- 1 Voir par exemple la notion de geste spectaculaire dans De la justification, les économies de la gran (...)
1Le sentiment d’indignation est un moteur essentiel de la vie politique. Elle constitue une source simultanée de cohésion et de transformation sociale : à travers l’indignation se joue à la fois l’existence du lien social et la possibilité de nouveaux agencements1. Pourtant, à l’ère de la « noopolitique » [Lazzarato, 2004] et de la communication généralisée, les ressorts de l’indignation présentent de sérieux signes de fatigue. Sont alors mis en cause, au choix, la fragilité de la révolte, à travers une littérature déplorant le relativisme contemporain et son indifférence, ou au contraire, l’inconstance des indignés qui soutiendraient un jour le Tibet, le peuple birman le lendemain, en fonction de l’agenda médiatique [Sloterdijk, 2007 ; d’Huy, 2008]. Comme souvent, il ne s’agit là que des deux faces d’un même problème : nous ne savons plus vraiment que faire de l’indignation. Tandis que la technicisation du politique est chaque jour une réalité plus prégnante [Ellul, 1990 ; Sfez, 2002], il est vrai qu’on se demande parfois si l’indignation n’a pas vocation à animer de mornes écrans de télévision, ou à provoquer des manifestations comme d’ultimes séances d’exercice physique. Et pourtant nous croyons, et c’est l’objet de cet article, que l’indignation a encore un rôle à jouer en ce monde. Mais c’est sur une indignation rénovée qu’il faudra se jucher pour désigner l’injustice, et les réflexions qui suivent tentent d’en esquisser les plans.
2L’hypothèse ici soumise est double. D’abord, la désignation de l’injustice a longtemps été structurée par un dispositif de production discursive et épistémique très efficace, accroissant le pouvoir d’indignation des individus. Pourtant, et c’est la seconde dimension de l’hypothèse, ce dispositif se trouve aujourd’hui très affaibli. L’une des causes importantes de la crise de l’indignation est la faillite de ce système explicatif, ce qui engage, comme on le verra, la responsabilité des sciences sociales, en tant que pilier du dispositif. L’ère de l’« indignation objective » cède alors la place à une ère de « bonnes raisons », dont la prétention communicationnelle et intersubjective masque le redoublement de violence des rapports sociaux. Il y a alors urgence à travailler à la redéfinition d’un système de production discursive, c’est-à-dire à reconnaître le social, pour parvenir, à nouveau, à désigner l’injustice.
- 2 Attention : par normalisation, il ne faut pas entendre aplanissement des comportements individuels, (...)
3La question centrale à laquelle renvoie la crise actuelle de l’indignation est celle du fondement de la mobilisation politique. Ernesto Laclau aborde cette question de façon éclairante par le biais du discours [Laclau, 2008]. Un discours idéologique fort, c’est-à-dire mobilisateur, permet d’articuler de nombreux thèmes différents au sein d’une pensée qui offre une apparence homogène. Ce qui caractérise le degré de cohérence idéologique d’un discours, c’est donc sa capacité à faire système, à renvoyer des problèmes hétéroclites à un dénominateur commun, même vague. En produisant un discours permettant d’appréhender le social de façon homogène, un courant politique donne l’occasion à des acteurs sociaux variés d’élaborer des réactions normalisées face à des événements nouveaux ou inattendus. La cohérence discursive est alors ce qui permet de mettre en œuvre des actions collectives et, partant, un projet politique2. Bien sûr, l’homogénéisation du réel n’a jamais lieu sans frais, et conduit inévitablement, à force de torsions, à des erreurs.
4Néanmoins, aucune politique n’existe hors de cette tentative, et s’il n’est donc pas de politique sans erreur, c’est uniquement dans cet écart, où se glissent rhétorique, démagogie, populisme, que se trouve sa marge. La politique, tendue entre un effort de cohésion idéologique et la tentative de minimiser les distorsions imposées au réel par l’acte d’homogénéisation, se pratique sur le fil. Or, le fil est aujourd’hui comme rompu, et l’on peine à retrouver cohérence discursive et idéologique en dehors de mobilisations épisodiques. Ce qu’il faut alors reconquérir, c’est une vision homogène du monde social.
5C’est pour répondre à cette question que l’on tente l’hypothèse suivante, inspirée de [Boltanski, 1999] : longtemps, l’indignation face à l’injustice a été rendue possible par un régime de production de discours qui ménageait cohérence discursive et idéologique. La constitution d’un espace public et d’une idéologie de l’objectivité ont conjointement donné lieu à un régime de l’indignation « objective ». La difficulté de l’exercice mérite d’être prise en compte : il n’est aucune situation injuste par essence. Par conséquent, des questions comme : qu’est-ce qui est injuste ? Comment désigner l’injustice ? Où la débusquer ? n’ont rien d’évident ; aucune réponse ne s’offre immédiatement, c’est-à-dire qu’un medium s’interpose toujours entre l’interrogation et la proposition de réponse. Désigner l’injustice, c’est alors définir une situation comme injuste pour quelqu’un ou quelque chose, en la conformant à des critères de perception de l’injustice. Ce sont ces critères, ce medium qui ont été élaborés à partir du siècle des Lumières, en plaçant la désignation de l’injustice au centre d’un régime discursif. Face à un monde dans lequel l’injustice ne va pas de soi, un certain nombre d’acteurs et d’institutions ont façonné une vision de l’injustice, et produit une capacité à s’en indigner. L’enjeu technologique est donc central : l’ensemble repose sur un dispositif au sens foucaldien, c’est-à-dire un assemblage à la fois matériel, discursif, institutionnel, qui permet d’essentialiser les raisons de l’indignation ; geste politique de connaissance qui nomme et donne des moyens d’action. Mais décrivons maintenant ce dispositif plus en détail.
6D’abord, comme tout dispositif, il rassemble quantité d’éléments hétérogènes, et l’on peut citer dans le désordre : une histoire collective, des récits individuels, des notions, des pratiques, etc. Mais la clé de voûte du système, c’est la substantialisation, ou essentialisation, de l’injustice. Puisque celle-ci n’existe pas dans l’absolu, il a fallu en effet lui donner une essence sociale, et rendre son existence et sa définition indiscutables. Le principal obstacle à cet effort d’essentialisation réside dans la « polyphonie sociale », c’est-à-dire le « bavardage » incessant, la confrontation perpétuelle des discours, à cause desquels il est impossible de tenir une vérité sur le monde social [Jeanneret, 2005]. Le régime de l’indignation objective a donc pris appui sur un mode de production de discours et de représentations extrêmement solide, à travers lequel il devenait possible de court-circuiter toute forme de polyphonie : la position de surplomb. La position de surplomb, qui a partie liée avec les sciences sociales, consiste à poser sur la société un regard qui échappe à ses acteurs. Le holisme durkheimien, la rhétorique de l’infrastructure chez Marx, ou celle du dévoilement chez Bourdieu : dans ces différents cas, une personne montre ce que la réalité masque des conditions réelles de l’exercice social (c’est tout le mythe du dévoilement, la camera obscura analysée par Sarah Kofman [Kofman, 1973]). C’est la position de surplomb qui a permis de passer outre l’inscription sociale de tout discours (et par conséquent sa contingence) : mettre en place une posture qui permet de voir au-delà du discours, dans une infrastructure économique ou sociale qui dirait, à condition d’être correctement analysée, interprétée, la réalité du social et de l’injustice qui s’y trame.
7Grâce à cela, deux actions deviennent simultanément concevables : la désignation de l’injustice, selon une procédure normalisée qui implique une vision générale des rapports sociaux, et un mouvement d’indignation. Quoi de plus difficile que de s’indigner lorsque vous doutez de votre bon droit, lorsque vous acceptez que les réactions qu’on vous oppose disent quelque chose d’une réalité qui vous aurait échappé ? Il faut au contraire savoir ce que l’on tient, pour pouvoir lutter, et c’est précisément cela qu’assure la position de surplomb : la possibilité d’échapper au débat social, à la polyphonie et à toutes les causes susceptibles de minimiser l’indignation. Placer du même côté la vérité du social et son bon droit, s’indigner face à une situation « objective » : voilà ce qu’a assuré le régime d’indignation objective, en faisant sauter la nécessité de construire cette injustice par la médiation du discours. Celui-ci devient le servile représentant d’une réalité qui le dépasse, et qui n’a aucun compte à lui rendre. Ou plutôt, c’est en effaçant la nature discursive de la construction dont elle a fait l’objet, que la position de surplomb donne à l’injustice son apparence objective, et la remet à des mécanismes « réels ». Il n’est plus alors possible de discuter, de replacer ce discours parmi les autres, car il en a été séparé, et appartient à une sphère au-delà du social.
8Le sociologue, longtemps incarnation de cette alliance dispositive entre indignation, politique et savoirs, est celui qui désigne une situation objectivement injuste, ses dominants, ses dominés, et montre à tous l’évidence de l’injustice, sans que celle-ci soit discutable par les acteurs : leur refus même de la réalité montrée s’explique sociologiquement. Bernard Lahire à ce sujet : « À trop se demander d’où l’autre « parle », on finit par ne plus entendre ce qu’il dit » [Lahire, 2005, p. 131]. Et c’est bien l’enjeu des sciences sociales : ne plus entendre ce que les gens disent, s’en tenir à la « réalité ». Voilà pourquoi nous proposons d’identifier ce moment comme celui de « l’indignation objective », moment à l’efficacité extraordinaire, puisqu’il permet de défendre de nobles principes, de s’opposer à des situations claires, et de rassembler les hétérogénéités : moment qui décuple la puissance d’intervention dans l’espace public.
9Aujourd’hui pourtant, ce dispositif semble bien affaibli. Il ne s’agit pas de le regretter, mais il est nécessaire de comprendre ce qui le met à mal, pour pouvoir redonner force à l’idée d’une politique de l’indignation. Au moins trois raisons paraissent essentielles dans cette dégradation.
101. Par leur dissémination, et par la réflexivité qu’ils ont donnée à chacun, la posture de surplomb et les sciences sociales ont conduit à la construction d’une vision du monde plus complexe, plus mesurée, dont l’éclatement des groupes sociaux n’est qu’un symptôme. L’expertise du social que chacun met en œuvre est plus raffinée, de façon à analyser les problèmes que ses propres positions soulèvent. La complexité du monde ainsi construit contribue à rendre difficile l’exercice de l’indignation, et fait du dispositif la victime (consentante ?) de son propre succès intellectuel.
112. De plus, le discours de surplomb sur le social n’est plus dominant dans la sphère médiatique, car il n’est plus l’apanage du sociologue et du politologue (s’il l’a jamais été). On assiste moins à la concentration des discours qu’à leur multiplication, et de plus en plus d’individus interviennent dans l’espace public pour décrire le social face aux experts : voir les interventions, par ouvrages interposés, des cadres du marketing, des entrepreneurs, des sportifs, chaque fois porteuses de normes spécifiques. Le rôle des médias accentue les effets de cette polyphonie, ne cessant de souligner que l’indignation n’est plus dans les choses, mais dans des stratégies communicationnelles.
123. Enfin, la raison la plus importante de l’effritement du dispositif d’indignation est sans doute l’avènement d’une idéologie de la communication [Sfez, 1988], car cette idéologie s’oppose radicalement, au moins en apparence, au maintien d’une position de surplomb, et donc à toute « indignation objective ». L’idéologie communicationnelle remplace ce régime par un régime de « bonnes raisons », tout à fait dommageable à la lutte contre l’injustice telle qu’elle était conçue jusque-là.
13Cette idéologie, qu’on ne peut qu’effleurer ici, porte par exemple l’idée que c’est de la confrontation et de l’interaction (bien encadrées) que peuvent sortir les décisions politiques justes. La vérité collective se substitue de plus en plus à la vérité substantielle, et les bonnes raisons remplacent le cri d’indignation par une confrontation entre des discours, non sans cynisme, car il est évident que les rapports de force sont effacés au profit du mythe de l’ajustement des opinions et des intérêts (mythe dont Moses Finley dit bien l’inanité [Finley, 1976]). La production de l’indignation, qui était jusque-là dans les choses elles-mêmes, devient un enjeu discursif : il faut parvenir à établir de bonnes raisons de s’indigner, au sein d’une relation discursive plurielle. Il ne suffit plus de désigner une situation comme injuste, encore faut-il accepter que toutes les personnes engagées dans cette situation aient leur mot à dire sur la réalité de cette injustice. Bien entendu, cette pluralité, conçue dans l’absolu, porte des valeurs éminemment positives. Mais de même que la notion d’injustice était un ensemble vide, auquel un dispositif devait conférer son contenu, la pluralité est actuellement un ensemble vide, qu’aucun dispositif ne remplit. Par conséquent, elle reste pure intention, et les « bonnes raisons » sont toujours celles des puissants.
14L’indignation n’a plus la même saveur, pourrait-on dire, la voilà fragilisée, confrontée à des adversaires auxquels il est difficile de s’opposer de manière « rationnelle », car l’illusion que constitue toute posture de dépassement des discours a définitivement éclaté. Cela ne signifie pas que les individus cessent de s’indigner. Par contre, l’indignation devient plus difficile à relayer, son influence plus délétère. Faut-il accepter cet affaiblissement comme le signe d’une rationalisation de la politique, de sa progression incessante vers l’intersubjectivité ? Certainement pas, car la violence sociale ne disparaît pas pour autant ; il faut alors défendre une nouvelle forme d’analyse du social qui, tout en échappant au surplomb et aux raisons individuelles, donne les moyens d’une nouvelle indignation.
15L’affaiblissement de l’indignation objective et l’avènement de l’ère des « bonnes raisons » présentent, dans ce contexte, à la fois un espoir et un danger. Un espoir, tout d’abord : l’occasion d’en finir avec l’essentialisation du monde social qui a si longtemps aveuglé positivistes et scientistes de tous bords. Mais aussi un danger car, actuellement, l’idéologie communicationnelle, sans dispositif – autre que technique, sans contenu, ne permet aucunement de répondre collectivement aux enjeux sociaux. Nous voilà donc confrontés à la nécessité de produire de nouveaux modes de connaissance, adaptés cette fois à l’idéologie communicationnelle.
16Il faut donc, « reconnaître le social », pour désigner à nouveau l’injustice. C’est-à-dire que le geste par lequel nous entendons décrire la société ne peut être qu’un programme à la fois politique et épistémologique. Quels sont les pratiques de savoir qui permettent l’émancipation des liens de la noopolitique ? Nous sommes engagés à présent dans une confrontation des perceptions, et ce sont bien ces perceptions qui déterminent le sentiment d’injustice. Rien ne se passe donc derrière les discours, derrière la polyphonie à laquelle on ne peut mettre fin. Mais cela signifie que c’est peut-être dans la fluidité que se joue la possibilité d’une critique sociale, dans l’effort tendu vers la pensée d’utopies et de contre-utopies, comme le défend Fredric Jameson [Jameson, 2007], dans la production permanente d’imaginaires associés aux discours, et dans le mouvement inverse de leur dépouillement.
17Ce qui signifie que, loin d’être l’horizon infini de nos sociétés technoscientificisées, la rationalité doit être reprise comme l’un des éléments d’élaboration du social, parmi d’autres auxquels il est urgent de redonner corps. Le récit, le délire, obéissent à des règles qui permettent rarement de venir à bout de problèmes techniques. Mais il n’existe pas de problèmes purement techniques, comme il n’existe pas de délire pur. C’est dans l’articulation de ces dimensions que se trouve la possibilité de s’indigner. Actuellement, le reproche d’irrationalité adressé aux « crises » d’indignation, se fonde essentiellement sur l’idée qu’elles mettent en jeu une vision du monde fondée sur une proximité individuelle factice (notamment à travers l’idéologie victimaire [Badiou, 1993]) et favorisée par des logiques médiatiques. Mais alors que l’irrationalité ne pourra jamais être totalement éradiquée des sciences sociales, il semble qu’il faille précisément rebrousser chemin, et pluraliser les modes de l’indignation. Ne pas en rester par exemple, ni à une analyse en termes de groupes sociaux, ni à un mode d’appréhension individuel des phénomènes. C’est-à-dire qu’il nous reste à trouver une échappatoire entre la connaissance structurelle, de surplomb, et la connaissance empathique et compassionnelle ; échapper à l’alternative sciences-connaissance générale / media-connaissance particulière qui aplanit singulièrement nos pratiques d’appréhension du réel. Cette échappatoire réside probablement, non seulement dans le récit ou dans le délire, qui apparaissent comme des exemples particulièrement romantiques, mais dans la réhabilitation des pratiques de discours imaginatives en général. Et ce n’est en aucun cas pour les substituer au discours rationnel et technicien, mais plutôt pour favoriser une confrontation permanente et plurielle de ces modes d’appréhension de la réalité. Rendre la possibilité de s’indigner, c’est accepter que la politique soit en permanence confrontation du rationnel et de l’irrationnel, et favoriser les rencontres entre ces modes de connaissance. Non pas rationaliser des discours perçus comme irrationnels, sur le modèle de la théorie communicationnelle, mais au contraire réarticuler sans cesse rationnel et irrationnel, pratiques productives de représentations et pratiques de détricotage de ces représentations. C’est dans la confrontation de ces modes de connaissance du social que nous pourrions, peut-être, nous indigner à nouveau.