Éditorial : La surveillance, c’est les autres
Texte intégral
1Des multiples enjeux de la surveillance, c’est la cristallisation orwellienne d’une surveillance généralisée qui reste la plus saillante. Renforcée régulièrement par les évolutions technologiques qui paraissent la rendre chaque jour plus précise et plus invisible. Elle alimente la crainte d’un État « Big Brother » tellement puissant qu’il ferait passer les totalitarismes du XXesiècle pour de simples répétitions d’une surveillance de masse généralisée, capable de descendre dans les tréfonds de l’intime. Une telle surveillance est techniquement possible depuis un moment et, du passeport biométrique aux traces laissées sur Internet, la capacité à sonder les pratiques, les déplacements, les sensibilités politiques, les goûts et les corps, est désormais omniprésente. Cette inquiétude de l’État surveillant se conjugue aujourd’hui avec celle de l’usage commercial des données. C’est bien à partir de nos achats et des sites web que nous avons visités que s’affichent des bannières de publicité dédiées, rendant toujours plus proche le fantasme du Minority Report de Steven Spielberg (2002) où des panneaux publicitaires animés s’adaptent aux passants après avoir scanné leurs rétines. Le succès de séries dystopiques, à haute teneur surveillancielle, comme The Handmaid’s Tale, adaptée du roman éponyme de Margaret Atwood, ou de Black Mirror, soulève la question du rôle que sont appelés à jouer les artefacts de la surveillance dans nos vies quotidiennes et celle plus vive encore du devenir des démocraties libérales contemporaines.
2À côté de ces surveillances passablement scrutées, et qui font l’objet d’un débat démocratique, d’autres plus classiques passent sous les radars (si l’on ose dire), tant elles sont familières. Par exemple, la surveillance des lieux de pouvoir, des prisons, des rails, des locaux d’entreprises la nuit, des vols dans les magasins, ou des transports en commun. Les technologies y sont les mêmes, les fins différentes —la prévention des illégalismes— et les acteurs facilement identifiés. C’est une surveillance socialement acceptée, parce qu’elle ne concerne pas tout le groupe et que ses règles sont connues. C’est celle que recouvre l’argument limité selon lequel « je n’ai rien à me reprocher », parce qu’il s’agit d’une surveillance ciblée facilement évitable.
3Pour autant, à la différence de 1984, et de ce qu’on sait des régimes autoritaires du passé, la surveillance contemporaine se caractérise par son éclatement. Si l’État centralisé peut techniquement amener à lui le fruit de sa surveillance, il n’a pas les moyens matériels de traiter la masse des renseignements ni toutes les communications des citoyens, et son effort se porte surtout sur les ennemis extérieurs, ce dont témoignent par exemple les activités de contre-espionnage et les politiques de lutte contre le risque terroriste. Les caméras placées dans les villes valent, elles, moins pour ce qu’elles captent en direct, qui n’est pas réellement exploitable (sauf pour fluidifier la circulation automobile), que pour leur utilisation comme « auxiliaires de police » après la commission d’un crime. Les sites marchands et les réseaux sociaux produisent une situation paradoxale où chacun livre des pans de vie, plus ou moins contrôlés, des coordonnées bancaires, des messages personnels,des photos à visage découvert, tout en refusant —peur orwellienne oblige— la reconnaissance faciale ou de livrer quoi que ce soit à l’État ; comme on a pu l’observer avec les résistances à l’application TousAntiCovid, où l’anonymat était pourtant de rigueur. Sur les réseaux sociaux, la publication récurrente de posts rappelant le cadre légal régissant l’utilisation des données personnelles souligne cette méfiance des usagers à l’encontre des politiques conduites à des fins mercantiles par les géants du web en matière de confidentialité.
4Le véritable éclatement touche en réalité à la multiplication des points de vue : l’État n’est plus le seul à surveiller, s’il l’avait jamais été (le contrôle social lui préexiste), et la démocratisation des caméras et des smartphones pousse chacun à devenir potentiellement surveillant des autorités et d’autrui. Les promesses originelles et controversées des premières émissions de télé-réalité —» tout voir » et « tout savoir »— investissent le champ du quotidien. Tout se concentre en un jeu étrange et réversible où l’exhibition de soi permet la surveillance par le groupe, et où le désir individuel de surveillance permet en retour la mise en visibilité de toutes les actions. Si pendant une manifestation les smartphones sont tournés vers les forces de l’ordre pour documenter leurs débordements, le reste du temps c’est bien l’activité ordinaire qu’ils enregistrent, parfois dans un direct permanent et ubiquitaire dont l’État autoritaire n’osait pas rêver.
5La surveillance, c’est les autres, dans le vertige collectif de tout enregistrer, de s’autonomiser des chaînes d’information, de leurs montages, et du récit « officiel » du pouvoir. Favorisée par l’émergence des réseaux sociaux, la médiatisation des vidéos dites « pirates » ou des vidéos amateurs oppose ainsi un contre-récit parfois spectaculaire à celui proposé par les autorités médiatiques et politiques traditionnelles. En 2018, la diffusion en ligne de scènes de violence, filmées par plusieurs témoins, à l’occasion des manifestations du 1ermai, conduit à l’identification d’Alexandre Benalla, ancien chargé de mission à l’Élysée, et à une mise en examen, retentissante pour le pouvoir présidentiel. Par-delà l’émergence d’une « contre-surveillance », l’éclatement reste cependant de mise dans la profusion des points de vue, jugée susceptible de forger un regard panoptique et probatoire —comme l’a fait David Dufresne dans son documentaire Un pays qui se tient sage (2020)—, mais qui a le défaut ne plus dégager dans cette multitude un point de vue, donc un propos. Plus le réel semble émaner de mille images et plus le hors-champ s’agrandit, dans le désir de savoir ce qui n’a pas été filmé et ce qui a échappé à une surveillance citoyenne étouffante. Même réversibilité quand les images filmées par les médias ou par les acteurs sociaux sont ensuite utilisées par la police, pour identifier des casseurs ou reconstituer un passage à la violence, devenant donc des images de surveillance prises par ceux-là mêmes qui y sont succombent. Il arrive même qu’une agression soit enregistrée et postée sur les réseaux sociaux par ceux qui la commettent, pour s’en vanter ou parce qu’elle participe d’un spectaculaire frelaté, ce qui évite à la police de recourir à une quelconque surveillance, la preuve du forfait étant fournie clef-en-main par ses agents.
6La « nouvelle » surveillance est donc entre les mains des citoyens. Elle entend s’éloigner des images du pouvoir pour produire des images de pouvoir, des images ayant leur puissance propre, qui favorisent l’empowerment de ceux qui les font et de ceux qui les regardent. Qu’il s’agisse de faire des propositions visuelles inédites (arts dits de la résistance, geste photographique échappant aux partis-pris médiatiques), de demander un « droit à l’oubli » à Google (pour le déréférencement de pages web où l’on pouvait apparaître) ou d’utiliser, avec plus ou moins de confiance, des outils de communication protégés et cryptés (Telegram, WhatsApp). Surveiller alors les surveillants, revendiquer une « sousveillance » (Steve Mann) —mais on dirait plutôt une « contre-surveillance »— et rendre visibles les « coulisses de la vie sociale », selon la belle expression de Norbert Elias, en publicisant ce qui est caché et refoulé. Typiquement, les intrusions et les caméras cachées dans les abattoirs de l’association antispéciste L214 participent de ce mouvement de dénonciation et de construction d’une cause, dans une relation du faible au fort, en surveillant ce qui ne l’est pas ou mal. Dans un registre distinct, l’émergence des revendications portées par le mouvement #MeToo peut être rapprochée de cette dynamique « alèthurgique », en autorisant les victimes déclarées à « faire la lumière » sur les violences sexistes et sexuelles dont elles ont été victimes et en assignant au témoignage une fonction de dévoilement.
7Ainsi, les Surveillance studies ne s’intéressent-elles plus seulement à la société de contrôle, mais aussi à d’autres dispositifs, sociétaux et militants (surveillance du quartier par ses habitants, de la police par les manifestants, visibilisation, name and shame), contre-médiatiques (fact-checking, surveillance des discours politiques par les électeurs, exhumation d’anciens posts), artistiques, d’investigation et de traçage, ou de détournement. Lesquels ne peuvent produire d’effets que dans des sociétés où la défiance à l’égard du pouvoir est si marquée qu’on lui préfère désormais ce qui est construit hors de son contrôle, sans toujours interroger le crédit et la confiance accordés à ces discours alternatifs (complotisme et sites de « réinformation » s’engouffrent d’ailleurs dans cette béance). La relation reste asymétrique, mais c’est bien parce que les outils de la contre-surveillance ont été démocratisés qu’ils participent du bon fonctionnement démocratique.
- 1 Christian Delacampagne, Figures de l’oppression, Paris, Puf, 1977, p.10.
- 2 Ibid., p.11.
8Pour autant, la critique de la surveillance n’explore quasiment jamais la question de la sortie de la surveillance. Car après tout, faut-il bien emprunter au pouvoir ses propres technologies et dupliquer ses outils ? De la cour de récréation à l’espace public, faut-il même surveiller ? « Punir n’est nécessaire que si l’on a mal surveillé », écrivait le philosophe Christian Delacampagne1, interrogeant la déviance après Michel Foucault. S’il est question de degrés, la surveillance paraît moins violente et moins répressive que la punition, donc peut-être plus acceptable que le couperet de la justice et ses aléas. Mais s’il est question de nature, alors la punition et la surveillance existent sur des plans équivalents, voire concurrents, l’une confortant le contrat social, l’autre traquant ce qui le menace ; la surveillance requérant la « survie de son objet », le crime22, la tentation du crime, celle-là même qu’empêche justement l’unité de police de Minority Report avant sa réalisation, car sinon il n’y aurait rien à surveiller. La surveillance est donc à elle-même sa propre fin, s’alimentant de potentialités plus que de faits, de fantasmes, de paranoïa, où le voyeurisme est le pendant de la visibilité, et sa disparition est indéfiniment repoussée.
Notes
1 Christian Delacampagne, Figures de l’oppression, Paris, Puf, 1977, p.10.
2 Ibid., p.11.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Emmanuel Taïeb et Thierry Devars, « Éditorial : La surveillance, c’est les autres », Quaderni, 108 | 2023, 5-9.
Référence électronique
Emmanuel Taïeb et Thierry Devars, « Éditorial : La surveillance, c’est les autres », Quaderni [En ligne], 108 | Hiver 2022-2023, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2591 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2591
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page