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Livres en revue

Le frémissement des voix

Anne Vincent-Buffault
p. 111-114
Référence(s) :

David Le Breton, Éclats de voix : une anthropologie des voix
Paris, Métaillé 2011

Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle
Paris, Bayard 2009

Texte intégral

1Deux ouvrages se font pour ainsi dire écho en tentant d’approcher l’insaisissable, la voix, l’un d’un point de vue anthropologique, l’autre historique. Ces ouvrages allient l’exigence scientifique de saisir un objet labile et de laisser entendre l’engagement sensible des chercheurs, dans les inflexions de leur écriture. Nous entendons leur modulation propre ce qui n’est pas si courant dans les livres de sciences humaines.

2David Le Breton cite Arlette Farge pour souligner à quel point l’appréciation de l’historienne vaut pour sa démarche : « Saisir le moment, être sous l’empire des voix, voilà deux souhaits : ces deux instants glissent entre les mains des historiens comme le savon sur la paume. D’ailleurs ne seraient-ils pas inquiets de les appréhender puisqu’ensuite survient l’autre tâche, inscrire cet éphémère dans l’histoire collective. Pourtant comment imaginer le monde sans oralité ? » (Farge 2009, 10).

3David Le Breton, spécialiste de l’anthropologie du corps et des émotions, tente de retenir ce qui, de la voix, ne tient pas au sens de la parole, mais à la tonalité, à la tessiture, au grain, à l’affectivité. Entre corps et langage, celle-ci est animée par le souffle et modulée par les circonstances. Anthropologue du sensible, du corps et des émotions, David Le Breton s’aventure sur les chemins de traverse en prenant le risque de sentir son objet se dérober et d’en éprouver de l’étonnement. Cruciale est pourtant sa place dans l’imagination humaine. La plupart des cosmogonies s’interrogent sur la naissance de la voix qui est parfois l’acte fondateur de la création du monde.

4La voix est à la fois ce qui singularise et ce qui s’ancre dans le social. Comme il le fait remarquer, la voix peut dénoter la soumission, faiblir sous le poids de la hiérarchie, porter la marque du pouvoir. Parfois toute singularité semble s’effacer avec « la voix du grand neutre » qui relève d’un formatage, comme les annonces suaves des aéroports ou des gares. À l’inverse, les modulations révèlent la sensibilité, la fêlure : on entend la voix du cœur. Le placement de la voix révèle la sagesse et la maturité : au Japon la voix de ventre témoigne de la force et de la paix qui habite celui qui l’émet.

5La voix vient marquer la différence sexuelle selon des modalités propres à chaque peuple. À ce titre, les voix féminines sont souvent couvertes par celle des hommes qui aiment à discourir. Moins gênées par l’enchevêtrement de leurs voix, elles enchaînent plus facilement sur ce qui vient d’être énoncé. Malgré les différences culturelles, les voix de femmes se font moins entendre, et dans le cas contraire elles gênent, ce que l’historienne repère également. Les femmes, les enfants, les étrangers, les colonisés se trouvent prisonniers de stéréotypes qui minimisent leur voix ou exaspèrent jusqu’à provoquer la haine ou le mépris, tant elles suscitent l’affect.

6La voix révèle la qualité de la présence comme cette inquiétante étrangeté à nous-mêmes qui surgit quand elle se meurt, hésite ou se brise, dans l’aphasie, l’autisme, le bégaiement, la mue ou la dépression. Sismographe des sentiments, l’écoute des voix relève de la sensibilité aux autres et permet d’explorer le mi-dire de la voix qui est ce qui s’entend le plus, selon David Le Breton, « à travers cris, chuchotements, enrouements, sanglots, gémissements, toux, rires, éructations, vociférations, chants, fredonnements ». La voix rompue vous met « d’emblée en porte-à-faux avec les autres qui attendent toujours la fluidité de sa parole ». La voix nous met en rapport avec le désir et le trouble de l’autre et nous expose. La voix miraculeuse des castrats a fait courir les foules jusqu’à ce que les philosophes s’indigent du traitement fait à leur virilité.

7Le livre de David Le Breton tisse la trame de l’affectivité de ces éclats de voix poursuivant l’inspiration maussienne. La saveur de ses exemples et la multiplicité de ses sources ethnographiques et littéraires, tiennent à cette curiosité pour le divers dont parle Victor Segalen et prend son inspiration dans l’anthropologie des Lumières : celle de Diderot et de Rousseau lequel pense que l’origine des langues prend sa source dans l’émotion.

8David Le Breton et Arlette Farge s’accordent sur l’historicité de la voix : à chaque époque sa manière de prononcer les mots, d’accentuer, de ralentir ou d’accélérer. L’écoute des actualités d’un autre temps disent tout ce qui nous distingue de ce qui faisait la bonne élocution d’une époque. Ils insistent sur l’importance des sociétés orales où la voix prime.

9Arlette Farge, historienne de la vie des classes populaires au XVIIIe siècle, tente de retrouver les marques vives de l’oralité au-delà des commentaires des élites qui n’entendent souvent que brouhaha dans ce que le peuple laisse entendre dans la ville ; « une cacophonie indistincte, éructée par des larynx brutaux », que doivent décrypter pour eux leurs domestiques. Le roi lui-même perçoit la voix du peuple comme des signes d’animalité plus que comme le reflet d’une opinion publique. Tous les mardis, c’est le « matin des grenouilles » : le lieutenant général de police rapporte au roi ce qui se dit de lui dans les rues et sur les places. Ce que les élites ne distinguent plus, le peuple le comprend, dans le feuilletage sonore des chants, des accents, des cris de la rue, des annonces, des discordes, et des liesses. La société populaire orale du XVIIIe siècle se montre d’une grande sensibilité pour la voix ou la plainte des plus pauvres, des malades, des fous, des prisonniers, « le souffle des passions souffrantes ». La rue est bruissante d’échos qui se bousculent : disputes conjugales et conflits du travail : voix égosillées, persiflantes ou ironiques, moqueuses.

10L’historienne se livre à de patients décryptages dans sa quête de l’oralité des humbles. Reprenant le travail des greffiers qui font l’effort de retranscrire au plus près les dépositions pour y déceler la sincérité ou la tromperie, Arlette Farge réussit par un chemin en sens inverse à retrouver des éclats de voix dans les sources judiciaires. D’un dialogue entre un greffier et un enfant, elle fait un fragment de vie où la voix sonne juste. Les récits de femmes séduites et abandonnées relatent l’accent des paroles d’amour douces et enveloppantes. Arlette Farge nous fait découvrir une écriture venue de l’oral, quasi phonétique où les mots ne se détachent pas comme dans l’écrit mais laisse entendre, pour l’historienne qui a l’oreille fine, le rythme et les accents. Les « mots agglutinés » que l’historienne parvient à nous faire entendre comme une vérité à défendre : « forbravjan », dit ainsi la conception de l’amitié d’un embastillé.

11Un des passages les plus émouvants concerne les convulsionnaires de Saint- Médard, ces femmes du peuple à qui l’on interdit de rendre leur dévotion démonstratrice sur la tombe du diacre janséniste François de Pâris, et qui émettent des sons étranges et incompréhensibles. Par leur voix parle un Dieu qu’elles pensent proches des pauvres. Leurs bouches se tordent, elles adoptent le zézaiement et le babil des enfants. On ne peut s’empêcher de les comparer aux camisards cévenols qui prophétisent en transe, mêlant la langue populaire aux citations bibliques, eux qu’on voudrait faire taire.

  • 1  Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses, Alinéa, 1988

12Si la voix des femmes semble naturellement faite pour rassurer quand elles sont dans leur rôle maternel ou séduire quand elle est douce, il n’en est plus ainsi lorsqu’elles se font entendre bruyamment dans la révolte avec des accents rauques qui leur viennent du Diable. Pourtant les archives judiciaires laissent entendre à quel point la voix d’une femme peut avoir de l’autorité pour mettre fin à une bagarre. Pendant la Révolution, les cris des femmes deviennent des armes politiques comme les travaux de Dominique Godineau1nous l’avaient appris.

13Les traités d’éducation, le discours savant tentent de réglementer le bien parler, l’usage des consonnes et des voyelles. Mais l’époque des Lumières s’interroge aussi beaucoup sur l’origine des langues et la place des patois, conservant à leur égard une sorte de tendresse. L’historienne devient alors l’indiciaire des tons, dans un acte de recherche qui est aussi politique : laisser entendre ceux qui étaient destinés à être sans voix. La quête attentive d’Arlette Farge, dont elle nous livre les difficultés avec sensibilité, nous livre l’écho de voix passées en captant ce qui paraissait inaudible.

14Ces deux ouvrages d’histoire et d’anthropologie de la voix indiquent aussi à quel point l’écriture des sciences humaines requiert la sensibilité des chercheurs pour rendre compte de ce qui est presque insaisissable.

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Notes

1  Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses, Alinéa, 1988

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Vincent-Buffault, « Le frémissement des voix »Quaderni, 78 | 2012, 111-114.

Référence électronique

Anne Vincent-Buffault, « Le frémissement des voix »Quaderni [En ligne], 78 | Printemps 2012, mis en ligne le 13 décembre 2012, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/585 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.585

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Auteur

Anne Vincent-Buffault

Université Paris 7 Laboratoire de Changement social

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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