Navigation – Plan du site

AccueilNuméros107Dossieréditorial : L’esprit numérique du...

Dossier

éditorial : L’esprit numérique du journalisme

Emmanuel Taïeb et Thierry Devars
p. 5-9

Texte intégral

1Informer sous algorithmes, c’est pour les journalistes adapter et opter pour une écriture à la fois dédiée et sous contrainte, professionnelle et dépendante des outils qui la rendent possibles. Le travail journalistique est subordonné à un double principe d’anticipation et de « conscription », puisqu’il s’agit littéralement d’écrire pour et avec les algorithmes. La prépondérance actuelle du numérique et d’Internet conduit les journalistes à négocier une visibilité spécifique de leurs articles et reportages sur les réseaux sociaux, qu’il faut valoriser financièrement et en termes d’exposition, tout en l’emportant sur les fake news. Ce poids du numérique, du référencement (le fameux SEO de Google) et du partage, a renouvelé en profondeur l’éditorialisation, rappelant au passage combien le medium, dans sa matérialité même, échappe à toute espèce de neutralité et façonne l’information journalistique. Ces transformations témoignent d’un double mouvement qui anticipe à la fois l’écriture et ses publics, la poétique et sa réception, et s’inscrivent dans un contexte où les formes traditionnelles d’écriture de presse ont toujours cours, mais doivent nécessairement traverser la forêt des algorithmes pour exister sur d’autres supports. Dans un contexte aussi où l’écriture sur et pour le web n’est pas l’apanage des seuls journalistes professionnels, mais a vu ses acteurs démultipliés : textes académiques en édition libre, pure players, blogueurs, influenceurs, vidéastes amateurs, trolls, médias « organiques » d’un parti ou d’un mouvement politique, « fachosphère », « complosphère », etc. Mimant souvent les formes habituelles de titraille et de formats journalistiques, ces nouveaux acteurs prétendent paradoxalement s’en distinguer. Ils se veulent en fait hégémoniques, revendiquant leur format natif sur Internet comme s’ils étaient en osmose avec ce support, et considérant les médias historiques comme relevant de formats et de pratiques dépassés.

2L’enjeu de l’éditorialisation ne tient cependant pas tant à la concurrence entre médias d’obédience différente qu’à la nécessité de composer habilement avec les algorithmes, d’exploiter avantageusement la relation de dépendance vitale qu’entretient avec eux, depuis désormais une dizaine d’années, l’esprit journalistique du numérique. Outils à la fois discrets et omniprésents de l’environnement digital contemporain, ce sont eux qui informent l’écriture, pèsent dans toutes les rédactions comme un sur-moi, garantissent les rentrées d’argent, tout en étant extérieurs aux acteurs qui en dépendent. Ce sont les algorithmes comme « dealeurs » de notoriété et de visibilité sur le web et comme drogue obligatoire pour les journalistes qui les contraignent à un rythme effréné de publication, à mesurer le trafic en permanence, et à être dans l’obsession du chiffre.

3À côté donc de la désintermédiation qui caractérise Internet, le numérique produit un écosystème complexe, dans lequel les algorithmes incarnent les nouveaux gate-keepers. Les supports d’utilisation de ces algorithmes, typiquement les réseaux sociaux numériques, deviennent ainsi de véritables « infomédiaires », curateurs de contenus produits par d’autres, préempteurs et chevilles ouvrières d’une économie de la captation. Les algorithmes relèvent de la machinerie invisible et de la course aux contenus pour occuper l’espace numérique. Avec, pour les sites « pièges à clic », un propos superficiel, à l’orthographe et à la syntaxe douteuses, qui n’émane pas de journalistes professionnels, n’a pas été fact-checké, voire fantasmatiquement serait produit par les « bots » (robots) qui parcourent le cyberespace. Même si pour beaucoup de rédactions ce modèle est un repoussoir, il a le mérite de faciliter la circulation et donc la marchandisation de l’information. L’éditorialisation pour le web cannibalise désormais les formes d’écriture classique, avec des propositions « optimisées », des intertitres destinés à maintenir l’attention tout au long du texte, une mention du temps de lecture présumé de l’article, et des liens hypertextes internes pour que les lecteurs ne quittent pas le site (au détriment de l’esprit réticulaire d’Internet). L’éditorialisation devient une simplification, avec des articles très didactiques, qui font enrager les journalistes expérimentés et sont très loin du grand reportage et de l’investigation. Même l’art de titrer est affecté, car il faut glisser dans les titres des mots-clefs immédiatement lisibles et signifiants, parfois dans une totale platitude langagière, car Google ne saisit pas les jeux de mots. Les médias traditionnels se retrouvent dès lors prisonniers, voire dominés, par des mécanismes de standardisation de l’information, s’alignant sur d’autres manières de faire que les leurs. Ce processus d’alignement éditorial concerne autant l’information dite de presse écrite que le journalisme audiovisuel, lui-même héritier d’une tradition télévisuelle qui voit ses repères bouleversés par le succès des formats destinés aux réseaux socio-numériques (stories, reels…) et à une diffusion sur smartphone.

4À l’ère des algorithmes, la popularité d’un reportage ne se mesure plus à son écho dans le monde politique ou dans la société tout entière, mais à son nombre de vues ou à son « taux d’engagement », c’est-à-dire aux interactions des utilisateurs avec la publication elle-même. Elle ne se mesure plus non plus à l’autorité de celui qui l’énonce, telle, du moins, que cette dernière pouvait être appréhendée dans le champ journalistique traditionnel (une partie de la sociologie du journalisme s’attachait particulièrement aux propriétés sociales et à la couleur politique supposée des journalistes). Les algorithmes contribuent à neutraliser, au sens fort du terme, ce type spécifique de reconnaissance et d’autorité qui disparaissent quand l’écriture a partout le même visage, et que, par ailleurs, nombre de journalistes ne sont plus connus du public des réseaux sociaux. Les signes de l’autorité mutent lorsqu’ils passent du monde réel au monde virtuel et que de nouveaux cadres de références émergent. Quand la notoriété se mesure au nombre de likes, certains internautes s’étonnent que des comptes de journaux puissent être admis voire certifiés sur les plateformes. Comme si l’ancien monde ne maîtrisait pas les codes de la culture numérique et n’avait pas à être admis dans le saint des saints des réseaux sociaux, typiquement les chaînes de télévision ouvrant des comptes TikTok sous le regard narquois des utilisateurs
chevronnés.

5Comme toute drogue, les algorithmes tendent à déformer le corps et l’esprit dans lesquels ils s’insèrent, réduisant le temps nécessaire au travail journalistique, cherchant l’émotion brute ou l’immersion au plus près, la suggérant au besoin, en plaçant des émojis dans le discours d’escorte. Les rédactions papier copient les pure players, proposant des streaming live, de courtes vidéos sur les modèles de Brut et Konbini, visent le « push », anticipent de futurs comportements (regarder davantage la télévision sur son smartphone, par exemple), au détriment de contenus plus intemporels ou de longues enquêtes. La médiatisation s’efface devant la stratégie médiatique, l’écriture devant l’algorithme, et la qualité intrinsèque des publications devant le nombre de clics. Le desk est maintenant habité par des community managers et des équipes éditoriales spécialisées dans la valorisation numérique des contenus, attachées à des logiques de marque et de visibilité.

6Avec des effets notables de dépolitisation, dans un pays comme la France où la presse politique a été historiquement première, dès le Second Empire, avant même l’apparition de la presse populaire. Le récit d’un scandale ou d’un « clash » sur des motifs personnels ou des petites phrases anodines, l’emporte sur le débat d’idées et les clivages politiques. L’influence des algorithmes sur l’éditorialisation de l’information politique s’inscrit dans la continuité d’un processus au long cours d’acclimatation du journalisme, en particulier audiovisuel, aux formes et au succès, dès les années 1980, de productions dédiées au divertissement. La spectacularisation controversée des émissions de plateaux et l’émergence de l’infotainment rappellent combien le journalisme a dû composer, avant même la montée en puissance narcotique des algorithmes, avec cet enjeu de dépolitisation.

7Sur Internet, l’appropriation même des articles est dépolitisée du fait de leur présentation fragmentée. À moins de lire le journal entier dans son unité, l’utilisateur du web n’aura sur son portail (type Yahoo News) ou sur son agrégateur de contenus, que des éléments épars, émanant de sources distinctes et irréductibles, où dominent les faits plus que l’analyse. Les pièges à clics, en outre, optent pour une présentation « à suspense » des nouvelles, où le titre de l’article ne contient plus l’information principale, mais un petit teaser qui appelle le clic rémunérateur (sur le mode « Une nouveauté se prépare… », « Une déclaration qui ne passe pas… », « Telle starlette enflamme la toile… »). L’information doit à cet égard conduire les lecteurs à consulter et consommer de la publicité : elle constitue un outil de captation, sinon un discours d’escorte de la publicité elle-même. Même les sites d’information « sérieux » imitent cette façon de guider vers le clic en augmentant artificiellement la plus-value de l’information donnée, même si elle est très faible au départ.

8À moins de connaître à l’avance l’auteur de l’article — quand il est signé —, ou la coloration politique du média, son appropriation sera des plus convenues, sans mesure des enjeux qui ont présidé à son écriture. Le marketing l’emporte sur le rubriquage et le référencement sur le contenu, au point que toute l’écriture journalistique est prise dès l’origine dans des logiques qui ne sauraient lui échapper (numériques, managériales, publicitaires, économiques) mais la tordent.

9Dans le champ journalistique, la distinction forte entre journalisme et la communication craquelle sous l’assaut des algorithmes qui dictent les formats et conduisent quasiment à des formes de co-écriture des papiers. Le travail journalistique échappe ainsi à ses auteurs des deux côtés de la chaîne, en amont par la présence tutélaire des formats numériques et en aval par le partage sur les réseaux sociaux et les commentaires des internautes, qui tendent à s’autonomiser du medium originel de publication comme du réseau social où ils prennent place. L’appropriation appelle donc une gestion propre, si l’auteur de l’article ne veut pas être débordé par la viralité et par les usages qui sont faits de sa production, surtout s’ils sont très critiques. L’esprit numérique du journalisme s’avère donc paradoxal, qui oblige à se conformer aux algorithmes pour que l’information circule le plus largement possible, tout en étant piégé par cette circulation qui ne correspond pas nécessairement aux canons de la profession et tend également à raviver l’horizon mythifié de ce qui aurait été un « âge d’or » journalistique.

10L’économie de l’écriture s’est donc littéralement déplacée sur le terrain du numérique, car le terreau des lecteurs est là. Le support dicte la présentation et une partie du contenu, dans une situation où l’information est censée alimenter le flux publicitaire du réseau social dans lequel elle apparaît, mais aussi le flux publicitaire du média d’origine. La grande crainte d’une porosité entre information, communication et publicité est maintenant aux portes des rédactions web.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Taïeb et Thierry Devars, « éditorial : L’esprit numérique du journalisme »Quaderni, 107 | 2022, 5-9.

Référence électronique

Emmanuel Taïeb et Thierry Devars, « éditorial : L’esprit numérique du journalisme »Quaderni [En ligne], 107 | Automne 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/quaderni/2434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/quaderni.2434

Haut de page

Auteurs

Emmanuel Taïeb

Sciences Po Lyon - Triangle

Articles du même auteur

Thierry Devars

Celsa – Sorbonne Université - Gripic

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search