Christophe Jaffrelot, Jules Naudet (dir.),Justifier l’ordre social
Christophe Jaffrelot, Jules Naudet (dir.),Justifier l’ordre social
Paris, "La vie des Idées" & PUF, 2013
Texte intégral
1Ce court ouvrage collectif, émanation du site internet « La vie des Idées » (www.laviedesidees.fr), n’ambitionne rien moins que d’offrir une introduction aux manières dont, dans le monde contemporain, les inégalités de condition entre êtres humains sont justifiées. Dirigé par deux indianistes, il s’articule autour de la reprise de sept recensions, déjà publiées entre 2010 et 2013 sur le site, d’ouvrages traitant des inégalités et de leurs justifications, que ce soit sur le terrain indien ou sur d’autres terrains (Royaume-Uni, États-Unis, Europe). Bien que le cas indien des luttes contemporaines autour des inégalités de caste soit le plus amplement discuté, le résultat pourrait paraître pour le moins disparate, puisqu’il est aussi question ici des discriminations de genre dans le monde occidental en général ou celles de classe à l’encontre du (sous-)prolétariat au Royaume-Uni.
2Heureusement, Jules Naudet dans sa Postface, Les sociodicées ou la justification des privilèges (pp. 77-93), se livre à un exercice de synthèse qui justifie l’existence même de l’ouvrage. En effet, en quelques pages, il recense l’ensemble des lignes argumentatives qui peuvent aujourd’hui justifier – ou même naturaliser – un ordre social inégalitaire. « Le sexisme, le racisme, le castéisme [discrimination liée à la caste] sont autant d’exemples de discriminations fondées sur l’assignation de groupes entiers à leur position subalterne. Les idéologies qui soutiennent ces discriminations sont certes à chaque fois différentes et varient selon les pays, mais elles partagent toute la même caractéristique : elles constituent un des piliers essentiels d’une structure sociale inégalitaire fondée sur l’exclusion de groupes dont les chances de vie sont distribuées dès la naissance. » (p. 84) L’inspiration wébérienne de tels propos n’échappera sans doute à personne. L’inventaire de ces idéologies, certes encore partiel nous dit J. Naudet, comprend le registre religieux – déjà bien étudié par Max Weber lui-même sur le cas indien dès avant 1914 –, les différentes formes de racisme, une lecture néo-libérale de la science économique, la sacralisation de la propriété et de son héritage, mais aussi la méritocratie. Pourquoi cette dernière apparaît-elle parmi les « sociodicées », les justifications théoriques des privilèges ? Parce que, dans tous les contextes nationaux où la notion de « mérite » se trouve utilisée pour justifier un avantage, un statut, un revenu, on s’aperçoit que les conditions mêmes de la possibilité d’être un compétiteur efficace et donc méritant reposent sur des conditions de départ, héritées, posées le plus souvent comme naturelles et non discutées. En somme, pour pouvoir faire les efforts qui constituent le mérite, qui justifieront que « nous ayons notre Rolex à 50 ans », encore faut-il que les bases mêmes des possibilités de ces efforts soient posées parailleurs. Il n’est pas étonnant que, parmi les auteurs de l’ouvrage, Marie Duru-Bellat, la spécialiste bien connue des sciences de l’éducation, s’avère la plus critique sur ce point. Par ailleurs, comme les différents cas présentés le mettent en lumière, aucune situation n’est pure du point de vue de la justification de l’inégalité – ou de sa contestation d’ailleurs. Le mérite intervient souvent à côté d’autres justifications, y compris lors des conflits entre castes de l’Inde contemporaine pour accéder aux moyens étatiques de leur promotion socio-économique respective.
3Cet ouvrage, qui dispose par ailleurs d’une bibliographie sélective non dénuée d’intérêt (p. 95-98), mérite donc lui-même de fournir les bases d’une réflexion en matière de justification des inégalités, et l’on doit sans doute se féliciter du statut de chercheurs au CNRS de ses deux curateurs comme de sa condition de possibilité. En revanche, s’il s’agit d’y voir un instrument d’action politique, on en soulignera une faiblesse, partagée d’ailleurs par tous les auteurs : en effet, si tous soutiennent l’idée que toutes les « sociodicées » qui justifient l’inégalité doivent être rejetées du point de vue philosophique, aucun ne s’interroge sur les conditions de possibilité d’une société sans inégalité. Or ces conditions ne trouvent pas seulement du côté des idées comme ils le croient, mais aussi du côté du rôle de la technique dans l’histoire de l’humanité. Il existe un « haut » et un « bas », des places bonnes, moins bonnes et carrément mauvaises qui doivent être assignées à certains et pas à d’autres, parce que la division technique du travail existe et n’a fait que s’approfondir depuis des millénaires. De fait, on dirait à lire ce court ouvrage que les réflexions d’un Karl Marx, d’un William Morris, ou plus récemment d’un Pierre Clastres, sur le sujet font elles-mêmes partie de la préhistoire. Nos sociétés seraient-elles devenues pour le coup si naturellement inégalitaires, qu’il ne serait même plus question pour la pensée qui se veut critique de penser autre chose qu’une inégalité justement répartie entre hommes et femmes, blancs et noirs, héritiers et sans famille, etc. ?
Pour citer cet article
Référence papier
Christophe Bouillaud, « Christophe Jaffrelot, Jules Naudet (dir.),Justifier l’ordre social », Quaderni, 88 | 2015, 137-139.
Référence électronique
Christophe Bouillaud, « Christophe Jaffrelot, Jules Naudet (dir.),Justifier l’ordre social », Quaderni [En ligne], 88 | Automne 2015, mis en ligne le 05 octobre 2015, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/939 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.939
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