Éditorial : Éloge de la controverse
Texte intégral
1La relation entre médias et controverse nous rappelle la place centrale qu’occupe aujourd’hui la conflictualité dans nos sociétés et les multiples facettes qu’elle est susceptible d’endosser. Les lieux consacrés de la démocratie représentative, les arènes télévisuelles et numériques du débat public, ou encore les mouvements de mobilisation collective constituent autant d’espaces physiques et médiatiques où s’expriment de manière parfois virulente et spectaculaire les antagonismes qui travaillent le collectif. Ce goût de la discorde est d’autant plus remarquable qu’il s’inscrit aujourd’hui dans un environnement médiatique particulièrement favorable à son déploiement. Le duel, le face-à-face ou encore le clash inspirent volontiers les mises en scène proposées par les émissions d’information politiques et le traitement de l’actualité sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Sur les réseaux socionumériques, ce registre rhétorique de l’affrontement constitue également une ressource éditoriale particulièrement efficace pour capter l’attention des publics et générer de l’audience. Avec des effets de fragmentation des débats qui ne sont plus perçus dans leur continuité argumentative, mais uniquement dans leurs moments de débordements, laissant penser que la controverse se limite à une joute spectaculaire. La personnalisation des idées l’emporte sur les objectifs mêmes de l’échange — informer les citoyens et éclairer la décision politique en dernière instance —, au point que les observateurs, et les soutiens de telle ou telle position, s’échinent dès le lendemain de la discussion à désigner un « gagnant ».
2S’il n’avait pour vocation la recherche d’un accord entre ses parties prenantes sur une question précise, le genre de la controverse pourrait aisément s’accommoder de la part belle faite à la conflictualité dans les médias d’informations contemporains. L’actualité sociale, politique, culturelle, ou encore scientifique regorge d’exemples qui témoignent de la vigueur des « matières à controverse », mais qui interrogent paradoxalement les lois du genre et l’histoire d’une pratique. Que devient en effet la controverse lorsqu’un échange contradictoire s’apparente au pugilat et se soustrait à toute espèce d’éthique et de civilité ? Quelles perspectives lui assigner si les espaces médiatiques qui la soutiennent n’ont d’autre fonction que celle d’alimenter à bon compte les dissensions et d’ériger la conflictualité en produit d’appel ? Que deviennent les arènes mobilisées par les controverses quand l’environnement numérique intègre à la dynamique des échanges un ensemble élargi d’acteurs et d’expertises, mais également un flux de contre-vérités et de fake news ? Si les controverses ont besoin d’un cadre pour exister, la relation entre le « controversé » et le « médiatique », telle qu’elle se donne à lire aujourd’hui dans des sociétés organisées autour des médias audiovisuels et numériques, mérite d’être interrogée à différents titres.
3Sur le plan communicationnel, la controverse se définit comme un échange contradictoire organisé autour de plusieurs points de vue divergents et portant sur la résolution d’un problème ou d’une question située. Cette organisation agonistique de la controverse rappelle l’étymologie latine du substantif — controversia qui renvoie à « l’action de se tourner l’un contre l’autre ». Penser les controverses revient dès lors à envisager les situations de communication à l’intérieur desquelles elles s’inscrivent et dont elles sont, chemin faisant, le résultat. Suivant cette approche pragmatique de la communication, les controverses sont indissociables des dispositifs qui leur donnent corps et des contraintes et prescriptions argumentatives qui organisent accords et désaccords entre leurs parties prenantes. Ainsi par exemple des controverses socio-techniques qui s’inscrivent dans l’espace ritualisé et codifié d’institutions dédiées à la science (laboratoires de recherche, espaces académiques…) et qui sollicitent des acteurs spécialistes des questions posées. La mobilisation de ce que nous pourrions appeler une « culture de la controverse scientifique » à l’intérieur de ces arènes d’experts est aujourd’hui singulièrement questionnée sous la pression du médiatique. L’élargissement du débat public aux réseaux sociaux, forums et autres espaces dédiés à l’expression des citoyens contribue en effet à modifier les situations de communication qui font les controverses et à redéfinir leur portée. Au fond, il n’y a plus de « spectateurs » d’une controverse, et l’idéal d’une controverse éclairée entre spécialistes, finalement trop savante et trop fermée, se heurte de plein fouet aux effets participatifs des arènes où elle se déroule. Très concrètement, tout le monde participe aux controverses, entre promotion des savoirs dits dominés et publics citoyens très informés. Le public est désormais aussi acteur des débats qui le concernent.
4L’enjeu communicationnel se double ainsi d’un enjeu politique qui devient problématique lorsqu’il concerne une question a priori réservée à des spécialistes, comme cela peut être le cas dans le cadre des controverses environnementales et sanitaires. C’est précisément ce qu’a mis en lumière la crise de la Covid-19 en nous offrant un exemple éloquent de la lutte pour la définition de ses cadres socio-communicationnels. La pandémie a contribué à placer sur le devant de la scène publique une pluralité de voix, souvent divergentes, donnant à lire la gestion de la crise sanitaire, mais surtout la question de la vaccination sous l’angle d’une controverse élargie, donc, à l’ensemble de la société. La pratique de l’échange contradictoire, ordinairement réservée à la discrétion des laboratoires de recherche et indispensable à l’élaboration au long cours des savoirs scientifiques, s’est brutalement retrouvée sous le feu des projecteurs médiatiques et face à un cortège d’injonctions « solutionnistes » en tous genres.
5Impossible pour elle de répondre à l’impératif d’efficacité exigée des citoyens et des pouvoirs publics pour résorber la crise, impossible également d’articuler le temps long de la recherche scientifique à la culture de l’immédiateté dans un environnement médiatique dominé par le clic et l’information en temps réel. Alors même que les connaissances relatives au virus de la Covid-19 sont discutées entre pairs, le débat public fait état de profondes dissensions entre partisans des politiques coercitives conduites par l’exécutif et détracteurs de la vaccination et du pass sanitaire. La virulence de ces affrontements sur les réseaux sociaux et sur les plateaux de télévision, la propension des non-spécialistes à s’exprimer publiquement sur des sujets techniquement complexes — tendance autrement qualifiée d’ultracrépidarianisme, ou encore l’émergence de figures médiatiques clivantes, à l’image du professeur Raoult, interrogent en profondeur la manière dont le « médiatique » affecte le genre de la controverse dans ses pratiques, ses codes et ses enjeux.
6L’une des caractéristiques majeures de cette rencontre tient à la diversité des arènes et des acteurs susceptibles de soutenir et structurer la dynamique des échanges. Leur dissémination dans l’espace public — à l’image des grands débats autour de l’euthanasie ou jadis de la peine de mort — rappelle que la controverse repose sur une configuration des accords et des désaccords à la fois polyphonique et fluctuante. Acteurs associatifs, militants, personnel politique, professionnels de l’information et des médias concourent, chacun à leur mesure, à la publicisation des controverses et à leur inscription dans une temporalité propre, un récit complexe où les moments de silence, a fortiori de discrétion, succèdent aux coups de projecteurs médiatiques, où les configurations et les régimes de visibilité de la conflictualité oscillent entre recherche argumentée du consensus et spectacle de l’affrontement. La présence des controverses dans les grands médias d’information témoigne autant du rôle actif joué par ces derniers dans l’organisation agonistique des points de vue — ils sont à ce titre pleinement acteurs des controverses — que de leur capacité à façonner dans leur propre intérêt le régime hautement « médiagénique » de la conflictualité. C’est là que se noue, pour reprendre la juste formule d’Orélie Desfriches, le « rapport paradoxal des médias aux controverses ».
7S’il convient de se prémunir contre une vision monolithique du champ médiatique, le formatage esthétique et communicationnel opéré par les grands médias d’information n’est pas sans conséquence sur la définition et les enjeux mêmes de la controverse. Le privilège accordé à une couverture sensationnaliste et polarisante de la conflictualité, les emballements d’audience suscités par les scènes de disputes diffusées sur les sites d’hébergement de vidéos, l’expression souvent virulente des désaccords sur les réseaux socio-numériques dans le cadre de certains débats, concourent à favoriser la dimension polémique des controverses médiatisées. La dynamique duelle et martiale du polemos (en grec : « ce qui concerne la guerre ») tend à exalter une conception de la conflictualité où tous les coups sont permis. Le primat des émotions, la personnalisation à outrance des échanges et la confrontation d’altérités a priori irréductibles prennent le pas sur ce qu’il conviendrait d’appeler avec Jürgen Habermas une « éthique de la discussion ».
8C’est précisément cet enjeu éthique que met en lumière ce numéro de Quaderni consacré à la complexité des rapports entre le « médiatique » et le « controversé ». Parce que la prolifération des informations constitutives des controverses médiatisées interroge en profondeur la relation des publics à l’élaboration des savoirs. Parce que le genre de la controverse doit s’accommoder de certaines dynamiques argumentatives et rhétoriques à l’œuvre sur les réseaux sans y perdre son âme. Parce que l’analyse des controverses impose, par effet de miroir, une réflexion sur les normes qui régissent la vie publique dans les démocraties libérales et un rappel salutaire des vertus du dialogue contradictoire lorsque ce dernier assigne à ses parties prenantes le précieux statut d’alter ego.
Pour citer cet article
Référence papier
Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Éditorial : Éloge de la controverse », Quaderni, 109 | 2023, 5-9.
Référence électronique
Thierry Devars et Emmanuel Taïeb, « Éditorial : Éloge de la controverse », Quaderni [En ligne], 109 | Printemps 2023, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2716 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2716
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