Mutations et réformes du supérieur ou la question des finalités des politiques publiques
Texte intégral
1À l’heure où nous publions ce dossier de Quaderni, un certain nombre de réformes, de débats et de mobilisations voient le jour au sein des universités. Il nous semble important de revenir sur la genèse de ce numéro et d’en rappeler brièvement le projet de départ. Il s’agissait d’examiner une double injonction au cœur du pilotage des établissements d’enseignement supérieur :
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- injonction technologique avec une généralisation attendue du numérique pour les établissements d’enseignement supérieur,
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- 1 Loi d’Orientation sur l’organisation des Lois de Finance votée en 2001 mais entrée en vigueur en 2 (...)
- 2 Loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités, août 2007.
- injonction gestionnaire avec deux principales réformes la L.O.L.F.1, au niveau de l’État, et la loi dite L.R.U.2, au niveau des universités.
- 3 Plusieurs numéros de revue ont abordé l’un de ces aspects, c’est-à-dire soit la question des mutat (...)
2Cette concomitance est significative, c’est pourquoi, nous avons souhaité ouvrir un espace d’analyse et de réflexion afin d’en mesurer les articulations et les résonances3.
- 4 Baron, Bruillard, L’informatique et ses usagers dans l’éducation, PUF, 1996.
- 5 Cf. le rapport Jouyet/lévy sur l’économie de l’immatériel, décembre 2006
- 6 Voir l’analyse de P. Musso, « Une critique de l’« économie de l’immatériel » vue par le rapport (...)
- 7 Albert Ogien, L’esprit gestionnaire, Éditions de l’EHESS, 1995.
3En effet, depuis 1966 et le « plan calcul » de Pierre Messmer, puis le « Plan informatique pour Tous » de Laurent Fabius (1985), les politiques publiques menées dans le domaine de l’éducation ont systématiquement promu les « médias et les dispositifs technologiques dans l’enseignement » car ils incarnaient « la modernité et l’innovation »4. Les discours sur la « société de l’information » des années 90 ont actualisé cet impératif technologique qui rencontre aujourd’hui un autre discours proliférant : celui de la « performance », de « l’économie de la connaissance » et de « l’économie de l’immatériel »5. Dans le cas des discours sur « l’économie de l’immatériel », il est intéressant de souligner qu’ils naturalisent le déterminisme et le progressisme technologiques tout en les combinant avec la financiarisation du monde6. La fatalité de la technologie combinée avec une logique financière et comptable met au jour l’esprit gestionnaire qui se déploie en affinité avec le modèle de l’entreprise commerciale7.
- 8 Il est important de souligner que l’adoption des acronymes TIC ou TICE cache cependant une diversi (...)
4Les technologies de l’information et de la communication (TIC)8, priorité ministérielle depuis 1997, s’inscrivent dans cette continuité, à savoir la promotion de techniques et technologies pour l’enseignement, symboles de modernité. Elles sont également au cœur des mutations du supérieur français. En effet, les TIC constituent un levier pour la mise en œuvre d’un pilotage du supérieur tel que l’induisent la L.O.L.F. et la loi dite L.R.U. En effet, les réformes qui touchent au supérieur supposent des outils techniques afin de mettre en œuvre le système de contrôle de gestion prôné pour le pilotage des universités.
5Les TIC comme outil de pilotage ou de communication sont ainsi au centre d’une vision politique intégrant le management et la gestion pour l’enseignement supérieur, basée sur le modèle de l’entreprise commerciale et la notion de marque.
- 9 Arrêté du 23 avril 2007, JO n 110 du 12 mai 2007.
- 10 Circulaire du 18 avril 2007, JO n°99 du 27 avril 2007.
- 11 http://www.observatoire-immateriel.com
- 12 Christine Barats, « Discours de l’excellence et effets des classements internationaux : l’exemple (...)
- 13 http://www.paris-sorbonne-abudhabi.ae/_French/index.htm
- 14 L’implantation aurait contribué au budget de Paris IV en 2007 pour 317 000 euros.
6S’appuyant sur le rapport Jouyet-Lévy sur « l’économie de l’immatériel » (décembre 2006), le ministère de l’Économie et des Finances a d’ailleurs mis en place, en avril 20079, une agence : l’Agence du Patrimoine Immatériel de l’État (APIE). Cette agence a pour principales missions de « proposer » des orientations stratégiques pour « gérer les actifs immatériels des administrations », de les « recenser » et d’élaborer et de suivre « les règles de la comptabilité publique relatives aux actifs immatériels ». L’État détiendrait des « actifs immatériels considérables » (licences, brevets, fréquences, marques, savoir-faire publics, bases de données, droits d’accès, images publiques,...) qu’il s’agirait de valoriser en « prenant la mesure de ces richesses immatérielles »10. L’observatoire de l’immatériel11 indique ainsi que la marque « Louvre » a fait l’objet d’une franchise de 400 millions d’euros pour 30 ans entre la France et les Émirats arabes unis. Les universités sont elles aussi concernées. Le nom « Sorbonne » est ainsi l’objet de toutes les convoitises et si l’université Paris IV a changé de nom au profit d’« Université Paris Sorbonne », d’autres universités se partagent encore le nom Sorbonne et ne semblent pas disposer à abandonner ce précieux symbole du savoir et du prestige lié au savoir12. L’ouverture par l’université Paris IV d’un site à Abou Dhabi, « Université Paris Sorbonne Abou Dhabi »13 confirme les enjeux financiers14, stratégiques et marketings de telles approches. Dans un contexte de mutations du supérieur et de transfert des budgets de l’État aux universités dans le cadre de la L.R.U., les logiques comptables et financières entrent en résonance avec la notion de système d’information, avec la logique de « marque » et la notion de classement, de « benchmark ».
7Ce dossier de Quaderni s’attache donc à analyser la manière dont le modèle de l’entreprise commerciale pour les universités est porté par les discours publics sur les TIC, que ce soit au niveau du ministère ou bien au niveau du pilotage des établissements. Nous examinerons les changements – ainsi que leurs limites – induits par ces outils. Plusieurs « terrains », approches ou situations d’apprentissage seront examinés au regard du prisme supposé évident du numérique comme outil de la « modernisation » et de la « compétitivité » attendue du supérieur.
8Pour comprendre comment l’esprit gestionnaire est porté par les technologies en général et les TIC en particulier, Albert Ogien retrace les filiations dans le domaine des politiques publiques entre la R.C.B. (Rationalisation des Choix Budgétaires) et la L.O.L.F. Il examine ainsi les « métamorphoses de l’autonomie », de la loi Faure (1968) à la L.R.U. (2007), à partir d’un travail d’historicisation des outils des politiques dites de modernisation, afin de mieux comprendre les enjeux liés à la L.O.L.F. et montrer en quoi elle conduit à une conception gestionnaire de l’autonomie des universités.
9En privilégiant une étude des politiques publiques sur les ressources numériques dans le supérieur depuis les années 80, Pierre Moeglin et Françoise Thibault identifient trois principales expériences (R.U.C.A., campus numériques et Universités Numériques Thématiques), faites de continuité et de discontinuité, mais qui confirment cependant le rôle des politiques publiques tout en soulignant l’absence des acteurs privés dans ce domaine.
10Si les acteurs privés se révèlent absents des politiques de numérisation des ressources, les outils issus du secteur privé et du management se diffusent dans le champ de l’enseignement supérieur. C’est ce qu’aborde Dominique Boullier qui s’attache à un aspect de l’esprit gestionnaire : le management et ses technologies cognitives. Dans une approche pragmatique, il vise à mesurer ce qu’il fait en propre et montre qu’il s’agit d’une nouvelle forme de féodalisme. Les établissements d’enseignement supérieur sont ainsi aux prises avec les technologies cognitives du management comme l’organigramme dynamique, le tableur ou le classement permanent comme norme, version managériale de l’évaluation.
11Les changements liés au financement des universités et aux relations entre l’État et les universités s’accompagnent ainsi de changements notionnels comme par exemple la généralisation de la notion de « système d’information » qui se substitue à la notion de « système ou service informatique ». Yves Chevalier analyse ce « dispositif » technico-idéologique à l’université, il en souligne les enjeux en terme de contrôle et de pouvoir et il pose la question de la confiance dans un système d’information global, s’interrogeant sur les conditions nécessaires pour « ré-enchanter les systèmes d’information ».
12Frédéric Forest propose une analyse des transformations qui touchent à l’enseignement supérieur français en s’intéressant à deux images symboliques majeures : celle de la fonction publique et celle de l’entreprise afin d’en saisir la portée et surtout la polarité. Dans un contexte de couronnement gestionnaire, ces deux images symboliques cristallisent les tensions et les valeurs d’un enseignement supérieur en pleine mutation.
13Christine Barats s’intéresse à la place des TIC dans la diffusion des discours gestionnaires et managériaux. Elle examine comment les discours d’accompagnement visant à l’intégration des TIC contribuent à la diffusion et à la circulation du dire managérial au niveau national (l’autorité de tutelle) et au niveau local (un établissement), à partir de l’étude de deux corpus : le site ministériel Educnet pour l’intégration des TIC et les documents internes d’un établissement du supérieur.
14Isabelle Bruno met l’accent sur les effets d’une notion, le « benchmarking », dans l’espace européen de la recherche. Elle s’est ainsi intéressée aux effets de codification et de prescription produits par le « benchmarking », objet technique dépolitisé en raison de la neutralité qui est, a priori, attachée à son usage. Elle montre que la diffusion du « benchmarking » a constitué une technique de coordination des politiques nationales de recherche et d’éducation dans le cadre de la stratégie européenne de Lisbonne, tout en orientant l’action publique vers une finalité compétitive.
15Pour compléter ce dossier, trois articles situés dans les rubriques de ce numéro ont pour objet d’étude des situations d’apprentissage.
16Éric Bruillard et Georges-Louis Baron examinent ainsi les discours sur le travail et l’apprentissage dit collaboratif. Ils soulignent l’écart entre les discours et les pratiques. De l’injonction technologique à la réalité des pratiques, ils montrent que le travail collaboratif est encore loin d’une généralisation escomptée.
17Sylvie Craipeau et Jean-Luc Metzger, s’intéressant à un outil d’ingénierie documentaire dans le cadre des campus numériques, soulignent le rôle déterminant de la conception technique et de ces présupposés. Ils montrent en quoi la conception technique souhaiterait conformer le social à un schéma idéal. L’introduction de l’outil entend contribuer à modifier le sens même de l’activité enseignante, pour l’orienter vers la seule transmission de savoirs opératoires.
18Joanna Pomian s’intéresse aux présupposés du « serious game », de l’enseignement individualisé à l’idéologie de la facilité et se demande si les savoirs universitaires sont solubles dans le jeu…
Notes
1 Loi d’Orientation sur l’organisation des Lois de Finance votée en 2001 mais entrée en vigueur en 2006.
2 Loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités, août 2007.
3 Plusieurs numéros de revue ont abordé l’un de ces aspects, c’est-à-dire soit la question des mutations ou des réformes qui touchent l’enseignement supérieur (Revue Internationale d’Education, septembre 2007 : « L’enseignement supérieur, une compétition mondiale ? » ; Esprit, décembre 2007 : « Universités : vers quelle autonomie ? » ; Mouvements, septembre-décembre 2008 : « Que faire pour l’université ? »), soit la question de l’emprise gestionnaire et managériale au niveau des activités politiques (Politix, septembre 2007 : « Management »).
4 Baron, Bruillard, L’informatique et ses usagers dans l’éducation, PUF, 1996.
5 Cf. le rapport Jouyet/lévy sur l’économie de l’immatériel, décembre 2006
6 Voir l’analyse de P. Musso, « Une critique de l’« économie de l’immatériel » vue par le rapport Jouyet-Lévy », Quaderni, n° 64, p. 82, 2007.
7 Albert Ogien, L’esprit gestionnaire, Éditions de l’EHESS, 1995.
8 Il est important de souligner que l’adoption des acronymes TIC ou TICE cache cependant une diversité de techniques et d’acceptions quant à la définition des TIC dans l’enseignement supérieur.
9 Arrêté du 23 avril 2007, JO n 110 du 12 mai 2007.
10 Circulaire du 18 avril 2007, JO n°99 du 27 avril 2007.
11 http://www.observatoire-immateriel.com
12 Christine Barats, « Discours de l’excellence et effets des classements internationaux : l’exemple des universités parisiennes (changements de noms et logique de marque) », à paraître.
13 http://www.paris-sorbonne-abudhabi.ae/_French/index.htm
14 L’implantation aurait contribué au budget de Paris IV en 2007 pour 317 000 euros.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Christine Barats, « Mutations et réformes du supérieur ou la question des finalités des politiques publiques », Quaderni, 69 | 2009, 5-9.
Référence électronique
Christine Barats, « Mutations et réformes du supérieur ou la question des finalités des politiques publiques », Quaderni [En ligne], 69 | Printemps 2009, mis en ligne le 05 avril 2012, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/306 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.306
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