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Dossier

Cultures numériques. Participation en ligne, éducation et idéologies

Mélanie Lallet et Julien Rossi
p. 9-14

Texte intégral

1Afin d’en saisir le caractère polymorphe, la « culture numérique » peut être définie comme « l’expression de valeurs, de connaissances et de pratiques qui impliquent l’usage d’outils informatisés, notamment les pratiques de consommation médiatique et culturelle, de communication et d’expression de soi », selon les mots de Serge Proulx (2002), repris par Cédric Fluckiger (2008 : 51). Que ce soit en tant qu’objet saisi par les différentes disciplines des sciences humaines et sociales ou dans les discours incarnés par les politiques d’éducation, la culture numérique, ou plutôt les cultures numériques, englobent de multiples enjeux et usages. Quoique protéiforme, la notion est indissociable d’un idéal de participation des publics et d’encouragement de leur créativité, identifié notamment par Henry Jenkins dans ses travaux sur la culture des fans (Corroy, 2016 ; Jenkins, 1992 ; Jenkins et alii, 2009). Cette culture de la participation s’étend à bien d’autres domaines, tels que la participation citoyenne et politique, la production de contenus culturels et médiatiques ou encore la participation à des dispositifs de science collaborative. Dans le premier article du dossier, résolument pluridisciplinaire, Manar Alomran recense ainsi les différentes formes de la participation en ligne abordées dans la littérature existante, aboutissant à une typologie des enjeux qui traversent la culture numérique dans son ensemble.

  • 1 La certification Pix permet aux élèves du secondaire et aux étudiants à l’université d’obtenir une (...)

2Parmi les six grands enjeux qu’elle identifie, figurent notamment les questions d’éducation et de pédagogie. Ce numéro sur les cultures numériques trouve d’ailleurs ses origines dans une réflexion sur les problématiques soulevées par le déploiement de la « culture numérique » à l’université au sein d’enseignements dédiés. Le caractère pluriel de la notion et la multiplicité des objectifs visés par ces enseignements semblent en effet donner lieu à des confrontations de points de vue concernant leur contenu : certification de compétences par le Pix1 ; formation à l’utilisation des outils numériques et des ressources électroniques de l’université ; projets à finalité pratique ; ou diffusion d’une culture scientifique sur les cultures numériques, etc.

  • 2 Voir en ligne sur le site du ministère de l’Éducation nationale, consulté pour la dernière fois le (...)

3La Charte pour l’éducation à la culture et à la citoyenneté numériques du Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, publiée en 2023, affirme dans son premier article que « l’acquisition d’une culture numérique permet à chaque élève d’exercer sa citoyenneté dans une société inclusive2 ». La volonté de transmission de cette « culture numérique », incarnée par l’éducation aux médias et à l’information (EMI) (Féroc Dumez, Loicq, Seurrat, 2019 ; Bosler, Pascau, Pleau & Fastrez, 2019) ainsi que les discours sur la littératie numérique (Livingstone, 2002 & 2004), porte à la fois sur une sensibilisation aux mésusages de ces dispositifs, notamment en lien avec la question du (cyber)harcèlement (Boyd, 2016 ; Stassin, 2019) et sur des enjeux de compétence technique ou de « littératie numérique » (Bouchardon & Cailleau, 2018 ; Crozat, 2016), au cœur de politiques d’éducation qui se déploient à l’école, au collège et à l’université. Ces questions d’éducation sont au centre de deux articles du dossier : celui d’Amandine Kervella, Céline Matuszak et Florène Champeau, qui explore depuis une perspective interactionniste le déploiement d’une « culture numérique négociée » au collège mêlant celle des élèves et des enseignants ; et celui d’Éric Mutabazi (en sciences de l’éducation), qui montre comment les représentations de la culture et des outils numériques chez les étudiants mettent à l’épreuve les discours idéalistes sur « le numérique » dans les pratiques d’apprentissage. Mobilisant une approche relationnelle, les deux textes montrent que la culture numérique des élèves/étudiants n’a de sens que renvoyée à la culture numérique des enseignants – que l’on envisage cette dernière comme un ensemble de pratiques culturelles ou que l’on se concentre sur la maîtrise des aspects techniques de ces outils.

4La notion de « culture » au cœur de l’expression « culture numérique » est en effet marquée par une certaine polysémie susceptible d’en infléchir le sens (Le Crosnier, 2017). Le mot « culture » peut être utilisé dans un sens lettré, renvoyant aux arts et aux lettres ; pour désigner un ensemble de compétences ou de savoirs ; ou bien dans une conception anthropologique, comme mode de vie. Cette dernière occupe une place centrale dans les travaux de Raymond Williams (1983), mais également dans la sociologie interactionniste de Chicago (Becker, 1963). Si l’appréhension de la culture numérique en lien avec les questions d’éducation nous amène logiquement à concevoir cette culture comme un ensemble de connaissances et de savoir-faire, elle n’exclut pas une approche compréhensive, attentive à la diversité des pratiques et aux significations dont elles sont investies. L’approche interactionniste d’Amandine Kervella, Céline Matuszak et Florène Champeau les conduit ainsi à privilégier une conception de la culture au sens large, les projets développés dans le cadre de leur recherche-action au collège intégrant des aspects de la culture numérique associés à l’espace des loisirs, de la vie privée ou à la culture populaire. L’article de Ghizlane Benjamaa, qui mobilise les outils de la sémiotique sociale pour saisir la façon dont les croyants musulmans français donnent sens à la présence de l’Islam sur les réseaux sociaux, incarne également cette conception de la culture au sens large. Une place importante est donc accordée à la restitution de la parole et de l’interprétation des croyantes et des croyants interrogés. Le texte de Stéphanie Wojcik et Gaël Stephan relève d’un élargissement du regard similaire, qui leur permet de se focaliser sur un objet original : la symbolique et la culture visuelle déployée dans la communication politique de comptes Instagram associés au parti Reconquête!. Les auteurs constatent que la dimension iconographique est souvent négligée dans l’étude des cultures d’extrême droite (Belhadi, 2022), alors qu’elle est au cœur des usages militants qui se déploient sur Instagram à travers un langage propre à Internet et au web (mèmes, détournements, images composites…). Les enjeux politiques de la participation en ligne sont d’ailleurs identifiés par Manar Alomran comme l’un des six enjeux de sa typologie, les cultures numériques pouvant être propices à la fois à la participation citoyenne et à la communication politique partisane.

  • 3 Le terme woke (vigilant, éveillé), issu du militantisme anti-raciste étasunien, renvoie à la lutte (...)

5Une autre dimension centrale dans ce dossier est celle de la production, de la mise en circulation et de l’appropriation des idéologies via les cultures numériques. Refusant de l’assimiler au « faux » ou à « l’illusoire », Paul Ricœur envisage l’idéologie comme « l’ensemble des mécanismes symboliques grâce auxquels l’homme se comprend dans une culture donnée » (Michel, 2003 : 150 ; Ricœur, 1997). Cette approche se retrouve à la fois dans l’article sur les prêches en ligne et celui sur les activités de Reconquête! sur Instagram. Ghizlane Benjamaa montre ainsi comment la mobilisation de filtres interprétatifs liés à la culture majoritaire en France conduit certains de ses enquêtés musulmans à se montrer critiques envers les imams qui génèrent du profit via leurs activités en ligne. Stéphanie Wojcik et Gaël Stephan dépeignent quant à eux un paysage visuel dans lequel la culture d’extrême droite se mêle à la culture du « lol » (« laughing out loud ») en prenant pour cible des adversaires idéologiques présentés comme des figures repoussoirs (les « wokes3 », les non-Français, les médias, etc.).

  • 4 Entrée « numérique » du Trésor de la langue française informatisé accessible au lien suivant, consu (...)

6La notion même de « culture numérique », et plus particulièrement la forme substantivée « le numérique », sont également l’objet de discours chargés idéologiquement et symboliquement. Au sens propre, l’adjectif « numérique » désigne ce « qui concerne des nombres, qui se présente sous la forme de nombres ou de chiffres, ou qui concerne des opérations sur des nombres4 ». Il est associé à l’informatique car les ordinateurs ont pour particularité de traiter et de produire des informations encodées sous la forme de données numériques (Breton, 1987 ; Ghitalla, 2000 ; Turing, 1936). Quel rapport la « culture numérique » entretient-elle aux machines computationnelles que sont les ordinateurs (Collomb, 2016) ? Les articles présentés dans ce numéro de Quaderni semblent s’accorder sur l’importance de la dimension participative de la culture numérique, qui était au cœur du projet contre-culturel de certains pionniers d’Internet et du web (Flichy, 2001 ; Turner, 2008). D’un autre côté, plusieurs soulignent également l’injonction à « l’innovation » dont les discours sur « le numérique » sont porteurs, que ce soit par exemple dans le cadre du développement d’une recherche-action au collège de type « Projet Numérique de Territoire » ou de la culture numérique à l’université. Cette injonction n’est pas sans rappeler le « bluff technologique » dont parle Jacques Ellul, pour qui le discours sur la technique devient de nature idéologique dans la société technicienne qu’il dénonce (Ellul, 1977 & 1988). Pour Manar Alomran, la culture numérique serait même constituée de tensions idéologiques structurelles : intelligence collective vs captation de sa valeur par les entreprises du numériques ; société de l’information vs société du contrôle et de la surveillance ; idéal de participation vs inégalités d’accès et fracture numérique. Nous proposons, comme elle, de les penser ensemble, pour mieux cerner les cultures numériques et leurs multiples contours.

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Bibliographie

Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1963.

Morgane Belhadi, Affiches politiques et populisme en France : vers une nouvelle esthétique ? Une approche iconographique comparée – Front national/Rassemblement national, Front de gauche/La France Insoumise, thèse de doctorat, Paris, Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, 2022.

Sabine Bosler, Julie Pascau, Joannie Pleau et Pierre Fastrez, « Des concepts au terrain : questionnements relatifs à la culture numérique en éducation aux médias et par les médias », Communication & langages, n°201, 2019, p. 41-66.

Serge Bouchardon et Isabelle Cailleau, « Milieu numérique et « lettrés » du numérique », Le français aujourd’hui, n°200, 2018, p. 117-126.

Danah Boyd, C’est compliqué. Les vies numériques des adolescents, traduit de l’anglais par Hervé Le Crosnier, Caen, C&F éditions, 2016.

Philippe Breton, « Le rôle du contexte dans la genèse d’une innovation : questions à propos de l’ordinateur », Réseaux, vol. 5, n°24, 1987, p. 57-64.

Cléo Collomb, Un concept technologique de trace numérique, thèse de doctorat, Compiègne, Université de technologie de Compiègne et Université libre de Bruxelles, 2016.

Laurence Corroy, Éducation et médias. La créativité à l’ère du numérique, Londres, Iste éditions, 2016.

Stéphane Crozat, « De l’écriture qui veut imprimer à l’écriture qui veut programmer », Balisages, n°4, 2016. En ligne, consulté pour la dernière fois le 7 mars 2024 : https://publications-prairial.fr/balisages/index.php?id=149.

Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Cherche Midi, 2012 [1977].

Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Fayard/Pluriel, 2012 [1988].

Isabelle Féroc Dumez, Marlène Loicq, Aude Seurrat, « Dossier en débats : questionner les relations des chercheurs aux acteurs et aux pratiques de l’Éducation aux médias et à l’Information (EMI) », Communication & langages, n°201, 2019, p. 31-40.

Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, Paris, La Découverte, 2001.

Cédric Fluckiger, « L’école à l’épreuve de la culture numérique des élèves », Revue Française de Pédagogie, n°163, 2008, p. 51-61.

Franck Ghitalla, « L’espace du document numérique », Communication & langages, n°126, 2000, p. 74-84.

Henri Jenkins, Ravi Purushotma, Margaret Weigel, Katie Clinton et Alice J. Robison, Confronting the Challenges of Participatory Culture: Media Education for the 21st Century, Cambridge (MA), The MIT press, 2009.

Henry Jenkins, Textual Poachers: Television Fans & Participatory Culture, New York (NY), Routledge, 1992.

Hervé Le Crosnier, « Tentative de délimitation de la culture numérique pour son usage dans l’institution scolaire », Hermès, n°78, 2017, p. 159-166.

Sonia Livingstone, « What is Media Literacy? », Intermedia, vol. 32, n° 3, 2004, p. 18-20.

Sonia Livingstone, Young People and New Media: Childhood and the Changing Media Environment, Londres, Sage, 2002.

Johann Michel, « Le paradoxe de l’idéologie revisité par Paul Ricœur », Raisons politiques, n°11, 2003, p. 149-172.

Serge Proulx, « Trajectoires d’usages des technologies de communication : les formes d’appropriation d’une culture numérique comme enjeu d’une société du savoir », Annales des télécommunications, n°3-4, 2002, p. 180-189.

Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997.

Bérengère Stassin, (Cyber)harcèlement. Sortir de la violence, à l’école et sur les écrans, Caen, C&F éditions, 2019.

Alan Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, 2nde série, vol. 45, 1936, p. 230-265.

Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Chicago (IL), University of Chicago Press, 2008.

Raymond Williams, Culture & Society: 1780-1950, 2e édition, New York (NY), Columbia University Press, 1983.

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Notes

1 La certification Pix permet aux élèves du secondaire et aux étudiants à l’université d’obtenir une certification nationale de leurs compétences numériques. Instaurée en 2016, elle remplace le C2i (certificat informatique et Internet), lui-même dérivé du B2i (brevet informatique et Internet), rendu obligatoire en 2006. Sur la page dédiée à l’histoire de la certification Pix sur le site de la plateforme, on peut lire que la mission initiale du projet consiste à « élever le niveau de compétences numériques de tous, de l’école jusqu’au grand âge ». Voir en ligne, page « Notre histoire », consultée pour la dernière fois le 7 mars 2024 : https://pix.fr/notre-histoire.

2 Voir en ligne sur le site du ministère de l’Éducation nationale, consulté pour la dernière fois le 7 mars 2024 : https://eduscol.education.fr/3730/charte-pour-l-education-la-culture-et-la-citoyennete-numeriques.

3 Le terme woke (vigilant, éveillé), issu du militantisme anti-raciste étasunien, renvoie à la lutte contre les discriminations. Voir par exemple Assma Maad, « Qu’est-ce que la pensée woke ? Quatre questions pour comprendre le terme et les débats qui l’entourent », lemonde.fr, 23 septembre 2021, consulté pour la dernière fois le 7 mars 2024 : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/09/23/quatre-questions-pour-cerner-les-debats-autour-du-terme-woke_6095681_4355770.html.

4 Entrée « numérique » du Trésor de la langue française informatisé accessible au lien suivant, consulté pour la dernière fois le 7 mars 2024 : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

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Pour citer cet article

Référence papier

Mélanie Lallet et Julien Rossi, « Cultures numériques. Participation en ligne, éducation et idéologies »Quaderni, 111 | 2024, 9-14.

Référence électronique

Mélanie Lallet et Julien Rossi, « Cultures numériques. Participation en ligne, éducation et idéologies »Quaderni [En ligne], 111 | Hiver 2023-2024, mis en ligne le 15 janvier 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2932 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p60

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Auteurs

Mélanie Lallet

UCO Nantes, laboratoires CHUS et Arènes

Julien Rossi

Université Paris 8, laboratoire CEMTI

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