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Livres en revue

Un portrait sociologique raté des intellectuels médiatiques français

Thibault Le Texier
p. 115-124
Référence(s) :

Rieffel Rémy, L’Emprise médiatique sur le débat d’idées. Trente années de vie intellectuelle (1989-2019), Paris : PUF

Texte intégral

Première approche de l’ouvrage

1Le livre est une étude longitudinale des « effets de la médiatisation croissante des idées engendrée par l’essor des supports audiovisuels et numériques » (p. 16). Compilant de nombreux travaux sur les médias et la vie intellectuelle française, qu’il complète par une étude de revues intellectuelles, d’articles de presse et d’émissions de télévision, Rémy Rieffel défend la thèse suivante : « les supports de communication numériques n’ont pas révolutionné la dynamique générale de la vie intellectuelle et les modalités du débat public. […] Les médias traditionnels, en particulier la presse écrite, demeurent des instruments essentiels de la reconnaissance publique des chercheurs et des créateurs, mais aussi des idées et des œuvres » (p. 355). L’auteur, sociologue, est membre du laboratoire CARISM (Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias), qu’il a dirigé de 2014 à 2018.

2La première partie du livre est consacrée à « la configuration intellectuelle » de ces trente dernières années, dont le premier chapitre rappelle le contexte politique, idéologique et économique, marqué par l’essor d’internet et des GAFAM. Les chercheurs, les écrivains et les artistes semblent avoir perdu de leur influence au profit des éditeurs, des journalistes et des simples internautes.

3En réalité, défend l’auteur dans le deuxième chapitre, le monde académique connaît « une reconfiguration de l’espace des disciplines, une fragmentation et une spécialisation des recherches et des publications », mais aussi « un accroissement du fossé entre les chercheurs les plus visibles et la grande masse des invisibles » (p. 23). Lors des élections européennes de mai 2014, par exemple, les médias français ont donné la parole à un nombre restreint d’économistes et de politologues souvent déjà familiers des journalistes. Dans l’ensemble, les intellectuels sont davantage contestés et concurrencés par des profanes et « leur magistère intellectuel semble plus limité qu’autrefois » (p. 91).

4Selon le troisième chapitre, qui s’intéresse aux écrivains et aux écrivaines les plus médiatiques, les esthètes et les polémistes ont davantage de succès médiatique que les notables et les écrivains d’avant-garde, et la profession se féminise. « En raison du succès rencontré par les médias audiovisuels et numériques, les modes de diffusion de la littérature ont profondément changé et ont basculé vers une spectacularisation plus poussée qui se traduit par la pression de plus en plus vive du système commercial de promotion et de la demande du marché », écrit l’auteur.

5Le quatrième chapitre résume deux caractéristiques de l’édition en France : la domination du marché par le duopole Hachette-Editis et la forte prégnance d’une logique marchande, qui favorise les best-sellers et les intellectuels médiatiques, même si « l’édition est fondamentalement une économie de l’offre » (p. 159). R. Rieffel souligne également que la télévision reste le média le plus prescripteur et que « le marché physique du livre ne s’est pas effondré sous l’effet de la concurrence du numérique » (p. 165), au contraire, de plus en plus de titres sont publiés chaque année. Il montre enfin que la grande distribution est devenue le principal lieu de vente des livres et que la lecture et le nombre de « grands lecteurs » déclinent.

6La sociologie des journalistes proposée dans le cinquième chapitre décrit leur relative homogénéité sociale, la féminisation de leur métier, leur formation plus longue et leur précarité croissante, malgré leur adaptation à un « journalisme de marché » moutonnier, polémique et friand de spectacle. Le poids des journalistes « dans la vie intellectuelle s’est également accru : nombreux sont en effet ceux qui exercent leur activité dans des quotidiens nationaux et régionaux, dans des magazines axés sur la culture ou qui collaborent à des rubriques dites “culture”, “vie culturelle”, “culture et loisirs”. » (p. 177) Nombreux sont aussi « devenus des producteurs d’idées, à cheval entre monde médiatique et monde intellectuel. » (p. 205) Ce chapitre examine également le pouvoir de cadrage et de consécration des journalistes, sur lequel nous reviendrons.

7La deuxième partie du livre est consacrée à « la configuration médiatique ». Le numérique a créé un nouvel « écosystème de l’information », explique le premier chapitre : la diffusion des contenus s’accélère ; les GAFAM sont des acteurs médiatiques centraux ; le web augmente la prégnance des idées et des débats les plus visibles ; le consommateur, qui choisit ce qu’il consomme et quand il le consomme, se fait à l’occasion critique amateur et peut même « coconstruire » l’actualité avec des journalistes. Bref, « les supports de communication en ligne ont investi tous les secteurs de la vie intellectuelle et contraint l’ensemble de ses acteurs à s’adapter à la nouvelle donne. » (p. 224)

8Ce nouvel écosystème a-t-il bousculé pour autant la hiérarchie des médias ? Non, répondent les chapitres suivants. Des journaux et des revues déclinent, mais d’autres prospèrent ; les sites internet se multiplient, mais les usages du web tendent à accroître le capital symbolique des médias les plus centraux du secteur culturel ; la critique amateur n’a pas détrôné la critique professionnelle et Le Monde reste le centre de gravité du débat intellectuel, même si « la presse écrite dans son ensemble paraît avoir en partie perdu son pouvoir de prescription culturelle » (p. 270) ; sur le petit écran, l’info-divertissement et les talk-shows favorisent l’émotion, le témoignage, le spectaculaire et la polémique, mais des émissions comme « Des mots de minuit » et « La grande librairie » offrent des lieux de discussion accueillants ; les intellectuels ont investi Twitter davantage que les blogs ou Facebook, sans que cela bouleverse leurs pratiques professionnelles. Bref, les choses ont changé, mais pas tant que ça.

9L’ouvrage traite de problèmes importants et difficiles à cerner, notamment la surface médiatique occupée par une poignée d’intellectuels et l’impact des médias numériques sur la vie des idées. Il présente l’intérêt de synthétiser de nombreux travaux sur les médias dans un style vif. Mais il souffre aussi d’importants défauts, comme nous allons le voir.

Cerner la « vie intellectuelle »

10Le livre a le premier défaut de mal cerner ses objets, notamment celui qui en forme le cœur : la « vie intellectuelle ». R. Rieffel qualifie cet objet de bien des manières, ne différenciant guère entre « la vie des idées », « l’actualité intellectuelle », le « débat public », « le débat d’idées », « l’espace public », « la discussion intellectuelle », « la vie culturelle et intellectuelle » ou encore « la culture ». L’auteur distingue parfois « la vie intellectuelle et le débat d’idées » (p. 364), mais le plus souvent il utilise ces termes de façon interchangeable, sans éclairer ses lecteurs sur ces choix sémantiques.

11Les intellectuels auxquels s’intéresse R. Rieffel sont définis tout aussi vaguement : « l’intellectuel est en effet celui qui exerce un métier catégorisé comme tel, à savoir professeur, chercheur, écrivain, artiste, journaliste, etc. » (p. 15). Est donc intellectuel celui qui est catégorisé comme intellectuel. Mais catégorisé par qui ? Et pourquoi ne pas en faire la liste exhaustive ? Nous ne saurons pas non plus pourquoi l’auteur ignore par la suite les artistes, ainsi que les commissaires d’expositions et les conservateurs. Quant aux « intermédiaires culturels », ils sont réduits sans plus d’explications aux journalistes et secondairement aux éditeurs, laissant dans l’ombre les libraires, les documentalistes, les bibliothécaires, les associations, les organisations syndicales ou religieuses, les partis politiques, les clubs de réflexion et les institutions internationales.

12Le concept de « configuration », que l’auteur reprend à Norbert Elias pour charpenter son ouvrage, est également défini de façon lâche, comme un ensemble « d’institutions et d’individus interdépendants dont les relations et les rapports de force ne cessent de se modifier selon la conjoncture du moment » (p. 22). Le mot, qui fait souvent place à des synonymes comme « domaine », « milieu », « sphère », « monde » et « paysage », est appliqué aux phénomènes les plus divers, ce qui en dilue encore le sens. Outre la « configuration intellectuelle » et la « configuration médiatique », on croise par exemple au fil des pages une « configuration historique » (p. 58), « une reconfiguration de l’espace des disciplines » (p. 81), une « reconfiguration des productions culturelles » (p. 107), « une nouvelle configuration éditoriale » (p. 141), « la configuration des idées » (p. 271), une « nouvelle configuration [des émissions de télévision] qui favorise souvent les provocations et les polémiques » (p. 280), ou encore des « configurations relationnelles qui ont émergé au sein de la blogosphère » (p. 330), comme si certaines configurations n’étaient pas relationnelles. On est également perdu quand l’auteur décrit « la configuration intellectuelle formée par ces revues [du type Les Temps modernes, Esprit ou Le Débat] » (p. 252), avant d’observer que ce type de revue généraliste semble « avoir de moins en moins sa place dans la configuration intellectuelle contemporaine » (p. 254), ce qui suggère qu’une configuration intellectuelle peut en subsumer une autre. L’usage du terme « configuration » n’apporte ainsi guère de plus-value conceptuelle et produit à l’occasion de la confusion.

  • 1 PINKER Steven, The Sense of Style: The Thinking Person’s Guide to Writing in the 21st Century!, New (...)

13Ce flou dans l’usage de concepts pivots produit de nombreux flottements tout au long des 370 pages de texte, que vient redoubler ce que le psychologue Steven Pinker appelle la « dérobade compulsive1 ». Les termes « sembler », « paraître », « une sorte de », « une forme de », « en quelque sorte »,ou encore « un(e) certain(e) » sont utilisés à de nombreuses reprises. On trouve ainsi, à presque chaque page, des affirmations de ce genre : « Les médias traditionnels (presse, radio, télévision) continuent de peser, à des degrés divers et à des intensités variables, sur la prescription culturelle et sur la visibilité de certains intellectuels. Mais l’avènement des médias numériques semble avoir fait surgir une nouvelle configuration médiatique » (p. 25, je souligne). L’accumulation de ces bémols et de ces floutages finit par priver le propos de consistance.

14Le constat général porté par le livre manque également de force. L’auteur a tendance à relativiser aussitôt les « bouleversements » et les « chamboulements » constatés. Le dernier paragraphe du livre en donne un bon aperçu : « Le bilan de la période apparaît donc en demi-teinte parce que les mutations en cours sont fondamentalement ambivalentes. […] La vie intellectuelle française a été en tout cas particulièrement bousculée par l’essor des médias audiovisuels et numériques. Des inflexions plutôt que des ruptures se sont produites, confirmant ainsi l’accélération et l’amplification par bien des aspects de certaines tendances déjà perceptibles antérieurement. » (p. 375)

15Ces atténuations peuvent même conduire l’auteur à soutenir une chose et son contraire. Par exemple, d’un côté, « le rapport à l’information des Français a été chamboulé », de l’autre, il passe « encore fortement par l’audiovisuel » et ne fait que prolonger des tendances (p. 247). D’un côté, « [l]es modalités de la prescription culturelle semblent remises en cause par l’effacement progressif des formes habituelles de la médiation et la prédominance dans les échanges en ligne de relations dites “horizontales” » (p. 359), de l’autre, on constate notamment que « [l]es facteurs qui guident les jeunes internautes pour se forger une opinion sur les films sont essentiellement les dispositifs visuels et promotionnels élaborés par les producteurs et distributeurs », bien plus que les notes ou les avis des amateurs (p. 267-268). Et l’on pourrait multiplier les exemples de telles antinomies.

Raisonnements circulaires

16R. Rieffel s’intéresse moins la vie intellectuelle qu’à « la manière dont les médias et les journalistes parlent de la vie intellectuelle » (p. 23). Ce resserrement de la focale favorise malheureusement les raisonnements circulaires. De fait, une fois que l’auteur a réduit la vie intellectuelle à la vie médiatique des intellectuels médiatiques, il ne peut qu’observer le grand poids de ces médias sur la vie intellectuelle. Il écrit par exemple que « [l]es médias focalisent l’attention sur les mêmes personnalités, c’est-à-dire les plus connues du grand public et en congruence avec l’air du temps » (p. 193). Mais on pourrait dire, à l’inverse, que ces acteurs sont connus du grand public parce que les médias focalisent l’attention sur eux. L’auteur constate également que « les intellectuels les plus présents [sur le plateau du talk-show « Tout le monde en parle »] sont sans surprise les plus médiatiques d’entre eux » (p. 303), ou que l’écoute musicale en streaming reste « concentrée sur les artistes les plus populaires » (p. 269). Or, les intellectuels les plus présents dans les grands médias sont par définition les plus médiatiques, de même que les artistes musicaux les plus populaires sont par définition les plus écoutés.

17La façon dont R. Rieffel définit la notion de « capital médiatique » est révélatrice de cette argumentation circulaire : « Il faut donc détenir ce qu’on peut appeler un capital médiatique pour se faire reconnaître, c’est-à-dire une forme de capital spécifique permettant […] d’accéder au monde des médias et d’y être reconnu. » (p. 31) Autrement dit, on détient du capital médiatique quand on détient du capital médiatique – l’auteur note bien à deux reprises que les médias sont autoréférentiels (p. 244 et p. 340), mais il ne questionne pas cette autoréférentialité et n’en fait pas une caractéristique centrale du « capital médiatique ».

18Afin de cerner la particularité de ce capital, l’auteur aurait pu le rapporter à d’autres capitaux et analyser leur éventuelle convertibilité. L’auteur précise en conclusion que « celles et ceux qui accèdent le plus facilement aux tribunes des journaux, aux studios de radio et aux plateaux de télévision sont très souvent fortement dotés en capital social et culturel » ou en capital médiatique (p. 368), mais cette affirmation est infondée car l’auteur ne mesure pas le capital social et culturel de ces intellectuels. Il parle de « capital de célébrité », de « capital de reconnaissance ou de notoriété » et de « capital symbolique », sans définir ces capitaux ni les articuler au « capital médiatique ». Il parle une fois de « capital scientifique » mais jamais de « capital intellectuel », dont on aurait pourtant aimé connaître le degré de corrélation au capital médiatique. L’auteur avance aussi que la « division hiérarchique entre gens célèbres et gens ordinaires produit une distribution inégale du capital de visibilité » (p. 220), mais la causalité ne serait-elle pas inverse ? Le capital médiatique semble ainsi auto-engendré et auto-entretenu : les intellectuels médiatiques sont médiatiques essentiellement parce qu’ils sont médiatiques.

19La thèse centrale du livre est ainsi tautologique : « Au sein de la configuration intellectuelle des années 1989‑2019, les changements structurels et conjoncturels qui se sont notamment produits dans la production des idées, mais aussi dans leur diffusion, ont eu un impact important à la fois sur la circulation des connaissances, sur leur visibilité auprès du public et de l’opinion, ainsi que, de manière plus générale, sur la vie intellectuelle elle-même. » (p. 22) Ce qui revient à dire que des changements dans la production et la diffusion des connaissances ont suscité des changements dans la production et la diffusion des connaissances. L’effet que le livre entend expliquer est également la cause explicative.

Phénomènes connus, phénomènes négligés

20En plus des raisonnements circulaires et des tautologies, le livre n’est pas exempt de poncifs. On lit par exemple : « La configuration intellectuelle française n’est pas un îlot isolé à l’abri du vent de l’histoire. Elle a été soumise, durant les trois dernières décennies, à d’importants changements dus en partie aux soubresauts provoqués par des événements politiques et sociaux propres à notre pays tout comme par les crises qui ont marqué la planète. Elle apparaît en outre de plus en plus dépendante des bouleversements d’ordre économique et technologique qui ont affecté les sociétés contemporaines durant cette période. » (p. 39) Parmi ces bouleversements technologiques, l’auteur signale qu’« avec les réseaux sociaux, l’espace de diffusion de l’information et l’espace conversationnel de sa réception sont désormais étroitement intriqués puisqu’on peut à la fois avoir accès à des informations et interagir avec autrui. » (p. 337) Et il ajoute, comme s’il était encore besoin de le préciser en 2022 : « Facebook élargit donc potentiellement la possibilité pour chaque utilisateur de se saisir d’un contenu et de le commenter. » (p. 338) Quant aux journalistes, ils « contribuent par leur cadrage des événements de la vie intellectuelle à attirer l’attention sur certaines thématiques et sur certaines personnalités plutôt que d’autres. » (p. 212) « Ils opèrent certains découpages de la réalité sociale selon les normes professionnelles qui ont été intériorisées, usent de registres d’expression parfois stéréotypés. » (p. 192) Bref, les journaux servent « de rampe de lancement et de relais à certaines prises de position, disposent d’un certain pouvoir de sélection et de cadrage des sujets dont on parle, mais n’exercent pas un pouvoir qui contraindrait les participants à s’aligner complètement sur leurs demandes » (p. 246).

21Le propos compile à plusieurs reprises des fiches de lecture ou des synthèses sans les articuler à la problématique. Les encadrés sur « L’évolution des effectifs et des disciplines », « Les titulaires d’un doctorat », « Les écrivains : une situation économique et sociale précaire » ou encore « La concentration éditoriale » sont certes informatifs, mais l’auteur ne nous explique pas en quoi ces phénomènes influent sur la vie intellectuelle. C’est vrai aussi du rappel régulier de la féminisation du métier d’écrivain et de chercheur, qui n’est pas corrélée aux évolutions de cette vie intellectuelle.

22Le passage sur la concentration éditoriale (p. 138-153) est largement hors-sujet, car cette concentration n’est pas rapportée aux choix éditoriaux, dont l’analyse fait défaut. L’auteur s’en tient à une opposition un peu caricaturale entre grands groupes soumis à la logique marketing et petits éditeurs publiant des ouvrages de fond, alors que les lignes éditoriales et les stratégies de publication ne sont pas forcément une question de taille – des petits éditeurs peuvent recourir au marketing, tandis que plusieurs maisons appartenant à Editis ou Hachette publient des ouvrages de fond, comme Fayard, La Découverte et Armand Colin.

  • 2 CHARRON Jean et DE BONVILLE Jean, « Le paradigme du journalisme de communication : essai de définit (...)

23Le livre contient également de nombreuses affirmations infondées ou étayées par des matériaux datés ou insuffisants. On y lit par exemple que « l’amplification des processus de concentration des maisons d’édition, l’inflation constante de la production, l’influence croissante des palmarès encouragent la quête des best-sellers et la vogue de l’essayisme » (p. 212). Or, R. Rieffel ne mesure ni la part des essais parmi les best-sellers, ni l’impact des palmarès sur les choix des éditeurs ou sur le travail des intellectuels. Il ne peut donc savoir s’il s’agit de corrélations ou de causalités. Autre exemple : les journalistes « ont souvent cédé à la pression des stratégies de promotion et de séduction des communicants. » (p. 212) C’est tout à fait possible, mais R. Rieffel ne le démontre pas. À l’appui de cette affirmation, il se contente de citer, un article paru en 1996 et un autre portant sur la période 1958-19912. Le livre n’étudie ni les attachés de presse, ni les services de presse, ni les directeurs de la communication, ni les agences de relations publiques. Les passages consacrés aux maisons d’édition et aux éditeurs (p. 148-149, p. 154-159) ne disent par exemple rien de leurs stratégies de communication, de leur présence médiatique ou de leur travail auprès des journalistes. Le terme « relations publiques » n’est même jamais utilisé dans le livre.

  • 3 RIEFFEL Rémy, La Tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République (1958-1990), Paris : Cal (...)
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24À plusieurs reprises, les références citées disent autre chose que les affirmations qu’elles appuient. Parlant du poids des tribunes dans la presse imprimée et en ligne entre 1989 et 2019, l’auteur affirme que « Le Monde demeure tout au long de la période un journal influent en matière de vie intellectuelle » (p. 241). Il étaye cette affirmation sur un livre consacré à une autre période (1958-1990) et sur deux articles qui ne mesurent pas l’influence du Monde3. Cela ne l’empêche pas de conclure que « [l]es trois études qui viennent d’être mentionnées vont globalement toutes dans le même sens : Le Monde demeure un acteur central de la vie intellectuelle » (p. 245). Pis, R. Rieffel se contredit un peu plus loin en avançant que « [l]’espace médiatique français contemporain est en effet fortement polarisé, scindé politiquement selon un axe horizontal droite-gauche et voit s’affronter deux visions du monde totalement opposées sans véritable lien entre elles. » (p. 325) À l’appui de cette affirmation déroutante, l’auteur mentionne une étude de l’Institut Montaigne qui affirme précisément le contraire : en France, « la conversation institutionnelle n’est pas polarisée le long d’un axe unique. Les différentes idéologies continuent en outre de renvoyer aux médias de référence4. »

25Dans d’autres cas, R. Rieffel ne cite aucune référence pour corroborer ses affirmations. Pour ne citer qu’un exemple, il écrit que « [p]eu d’universitaires s’investissent réellement dans les discussions et polémiques qui retiennent l’attention des médias et du grand public, soit par crainte de voir leurs propos déformés ou simplifiés, soit par méfiance instinctive à l’égard des processus de médiatisation » (p. 85). Cette affirmation ne repose sur aucune source citée, et une bonne partie de ce passage sur la spécialisation, la fragmentation et la précarisation du travail universitaire ne cite non plus aucune étude (p. 84-90). R. Rieffel semble ici se fonder davantage sur son ressenti que sur des enquêtes.

Un objet atrophié

26R. Rieffel émet des hypothèses stimulantes, par exemple quand il suggère que « l’une des raisons de la médiatisation de certains représentants du monde académique tient à la faiblesse des institutions universitaires et de recherche qui ont vu leur budget se rétracter et les contraintes administratives se renforcer. Le surinvestissement dans les médias compenserait leur manque de reconnaissance au sein du milieu des enseignants lui-même et leur perte d’autonomie scientifique » (p. 85-86). Hélas, à l’instar de celle-ci, la plupart de ses hypothèses ne sont pas démontrées.

27À plusieurs reprises, l’auteur avoue lui-même manquer de données. Suggérant que Le Monde aurait élargi « le spectre de la prise de parole » au cours des années 2010, il concède que « seul un dénombrement méthodique permettrait d’en apporter la preuve définitive » (p. 246). Il écrit encore, à propos de l’émission « Ce soir (ou jamais !) » : « comme souvent en la matière, les données sont rares ou confidentielles, et il est bien malaisé d’évaluer son impact sur les téléspectateurs en l’absence d’enquête de terrain. » (p. 292)

28L’auteur choisit aussi de faire l’impasse sur des sujets qu’il juge pourtant importants ou qui lui permettraient de comparer les parties émergée et immergée de l’iceberg médiatique. Il ne se penche par exemple jamais sur les revues scientifiques, les presses universitaires, les séminaires, les colloques, l’enseignement, les universités populaires et les rencontres comme « Les Rendez-vous de l’histoire » de Blois ou « Le Festival du Monde ». L’importation en France d’idées et de débats étrangers, notamment américains, n’est pas étudiée non plus. Des pans considérables de la vie intellectuelle sont ainsi laissés dans l’ombre.

29Si l’auteur estime que « [l]a nouvelle configuration médiatique se distingue en tout cas de la précédente précisément par la prépondérance de cette métrique du Web » (p. 357), il ne dit quasiment rien sur ces métriques, mentionnés à trois reprises seulement dans le reste du livre (p. 235, 269 et 364).

30Manque également une étude des thèmes des débats intellectuels. L’auteur reconnaît en conclusion que « les idées et les thématiques les plus souvent abordées » par les médias « n’ont pas été étudiées ici en détail » (p. 367-368), pas plus que les idées et les thématiques privilégiées par les chercheurs (qui ne sont pas forcément les mêmes). L’auteur laisse ainsi presque complètement de côté les débats sur l’écologie, le genre, la sexualité, la laïcité, les élites, les études postcoloniales, les inégalités, l’immigration ou encore l’Europe. R. Rieffel observe que les médias font parfois la vie intellectuelle, et parfois ils ne sont qu’une « caisse de résonance » (p. 121, 352), mais il n’explique pas pourquoi. Or, comment jauger l’impact des médias sur le débat d’idées quand on prend le parti de « placer ces idées à l’arrière-plan et les considérer comme une sorte de toile de fond » (p. 19) ? Car les idées ne sont pas une toile de fond des débats d’idées, elles en sont le cœur battant.

  • 5 RIEFFEL Rémy, Que sont les médias ? Pratiques, identités, influences, Paris : Gallimard, 2005.

31La dernière grande lacune du livre est l’absence d’analyse de la réception de ces débats. Quelle influence les journalistes et les intellectuels exercent-ils sur le public ? L’auteur s’en tient à des généralités : « Le poids croissant des médiateurs que sont les journalistes dans la hiérarchisation et la sélection des idées influe sur la perception de la vie intellectuelle par le grand public. » (p. 21) Ou bien il avoue qu’il ne sait pas : « Quant à l’influence des tribunes sur les lecteurs, on sait combien celle-ci est imprévisible. Ces derniers pratiquent souvent une lecture oblique, rusée et décalée » (p. 246), « une forme de bricolage individuel » (p. 233). Le livre n’offre ni observations de terrain ni entretiens qualitatifs, que l’auteur a réalisé en d’autres occasions mais dont on ne trouve guère de trace ici5. Ainsi, R. Rieffel ne peut pas démontrer l’« influence de plus en plus déterminante des journalistes dans la diffusion et la circulation des idées au sein de l’espace public » (p. 198), simplement parce qu’il n’étudie pas la réception des idées par le public. C’est donc tout un pan de sa thèse principale qui reste dans l’ombre.

Déterminisme économique

32Mobilisant des données disparates recueillies souvent en référence à des problématiques éloignées de la sienne, l’auteur offre une sociologie assez pauvre des intellectuels, essentiellement distingués selon leur niveau d’exposition médiatique. Il aurait fallu analyser aussi leurs disciplines, leurs thèmes de recherche, leurs stratégies, leurs convictions politiques, leurs choix de format d’écriture, de style, de sujets, ou même simplement leur âge.

33R. Rieffel admet la faiblesse de sa méthode : « l’étude des circuits de visibilité devrait en bonne logique s’intéresser également aux propriétés et trajectoires sociales des individus ainsi qu’à la dimension relationnelle de leurs positions. À défaut de pouvoir procéder à ce type d’étude, on s’est borné à un travail de repérage des acteurs les plus influents de la vie intellectuelle au cours de ces trois dernières décennies » (p. 221). R. Rieffel nous a pourtant mis en garde au début du livre : « Les nombreuses asymétries observables en matière de visibilité médiatique ne peuvent se comprendre si l’on réduit la visibilité à une simple causalité technologique (l’essor des médias audiovisuels et numériques) et économique (la logique commerciale et le marché de l’attention) : il convient également de prendre en compte les inégalités de dispositions et de trajectoire des individus. » (p. 31) Ne prenant pas en compte ces inégalités, l’auteur en est réduit à des causalités technologiques et économiques pour expliquer les évolutions récentes de la vie intellectuelle.

34Tout d’abord, l’auteur ayant choisi de se pencher essentiellement « sur les dispositifs et les supports, sur les modes de transmission et de circulation des idées » (p. 361) au détriment des idées elles-mêmes, il ne peut que constater l’importance des dispositifs et des supports technologiques. Il postule ainsi sans le démontrer que les médias sont de plus en plus influents parce qu’ils ont de plus en plus nombreux et assimile « une baisse de la production intellectuelle » à « un déclin de la pensée » (p. 91).

35Mais c’est surtout le biais économiciste du livre qui frappe. Selon R. Rieffel, « le facteur sans doute le plus décisif de cette mutation [de la sphère intellectuelle durant les trente dernières années] réside dans l’essor d’un “nouvel esprit de (sic) capitalisme” et dans la prédominance des logiques économiques et financières qui président désormais à l’activité de beaucoup de participants de la vie des idées » (p. 211). R. Rieffel définit de façon imprécise ce « nouvel esprit », lui donnant indifféremment les traits de la mondialisation, du néolibéralisme, de l’« économisme », du « managérialisme », du marketing, de la finance ou d’une énigmatique « performance concurrentielle ». « Le “managérialisme” prévaut dorénavant dans les médias, c’est-à-dire la prévalence de la logique marketing, de la discipline des résultats avec le souci de l’équilibre financier » (p. 187), affirme l’auteur, qui ne craint pas d’amalgamer des logiques aussi différentes que le management, le marketing et la finance – mais sans évoquer le rôle des grands annonceurs ni la concentration des médias français entre les mains de quelques milliardaires.

  • 6 Cf. par exemple CHARTIER Roger et CHAMPAGNE Patrick (dir.), Pierre Bourdieu et les médias, Paris : (...)

36On peut enfin reprocher à R. Rieffel, pour au moins deux raisons, de renforcer une conception économiciste de la vie intellectuelle. D’une part, il postule que les intellectuels les plus influents ne sont pas les plus cités par leurs pairs mais les plus présents dans les médias et par conséquent les plus vendus (les tirages font l’objet d’une attention particulière dans le livre, mais l’auteur n’utilise pas Web of Science ou Google Scholar). R. Rieffel est pourtant bien obligé de constater par moments que la vie intellectuelle qu’il dépeint manque singulièrement d’intellectuels. Pierre Bourdieu n’y apparaît ainsi qu’en pointillé, alors que R. Rieffel aurait pu discuter à profit sa distance à l’égard de la figure de l’intellectuel, son rapport conciliant puis conflictuel aux médias, sa notoriété et sa postérité6. Foucault apparaît plus rarement encore malgré l’influence considérable de ses œuvres depuis une trentaine d’années. Il en va de même pour Jacques Derrida, Cornelius Castoriadis, Bruno Latour, Philippe Descola et Luc Boltanski, comme si ces penseurs n’influaient pas sur la vie intellectuelle.

  • 7 Cf. par exemple CHAMPAGNE Patrick, La Double Dépendance. Sur le journalisme, Paris : Raisons d’agir (...)

37Deuxièmement, assimilant souvent les contenus intellectuels à des marchandises et la vie intellectuelle à une affaire de « production », de « distribution » et de « consommation », R. Rieffel voit dans l’intellectuel qui participe aux médias un entrepreneur en quête de profit. C’est frappant quand il définit la « médiatisation à outrance » des intellectuels médiatiques comme un « investissement marchand » (p. 356). Les intellectuels s’étant longtemps définis par la mise à distance des intérêts économiques au profit de l’intérêt général, ainsi que par des réticences à l’endroit du libéralisme économique7, cette assimilation de l’intellectuel à un marchand d’idées ne va nullement de soi et aurait mérité d’être argumentée. Par bien des aspects, les intellectuels médiatiques sont des anti-intellectuels. En outre, si R. Rieffel affirme sans le démontrer que chercheurs, créateurs, artistes, éditeurs et journalistes « subissent tous, à des degrés variables, la pression de la logique de marché, le poids de la politique du chiffre et des méthodes promotionnelles » (p. 362), il n’explique pas pourquoi cette pression produit des effets très hétérogènes, poussant les uns vers la lumière des plateaux de télévision et les autres à publier des articles scientifiques condamnés à l’obscurité.

38L’auteur reproduit ainsi le travers dont il accuse les journalistes : il se concentre sur les intellectuels les plus visibles, les livres plus vendus, les sites les plus visités, sans s’intéresser à la partie immergée de l’iceberg ni développer d’explications autres que techniques et marchandes. D’où les raisonnements circulaires et les tautologies qui affaiblissent le propos. « L’examen des listes des auteurs qui ont vendu chaque année le plus de livres confirme le poids de la logique marchande » (p. 167), écrit typiquement l’auteur. Mais n’est-on pas condamné, quand on étudie un marché selon des critères marchands, à constater le poids de la logique marchande ?

39En somme, réduisant les intellectuels aux intellectuels médiatiques et les intermédiaires culturels aux journalistes (et secondairement aux éditeurs), le livre est grevé par des concepts flous, des raisonnements circulaires, des affirmations non démontrées, des lacunes dans l’examen de l’objet et un déterminisme technique et économique. Connaissant la longue expérience professionnelle de l’auteur et ses nombreuses enquêtes sur le sujet, il y a de quoi être déçu.

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Notes

1 PINKER Steven, The Sense of Style: The Thinking Person’s Guide to Writing in the 21st Century!, New York : Viking Allen Lane, 2014, p. 43.

2 CHARRON Jean et DE BONVILLE Jean, « Le paradigme du journalisme de communication : essai de définition », Communication, vol. 17, n°2, 1996, p. 50‑97 ; RIEFFEL Rémy, « Journalistes et intellectuels : une nouvelle configuration culturelle ? », Réseaux, 1992, n°51, p. 11‑24.

3 RIEFFEL Rémy, La Tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République (1958-1990), Paris : Calmann-Lévy, 1993 ; PINTO Louis, « L’espace public comme construction journalistique : les auteurs de “tribunes” dans la presse écrite », Agone, n° 26‑27, 2002, p. 151‑182 ; JEANPIERRE Laurent et MOSBAH-NATANSON Sébastien, « French Sociologists and the Public Space of the Press: Thoughts Based on a Case Study (Le Monde, 1995‑2002) », in FLECK Christian, HESS Andreas et LYON E. Stina (dir.), Intellectuals and Their Publics. Perspectives from the Social Sciences, Farnham ; Burlington, Ashgate, 2009, p. 173‑191.

4 INSTITUT MONTAIGNE, Media Polarization « à la française » ? Comparing the French and American Ecosystems, Paris, 2019, p. 35.

5 RIEFFEL Rémy, Que sont les médias ? Pratiques, identités, influences, Paris : Gallimard, 2005.

6 Cf. par exemple CHARTIER Roger et CHAMPAGNE Patrick (dir.), Pierre Bourdieu et les médias, Paris : L’Harmattan - INA, 2004 ; BOURDIEU Pierre, « Le fonctionnement du champ intellectuel », Regards sociologiques, n°17-18, 1999, p. 5-27 ; voir aussi le numéro sur « L’Emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 101-102, 1994.

7 Cf. par exemple CHAMPAGNE Patrick, La Double Dépendance. Sur le journalisme, Paris : Raisons d’agir, 2016, p. 81 ; BOUDON Raymond, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Paris : Odile Jacob, 2004, p. 24.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thibault Le Texier, « Un portrait sociologique raté des intellectuels médiatiques français »Quaderni, 111 | 2024, 115-124.

Référence électronique

Thibault Le Texier, « Un portrait sociologique raté des intellectuels médiatiques français »Quaderni [En ligne], 111 | Hiver 2023-2024, mis en ligne le 13 mai 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/3007 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p69

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Auteur

Thibault Le Texier

Chercheur associé au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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