Faire avec la « culture numérique »
Texte intégral
1« Les lendemains qui informatisent peuvent être aussi redoutables que ceux qui chantent », prévient François Périer, voix off du documentaire 2084, réalisé par Chris Marker à l’occasion du 100e anniversaire de la législation des syndicats. Clin d’œil cinématographique à la célèbre dystopie de George Orwell, le court-métrage envisage avec une inquiète lucidité le devenir informatique de nos sociétés. Quarante ans après sa diffusion le 29 mars 1984 sur Antenne 2, le « numérique » s’est installé dans nos quotidiens et a durablement investi tous les pans de la vie sociale. L’expérience récente de la crise de la Covid-19 et des confinements successifs vécus par une grande partie de la population mondiale nous a rappelé, s’il était besoin, combien la marche du monde et nos existences sont désormais intimement corrélées au pouvoir des écrans et au déploiement de ce qu’il est convenu d’appeler la « culture numérique ».
2Si évidente puisse-t-elle apparaître dans ses usages quotidiens, l’expression n’en demeure pas moins formulaire et rétive à toute tentative de stabilisation conceptuelle. Qu’entendons-nous exactement lorsque nous invoquons la « culture numérique » ? Le champ des réalités sociales auxquelles renvoie l’expression est en effet particulièrement hétérogène. Elle peut aussi bien désigner une saisie totalisante et systémique de la vie sociale qu’un ensemble situé de discours prescriptifs produits par des acteurs institutionnels, ou encore renvoyer à la littératie numérique des usagers – à la palette éclectique des menus gestes associés à la pratique ordinaire des dispositifs et des services mis à notre disposition sur nos smartphones et nos ordinateurs portables.
3Formule-écran inscrite à la croisée d’un « grand tout » et de « petits riens », la « culture numérique » cristallise les ambiguïtés, mais également les enjeux de pouvoir, à travers les réquisitions sémantiques et les visions concurrentes dont elle fait l’objet. Quel que soit le contexte dans lequel l’expression est mobilisée – de l’éducation à la vie publique et politique, des industries culturelles et créatives aux médiations du passé, des cultures juvéniles au champ du religieux – la « culture numérique » échappe à l’emprise d’une définition univoque. Elle porte au contraire la marque des tensions, des oppositions et des consensus qui modèlent incessamment ses contours et proscrivent toute espèce d’essentialisation.
- 1 LÉVY Pierre, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, Paris (...)
4D’une certaine manière, le champ des controverses définitionnelles dont elle fait l’objet perpétue la mémoire résolument politique des imaginaires du numérique – des utopies de rupture portées par la contre-culture californienne aux mantras libéraux-libertaires de la Silicon Valley, des espoirs soulevés par l’idéal appareillé d’une « intelligence collective », pour reprendre les mots de Pierre Lévy1, aux craintes associées à la dissémination anarchique de ses usages, de l’optimisme technophile des chantres de la « révolution numérique » aux mises en garde inquiètes des Cassandre des réseaux. Ces regards divergents témoignent des dynamiques sociales qui continuent aujourd’hui encore à façonner et politiser les imaginaires du numérique et d’une histoire technique embrassant sophistication des outils, idéologies mythifiantes et aspirations au changement.
- 2 DOUEIHI Milad, La Grande Conversion numérique, Seuil, Paris, 2008.
5Passée la « transition numérique » des années 2000 significativement évoquée sous les traits d’une « grande conversion » par Milad Doueihi2, le numérique s’est imposé comme un fait culturel à part entière, subsumant la diversité de ses espaces d’expression et la complexité des usages dont il fait l’objet. Aussi le syntagme figé « culture numérique » et plus encore l’horizon d’un étiquetage stabilisé et homogène apparaissent-ils bien impuissants à rendre compte de l’entrelacs des dispositifs, des acteur·rices et des discours qui fondent aujourd’hui l’intrication du numérique et de toutes les sphères de l’activité humaine. C’est au contraire l’attention portée aux pratiques des usagers et à la diversité des contextes dans lesquels le numérique est mobilisé qui semble permettre d’approcher au mieux les réalités empiriques plurielles que recouvre la « culture numérique » et la soustraire à l’écueil d’un regard désincarné.
6Autant de variations sur un même thème qui montrent combien la « culture numérique » est affaire d’expérience et de langage, affaire techno-logique, entendue au sens fort du terme, qui suppose de ses parties prenantes – professionnel·les du numérique, acteur·rices institutionnel·les, usagers profanes, etc. – un effort de conceptualisation et de verbalisation. Elle s’apparente à ce que, dans ce dossier, les autrices de l’article portant sur les projets dédiés au numérique au collège, nomment une « culture négociée ». La part active des usagers à la mise en œuvre d’un idéal participatif assigne la « culture numérique » à un travail constant de composition.
7Quel que soit le contexte envisagé, il s’agit en d’autres termes pour les usagers de « faire avec ». « Faire avec » les contraintes socio-techniques des dispositifs – se jouer de ces contraintes, « faire avec » l’emprise des prescriptions institutionnelles en matière d’éducation numérique au collège et à l’université, « faire avec » le partage inégal des savoirs et savoir-faire associés à la maîtrise de l’outil dans l’élaboration d’un projet professionnel ou pédagogique, « faire avec » le folklore numérique et son réservoir collectif de références esthétiques et pop culturelles dans le cadre des pratiques de communication politique, « faire avec » les valeurs associées à la monétisation des contenus dans le champ du religieux.
8Partant de cet effort constant de négociation et de composition, la « culture numérique » ne saurait se réduire à un ensemble invariant de règles et de procédures sédimentées auxquelles chacun devrait souscrire. Elle s’inscrit au contraire dans le champ des possibles offert par les contextes différenciés qui lui donnent corps, par la diversité des enjeux qu’elle soulève, par le tissu des relations et des modes d’appropriations pluriels dont elle fait l’objet et qui mettent en déroute le pouvoir de prescription et de proscription des idéologies techniciennes.
Notes
1 LÉVY Pierre, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, Paris, 1994.
2 DOUEIHI Milad, La Grande Conversion numérique, Seuil, Paris, 2008.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Faire avec la « culture numérique » », Quaderni, 111 | 2024, 5-8.
Référence électronique
Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Faire avec la « culture numérique » », Quaderni [En ligne], 111 | Hiver 2023-2024, mis en ligne le 15 janvier 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2888 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p61
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