité et les services fondés sur des compétences rares » (p. 55).

4Pourtant, « ni en France, ni en Allemagne, le capitalisme ne jouit de la liberté et de la considération dont il jouissait dans les pays anglo-saxons » (p. 59). Dans le premier pays, à la fin du xixe siècle, le modèle à ne pas suivre était l’atelier du monde, c’est-à-dire la Grande-Bretagne. L’avènement de la république se fit même sur les bases d’un antisémitisme, autant catholique qu’est-européen, et d’un « poujadisme » avant l’heure, mais typiquement français : « Dans un processus dialectique, l’industrie, en permettant la croissance du Produit Intérieur Brut, engendrait ainsi des forces qui lui étaient étrangères, voire franchement hostiles (p. 64) ». Au contraire, en Allemagne, « l’antisémitisme fut […] le moyen de dévier la haine à l’encontre des riches qu’éprouvait le petit peuple vers la minorité juive et d’opérer un rapprochement avec le patronat » de l’État. Qui plus est, l’attrait des États-Unis accompagnait la croissance de l’économie allemande. Toutefois, le monde contemporain est plus influencé par la tendance courte, c’est-à-dire la Seconde Guerre mondiale, que par le temps long. C’est l’époque où le traditionnel colbertisme français (intervention de l’État dans l’économie) se mut en planification, sorte de soviétisme à la mode Daladier, mais conjugué volontiers par Philippe Pétain, la Résistance et ces « grand commis de l’État [qui] rêvaient […] d’une industrialisation sans capitalistes » (p. 73). Censée placer l’industrie française « en meilleure position face à l’industrie allemande » (p. 72), cette planification se caractérisa autour de trois présupposés : l’« affaiblissement de l’autonomie des entreprises privées et […] de leur capacité d’autofinancement » (p. 74) ; le contrôle des investissements par l’État « sur quelques secteurs clés : l’énergie, la recherche nucléaire, l’aéronautique et le transport ferroviaire » (p. 75) ; les « impôt sur les sociétés » et prélèvements sociaux, tant pour la famille, la retraite et la maladie, que pour l’hygiène, la médecine, les comités d’entreprise, l’assurance-chômage et, même, « sur les salaires qu’elles distribuaient » (p. 74). L’auteur y voit la marque d’« un manque permanent de confiance de la haute fonction publique française et des hommes politiques français dans les capacités de décision des entreprises. De l’autre côté du Rhin, les entreprises allemandes se voient offrir un éventail d’aides moins étendues, mais fonctionnent avec des fonds propres plus élevés » (p. 76). La protection de l’État réduisait l’incertitude en France, alors que l’ouverture allemande préparait ses entreprises à la mondialisation. Elle reposait sur quatre leviers : « contrôle du crédit, définition des normes techniques, monopoles détenus par quelques grandes entreprises publiques, grands contrats conclu avec l’État français et avec des États étrangers dans le cadre d’accords diplomatiques » (p. 77). Une fois ces leviers grippés par le tournant libéral des années 70-80, puis totalement révolus vingt ans plus tard, les entreprises françaises se résumèrent à une sous-capitalisation qui s’avéra une menace au moment où l’économie devint mondialisée. « L’Allemagne connut à partir de 1945 une évolution diamétralement opposée à celle de la France » (p. 82). La concertation entre partenaires sociaux, la « “concurrence ordonnée” dont l’État devait être la garant » (p. 83), plutôt que le prédateur, l’adaptation spontanée « aux besoins de la demande civile mondiale » (p. 85) et, surtout, le refus d’une politique industrielle permirent de créer un environnement favorable au développement entrepreneurial. Contrairement à la doxa parisienne, « l’Allemagne dispose d’un effectif plus élevé (à peu près double) que la France d’entreprises de taille moyenne ou “intermédiaire” » (p. 87). Le « capitalisme rhénan » (p. 89) s’oppose toujours à « la confiance orgueilleuse portée dans les prouesses des ingénieurs et des techniciens français » (p. 96). On connaît la suite en Lorraine, avec les différents plans Acier qui finirent par emporter toute la filière sidérurgique, alors qu’en Sarre, les hauts-fourneaux, certes électriques, fument encore. Le résultat du choix d’une économie dirigée aux seules dimensions nationales dans un cas, d’une « écoute des besoins des consommateurs et des producteurs du monde entier » (p. 101) dans l’autre.

5Ces choix post-1945 influent également sur le climat social dans les deux pays. « Le prolétariat ouvrier » y était pareillement « un acteur essentiel du jeu politique » (p. 103). Mais les effectifs étaient différents, permettant un réformisme progressif dans des rangs allemands plus nombreux, alors qu’en France ils ne conduisirent qu’au radicalisme. L’auteur se fait fort de rappeler que l’Allemagne fut « le premier État-providence de l’Histoire », non par charité chrétienne, mais pour « désamorcer la contestation et freiner l’essor du parti social-démocrate » (p. 108). Il est vrai que les désordres révolutionnaires qui suivirent l’abdication de Guillaume II le 9 novembre 1918 « creusèrent un fossé entre la social-démocratie et la forte minorité d’extrême-gauche regroupée dans le parti communiste » (p. 111). Au contraire, « le mouvement ouvrier français n’a pas connu de déchirement comparable entre gauche et extrême-gauche » (p. 113). Dans une lecture européenne du syndicalisme, on voit apparaître autour du couple franco-allemand une Europe du Sud, aussi révolutionnaire que majoritairement rurale, puis autogestionnaire, et une Europe du Nord, se caractérisant par un réformiste gestionnaire et pragmatique induit par l’industrie. D’où cette autre différence caractéristique entre les deux pays : « Alors qu’en France, la négociation est traditionnellement destinée à mettre fin à une grève, il ne peut y avoir de grève en Allemagne pendant une négociation » (p. 130). Politiquement, l’évolution du syndicalisme en France eut une traduction politique en Allemagne : « les premiers mécomptes enregistrés par la gestion socialiste en France […] bloquèrent l’évolution de l’opinion allemande vers la gauche » (p. 136). En fait, les mouvements syndicaux des deux pays furent toujours en parfaite divergence. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’emprise de l’extrême-gauche française gagna l’ensemble de la classe ouvrière et influença les institutions sociaux-économiques. « À l’inverse, […] la classe intellectuelle allemande rejeta avec méfiance les idéologies » (p. 138).

6Ces poids divergents de l’État dans l’économie et des syndicats sur l’État eurent inévitablement des conséquences sur la politique monétaire de la France et de l’Allemagne. Dans la première, l’instabilité fut érigée en moyen de « répartition du revenu entre les catégories sociales » (p. 139), à l’exception des années 1958-1974 et 1979-1980. La seconde fut trop ruinée par l’inflation, dans les années 20 et en 1948, pour ne rien céder à l’orthodoxie financière. Avec la complicité des syndicats, les gouvernements inaugurèrent même la désinflation compétitive, entrainant à leur suite un groupe rhéno-alpestre (Benelux, Autriche), érigeant même le libre-échange et la stabilité monétaire en dogme pour la construction européenne. Cette dernière question ramenait la question différentielle entre une Europe du Nord plus vertueuse que celle du Sud. Ainsi que le souligne l’auteur, ces deux entités ne s’entendent pas sur le sens à donner au mot croissance. Parce qu’il renvoie à des « références historiques différentes » (p. 148), la première entend « renforcement de la compétitivité » et orthodoxie budgétaire et monétaire, alors que la seconde n’y voit qu’un « accroissement de la dépense publique » et un déficit commercial (pp. 148-149).

7Malgré ce constat sans concession, l’auteur estime que la France a engagé un « processus de convergence […] dissymétrique » vers l’Allemagne (p. 151). Certes, la France n’a pas entamé sa « spirale de compétitivité déclinante » (p. 163), mais elle est rejointe par l’Allemagne dans les années 90. Certes, la désindustrialisation a emporté 42 % des effectifs ouvriers entre 1974 et 2007. « La dure pédagogie des crises et du chômage fait son œuvre, mais lentement, et selon un processus chaotique » (p. 182). Déjà, les capitalismes des deux pays se rapprochent, malgré des capacités d’autofinancement encore trop limitées. L’aiguillon allemand la contraint d’autant plus à s’aligner vers l’« économie dominante de la zone Euro et premier contributeur des plans de sauvetage » que la France voit sa place sur l’échiquier européen, sinon mondial, de plus en plus marginalisée. S’il surestime certainement la victoire allemande autour du « retour à la compétitivité par la réduction des coûts salariaux et le rétablissement de l’équilibre budgétaire par l’autorité », dont les limites conjoncturelles commencent à se faire sentir, l’auteur présente un implacable constat structurel des faiblesses de la France : « méconnaissance du lien entre chômage, désindustrialisation et déficit extérieur » (p. 191), illusions « politiques jacobines » (p. 192). Et de rappeler qu’« en Allemagne, la lutte contre le chômage s’identifie à la lutte contre la pauvreté et est, de ce fait, prioritaire » (p. 192).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Gérald Arboit, « Michel Hau, France-Allemagne : la difficile convergence »Questions de communication, 30 | 2016, 416-419.

Référence électronique

Gérald Arboit, « Michel Hau, France-Allemagne : la difficile convergence »Questions de communication [En ligne], 30 | 2016, mis en ligne le 13 mars 2017, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/10900 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.10900

Haut de page

Auteur

Gérald Arboit

Sirice, CNRS, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, université Paris-Sorbonne, F-75009
gerald.arboit@aliceadsl.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search